XVII

Chevauchant Crochetête, It’van fit, le cœur battant, son entrée dans les appartements royaux. C’était une enfilade de pièces immenses et sépulcrales où le moindre mot retentissait comme au fond d’une caverne. Une chaleur agréable y régnait et l’on sentait que la température était ici l’objet d’un soin particulier : de multiples tunnels d’aération en assuraient la constance. Eût-elle augmenté que des termites munis de grands éventails végétaux auraient fait souffler sur le corps de la reine les plus frais zéphyrs.

Une foule innombrable emplissait ces antichambres royales : guerriers qui, à l’occasion de leurs visites au monarque, avaient tant fait reluire leurs carapaces que le lumineux It’van pouvait presque s’y mirer ; jeunes freluquets de l’aristocratie sexuée qui faisaient frétiller leurs antennes et montraient à tout propos leurs bourrechoux, signe de leur haute noblesse ; quémandeurs de places, solliciteurs de fonctions qui attendaient, mornes, résignés et tassés dans un coin, qu’on voulût bien les recevoir ; courtisans appliqués à préparer leurs compliments et s’entraînant aux révérences les plus contournées ; ministres intègres qui engloutissaient dans leurs bouches d’énormes bakchichs de nourriture à s’en faire péter la carapace.

Fendant cette presse en éructant et en frappant le sol de ses mandibules, Crochetête les conduisit jusqu’à la salle ultime, jusqu’au saint des saints où, étendue sur un lit de plus de cent toises de long et pondant machinalement des œufs qui se suivaient les uns les autres, s’ennuyait une des plus puissantes créatures de la forêt d’Iscambe, la majestueuse reine Blancheboudine.

Mettant pied à terre, It’van et le docteur Khô-Khô s’approchèrent. Si grande était la salle que le jeune homme n’en pouvait distinguer les extrémités et que – auréolé de sa lumière de victoire – il avait l’impression de déambuler la nuit, sur une esplanade sans bornes. Mais toute son attention était requise par l’énorme, le monstrueux animal vautré dans un clair-obscur qui agrandissait encore ses formes effarantes jusqu’à devenir – blanches, laiteuses – celles d’un spectre cosmique au revers des murailles de la vie.

— Qu’en pensez-vous ? lui demanda le marmouset en lui tapotant le mollet.

— Une saucisse, oui, une sacrée saucisse, murmura It’van dont l’esprit était en proie aux mouvements contradictoires de l’épouvante, de la surprise, de la répulsion et de l’intérêt.

Oui : c’était une sacré saucisse ! Quelque irrespectueuse et blasphématoire que pût paraître cette comparaison, elle n’en correspondait pas moins à la réalité. Imaginez une saucisse de mie de pain dans laquelle on aurait planté en son extrémité une épingle de type courant : vous aurez d’un côté le corps, le corps gigantesque et gonflé à craquer de petits œufs blancs, et de l’autre, juché sur le thorax, la tête blondinette et minuscule au-dessus de son corset rose de vieille mercière. Telle était Blancheboudine et telle la reine apparut, en sa majesté massive, au jeune homme qui, intimidé, s’approchait de sa couche de léviathan.

Aussitôt qu’il eut pris place en face d’elle après une sobre révérence, il constata que la maîtresse du monde souterrain n’était point aussi imposante que ses dimensions l’indiquaient. Si l’on oubliait cet abdomen démesuré, les mensurations de la reine étaient, pour le reste, tout à fait normales, plus humaines, plus harmonieuses que, par exemple, celles d’un Crochetête ou d’un Souffleur. Sa petite chevelure blonde s’achevant au sommet de son crâne en houppette frisottée, jointe aux émeraudes de ses yeux et à son empourpré visage d’insecte, composait une physionomie qui, sans être à s’en escrabouiller le bourrechou, n’en était pas moins attachante. Eût-elle été pour un temps débarrassée de l’immense asticot de son ventre, qu’on se fût peut-être – oui, et même certainement – retourné sur elle dans la rue.

Et It’van, une fois assis à même le sol, sourit à la reine, non point d’un de ces sourires de commande qui enlaidissent les visages courtisans, mais d’un gai, d’un lumineux sourire d’amitié. D’un bond leste, le marmouset sauta sur l’épaule du jeune homme et s’y assit comme sur un banc.

— Dites-moi le compliment que vous avez préparé pour Sa Majesté. En retour et de façon simultanée, je traduirai ses propos à votre intention.

Un compliment ? It’van n’avait pas préparé de compliment, et d’ailleurs il ne s’y fût pas senti disposé. Il se borna – et de façon succincte – à lui faire le récit de son aventure, s’excusant en passant (mais sans s’aplatir comme eût procédé un flatteur) d’être la cause involontaire de la déconvenue essuyée par son médecin personnel : il avait tué la fleur dont le jus aurait pu aider au diagnostic du précieux marmouset. S’il en existait une autre dans la forêt d’Iscambe, il était prêt, pour réparer le dommage par lui infligé à la termitière tout entière, à aller l’affronter et à lui soutirer son or fondu. Bref, il parla nettement et sans cette affectation savante qui est une des plaies des monarchies souterraines et ralentit les affaires qui s’y traitent. Il alla droit au but, plantant chaque mot au cœur de l’essentiel. Au lieu de s’emberlificoter dans une mélasse de paroles, dans le pot de confiture des vains compliments, il dit tout simplement ce qu’il avait à dire.

Cela fut d’une suprême habileté. Il se trouvait que la reine en avait plein le culier orifice des compliments qu’on ne cessait de lui servir. Elle aspirait à la simplicité, à la franchise des libres conversations et à des rapports termitiers qui fussent l’expression naturelle des âmes. Elle marqua sa satisfaction dans sa réponse, assurant « l’homme qui rayonne » (c’est ainsi qu’elle l’appela) de sa protection et même – s’il la désirait vraiment – de son amitié.

Rien ne pouvait lui faire davantage plaisir, répondit It’van avec les accents mêmes de la sincérité. Depuis longtemps il songeait à établir des relations directes avec le monde obscur de la profondeur. Il avait toujours entendu dire qu’une puissante reine y reposait, souveraine qui pouvait devenir la médiatrice entre les univers cachés et ceux, plus clairs, de la surface. Seulement les hommes étaient effrayés à l’idée de franchir le seuil et de pénétrer dans le sombre labyrinthe. Ils s’esquivaient devant la porte noire, oubliant qu’il n’y a pas de progression véritable – non plus que de métamorphoses – sans une exploration du monde d’en bas. Oui, des loulous, des cocottes métaphysiques, des petits chiens-chiens, des tout petits-petits – et qui osaient invoquer le divin. Car ils parlaient de Dieu, ces prêtrillons, ces lambesques, ces raidicules ! Devant un tel scandale, It’van donna libre cours à son indignation. Se saisissant d’une des pattes de la reine, patte rouge brique, fibreuse et hérissée d’escaillons de chair, il se mit à la secouer avec vigueur.

Décontenancée, amusée, attendrie même, Blancheboudine, après avoir hésité un instant, ne crut pas de son devoir de la lui retirer. Certes, en son for intérieur, elle reconnaissait que ce geste était cavalier ; toutefois elle attribuait cette audace non point à l’irrespect ou à l’emportement, mais aux coutumes du pays d’It’van. C’était ainsi, sans doute, qu’on se conduisait là-bas avec les souverains : on s’emparait de leur patte avant qu’ils ne daignent vous l’offrir.

À la vérité, le jeune homme avait fait en un clin d’œil la conquête de Blancheboudine. Lui eût-il en cet instant exhibé son bourrechou, ou tapoté grossièrement le ventre, qu’elle ne s’en fût point offusquée, déclarant que c’était là, peut-être, un usage de sa nation, et qu’à ce titre il était respectable. Il faut dire que notre héros était d’une beauté remarquable et qu’il produisait une grande impression sur la reine, d’autant que l’origine de cette beauté n’était point dans la régularité de ses traits ou dans la magnificence de son costume mais dans cette sorte de paix intérieure, de gloire intime dont il rayonnait.

Ne lui manquaient ni les idées originales ni les mots percutants pour les exprimer – et le pauvre marmouset éprouvait toutes les peines du monde à traduire les propos d’It’van dans leur vivacité et leur saveur. Celui-ci fustigeait ceux qui « se pavanent à un seul niveau », c’est-à-dire « les tocards de l’étage unique, les mentaliens, les vaniteux de la pensée qui grattouille », toute cette valetaille de l’esprit qui faisait mine d’ignorer qu’« il fallait vaincre en bas pour triompher en haut ».

La reine écoutait It’van avec ravissement. Les gemmes de ses grands yeux verts étincelaient. Il y avait longtemps qu’elle n’avait ressenti un semblable intérêt pour une conversation. Elle était séduite, elle était emportée, au point qu’elle devait faire un effort pour ne pas le laisser paraître de façon trop éclatante. « Que va-t-il penser de moi si je lui montre tout le plaisir que j’éprouve à l’écouter ? se disait-elle. Il va croire que je suis facile et que j’accorde ma faveur au premier venu. » En conséquence, Blancheboudine essayait de prendre des mines sévères et majestueuses. Son visage se figeait, ses yeux se vitrifiaient, sa bouche en forme de bec se refermait avec un claquement de valise. Un instant après elle cessait de se maîtriser : la gaieté et le bonheur entrouvraient ses lèvres cartonneuses, distendaient ses joues de chitine et laissaient voir sur sa noble face un grand sourire de palissade.

Si It’van avait été inquiété par les expressions hautaines de la reine, l’aurait toujours rassuré ceci : Blancheboudine n’avait pas retiré des mains du jeune homme sa patte frétillante. Au contraire, comme It’van, emporté par le feu de la conversation, abandonnait un instant la patte royale pour esquisser dans les airs un geste qui appuyât ses dires, elle la lui remit d’autorité entre les mains. Pour finir, la reine renonça à dissimuler plus longtemps un plaisir qui avait réussi à lui faire oublier et sa pesanteur et son angoisse : ouvrant toutes ses trappettes, elle chuinta du clapouton et – signe de tendresse extraordinaire dont elle était plutôt avare – elle fit vibrer ses doubles crouilles. Puis, se retournant vers ses suivantes, trois fileuses qui, derrière elle, rapetassaient des larves, elle déclara qu’It’van était « parfaitement bien » et même « on ne peut mieux ».

C’est cet instant que choisit le grillon Haillon pour s’approcher et pour poser sa vieille patte sale sur l’épaule du visiteur, comme s’il voulait montrer par là qu’il l’adoptait lui aussi et lui accordait noblement sa protection. En réalité, c’était avec inquiétude qu’il avait assisté au succès du jeune homme. Il savait bien qu’il ne pouvait maintenir son influence sur Blancheboudine qu’à la condition que celle-ci restât triste et engoncée dans une carapace de mélancolie. Le spleen royal était son plus puissant allié. Aussi avait-il raison d’être troublé en voyant la joie qui – tel un soleil intérieur – rayonnait sur le visage de la reine. Que faire pour ramener Sa Majesté à ce qu’elle appelait « sa native solitude » ? Oui, que faire pour l’attrister, lui remettre devant ses yeux égarés toute la tragédie de l’existence ? Chanter, peut-être ?

It’van se retourna pour regarder le nauséabond troubadour dont les états d’âme avaient provoqué une guerre. C’était un grand pouilleux de grillon, un traîne-pattes, un couillard, un grinceur de chanterelle. Sur ses traits noirâtres et sordides éclataient la prétention et la fourberie. Quand il posait sur vous le vacillant regard de ses yeux furtifs, on comprenait aussitôt qu’il se demandait à quoi vous pouviez lui être utile. Était évidente aussi pour It’van cette affectation de désespoir dont il avait tiré l’essentiel de sa comédie auprès des reines pondeuses du monde souterrain. Debout sur ses pattes arrière, les yeux levés vers un ciel invisible dont il apparaissait perpétuellement dénoncer le vide, il était l’image même de l’affliction métaphysique. Quoi ! Nous faire ça à nous ! semblait-il dire. Nous créer et puis se retirer dans l’inexistence et le néant. Voilà un pur scandale ! Et si un peintre avait eu à concourir sur le sujet suivant : « insecte protestant contre l’absurdité de la vie », il aurait pu choisir le grillon comme modèle.

Un détail aurait cloché. Que signifiait ce récipient de bois qu’il brandissait entre ses pattes, bassine qu’il soulevait comme si elle eût été un objet sacré à lui confié en solennel dépôt ?

— C’est le crachoir de Sa Majesté, expliqua le marmouset.

Haillon avait réussi après bien des intrigues à se faire nommer « gardien du crachoir ». Il tenait beaucoup à cette prérogative qui lui permettait d’être toujours présent aux côtés de la reine.

— D’ailleurs, ajouta le docteur Khô-Khô, voyez comment il agit. Il utilise sa fonction pour s’opposer aux influences qui lui déplaisent.

De fait, le grillon, bousculant It’van, cherchait à s’interposer entre Blancheboudine et lui. Crispé et frémissant, il tendait vers elle le récipient – mais la reine ne crut pas nécessaire d’y déposer son auguste salive. Posant une de ses pattes sur le thorax noir et poilu du courtisan, elle l’écarta, lui faisant clairement comprendre qu’elle désirait poursuivre avec It’van le dialogue entrepris. Alors, se retirant à quelques pas et recourant à nouveau à l’ancien sortilège, il se mit à entonner d’une voix mélancolique une chanson empreinte d’un noble désenchantement. Le marmouset en traduisit les paroles pour It’van :

 

Hélas ! dans la platitude
De la vie, dans les galeries traîtresses
Je traîne ma tristesse. Et ma solitude.
Hélas ! regardez tous les rapaces
Qui m’affligent l’âme
Et dites-moi où est la lame
Qui percera ma carapace.

 

Le frottement de l’élytre sur la chanterelle donnait une musique étrange et acidulée qui n’était pas sans charmes. En d’autres circonstances, la reine l’eût peut-être écoutée avec plaisir : mais tel n’était pas le cas aujourd’hui. Blancheboudine le marqua nettement en ordonnant au grillon d’aller chanter « là où elle pondait ». Ce lieu était si éloigné qu’une telle recommandation revenait à exiler le pauvre ménestrel, lequel n’obéit qu’à contrecœur à l’injonction royale, traînant les pattes et s’efforçant de montrer par toute son attitude combien il était offensé par cette brimade. Quand il eut atteint, à cent toises de là, l’extrémité de l’abdomen de Blancheboudine, il s’y tint immobile et leva le crachoir au-dessus de sa tête – comme s’il eût voulu exprimer par cette posture qu’en dépit de sa disgrâce, il ne renonçait pas à ses importantes fonctions et qu’au premier signe de la souveraine il accourrait.

— Qu’avez-vous là ? demanda la reine en désignant l’arc qu’It’van portait à l’épaule.

Il lui répondit que c’était une arme et lui décrivit l’usage qu’il pouvait en faire.

— À distance, vous pouvez frapper l’ennemi, s’écria-t-elle. Voilà qui pourrait nous être utile contre les fantassins de Bratoc !

Elle lui demanda de se livrer à une démonstration qui pût la convaincre.

— Que voulez-vous que je vise ? s’enquit le jeune homme.

— Le crachoir du grillon.

Sans même déranger le marmouset qui se prélassait sur son épaule et avec une promptitude qui impressionna tous les spectateurs, It’van tira une flèche de son carquois, banda son arc et expédia le trait en plein dans le crachoir. Le grillon qui, certes, ne s’attendait à rien de semblable en fut si surpris qu’il perdit l’équilibre et tomba à la renverse.

Devant cette scène réjouissante, les termites qui remplissaient la chambre royale exhalèrent – en clapouttant et en trappetouillant jusqu’au délire – un plaisir qui en disait long sur les sentiments qu’ils nourrissaient à l’endroit du mélodieux courtisan. La reine elle-même daigna participer à l’hilarité générale : petit rire en chichi au début, en pointe d’asperge mais qui – rapidement – s’enfla, au point de devenir clameur caverneuse, roulement de tambour au fond des galeries, tonnerre dévastateur qui fit tressauter le gigantesque yaourt de son ventre en gésine. Toute la termitière en fut ragaillardie. « Sa Majesté a ri ! » s’écriaient les courtisans en castagnant des mandibules.

— Mais est-ce donc si rare ? murmura le jeune homme à l’adresse du marmouset.

— Oui, c’est rare. Il y a bien des années qu’elle n’a poussé un tel éclat de rire. Permettez-moi de vous féliciter.

Toutefois, au milieu du vacarme, parmi les grognements, les gloussements, les bégaiements, It’van crut percevoir une légère dissonance. Tout près de lui, quelqu’un – un insecte – faisait entendre de petits cris désolés, des exclamations fort différentes de celles que l’on poussait alentour et qui trahissaient – plutôt que la joie – une vive douleur. Surgissant de dessous l’abdomen, là où le pédoncule dans le ventre s’enracine, apparut un termite hirsute et grisâtre, morne et souffreteux, qui s’éloigna d’une démarche entravée par les rhumatismes, semblable à celle d’un vieux traîne-savates dans un couloir d’hospice.

— Vous venez de voir le roi ! annonça le docteur Khô-Khô.

It’van exprima d’une voix sourde son immense étonnement. Comment ! Ça, le roi ? Ce débris, ce vieux Schnik, c’était le roi ?

Eh oui, déplora le marmouset, Sa Majesté était fort mal en point. Il est vrai qu’à force de rester blotti sous le ventre de sa pesante épouse, sa virilité s’était peu à peu étiolée. Il est vrai que cela n’avait pas grande importance. Le roi Grodaggard (ainsi s’appelait-il) était plutôt un prince consort qu’un monarque proprement dit. Il n’avait aucun pouvoir dans la termitière et personne n’attribuait la moindre importance à ses paroles. Une fois par semaine il se hissait sur Blancheboudine et enfilait dans son cavanou un bourrechou dont la roideur depuis peu laissait à désirer : à cela se bornait son rôle au sein de la ville souterraine.

— Comment ! objecta It’van d’une voix que la surprise et l’indignation faisaient trembler. Comment ! Mais il est pourtant le père de ces centaines de milliers de termites qui à présent l’ignorent et le laissent s’effilocher sans le prendre en considération.

Oui, c’était vrai, reconnut le marmouset. Il était bien leur père et seul son sperme avait le droit de féconder la reine. Mais telles étaient les traditions dans la termitière : le père y était continuellement humilié au point que, pour échapper à des tracasseries innombrables, il devait chercher refuge sous la masse de son épouse. Dans cet univers clos et nocturne, dans ce monde obscur de la profondeur, pour reprendre l’expression utilisée tout à l’heure par It’van, seule la mère avait voix au chapitre.

Le jeune homme, qui parlait bas pour ne point attirer l’attention de la reine qui riait encore, marqua très nettement sa désapprobation. À l’entendre, cette coutume était déplorable. L’humiliation du principe masculin, son écrasement, pour ainsi dire, était surtout le signe d’un grave déséquilibre.

Il y avait là en effet un problème, reconnut le marmouset. Il en était parfaitement conscient. La vision d’un père diminué entraînait chez le fils une attitude artificielle, soit qu’il étouffât en lui-même toute féminité et adoptât un comportement de bravache, parlant haut et brandissant ses mandibules à tout propos, soit, au contraire, qu’il se laissât emporter et inonder par la femme intérieure, tortillant de la croupe, minaudant, soupirant sans cesse. En un mot, l’humiliation du père suscitait le mensonge et, pour employer une expression compliquée, l’unilatéralité plutôt que l’harmonie.

— Tout cela est vrai, ajouta le docteur Khô-Khô. Mais qu’y faire ? Ce sont les traditions de la termitière. Elles la gouvernent depuis l’éclosion du premier œuf et il est impossible de les extirper. Elles sont, pour ainsi dire, sacrées.

— Seule la Tradition, la grande Tradition est sacrée, proclama It’van d’une voix si forte que la reine attacha sur lui le regard de ses yeux embués par le rire. Quant aux petites traditions, elles sont faites pour être dépassées !

Le marmouset lui pinça l’oreille.

— Ainsi, l’accusa-t-il, vous seriez de ces révolutionnaires qui, parce qu’ils sont incapables de se transformer eux-mêmes, veulent tout bouleverser autour d’eux, espérant obtenir du bouleversement extérieur les changements intérieurs auxquels ils aspirent de toutes leurs pauvres forces, mais qu’ils ne sont pas en mesure d’accomplir ? Dites-moi, êtes-vous un de ces réformateurs ?

Non, nullement, répondit It’van. Il avait compris qu’avant de réformer le monde il fallait se réformer soi-même, c’est-à-dire établir en soi la jonction et la conjonction de ce qui était divisé et s’opposait. Oui, il fallait renouer l’un à l’autre les fils sectionnés et pendants, sinon tout ce qui était inachevé pesait sur vous au point de vous empêcher de vivre. C’était ce qu’il avait entrepris en pénétrant dans la forêt par le chemin oublié, sur cette autoroute du Soleil qui était pour lui la voie de la métamorphose : il avait voulu muer, se transformer jusqu’à conduire vers leur aboutissement les virtualités – toutes les virtualités – qui reposaient en lui « comme des varans assoupis ou des rois humiliés ». Quant à vouloir réformer la termitière, il était loin d’avoir cette ambition. Mais le marmouset ne lui avait-il pas demandé tout à l’heure de l’aider à y rétablir l’ordre d’antan, de telle façon que l’oiseau de feu y pût tracer à nouveau son brûlant sillage ?

Le marmouset n’eut pas le temps de répondre. La reine le giflait de son antenne, lui reprochant de ne point traduire les paroles d’It’van, propos qui devaient être d’un puissant intérêt, à en juger par les mimiques passionnées qui les accompagnaient. Bref, elle ordonnait au docteur Khô-Khô de traduire l’ensemble de la conversation qu’il venait d’avoir avec « l’homme-qui-rayonne ».

Le petit médecin resta un instant interdit puis se mit à éternuer avec vigueur et à plusieurs reprises afin de différer encore la réponse qu’il devait à Blancheboudine. Celle-ci se fût en effet offusquée des propos subversifs de son visiteur. Elle acceptait volontiers qu’on l’amusât mais non que – se substituant à elle – on voulût tout régenter dans la ville profonde.

Heureusement, un événement imprévu vint sauver le marmouset en l’empêchant de proférer des mensonges qu’eussent détectés les antennes de la reine : un vaste brouhaha se fit soudain entendre dans la chambre royale. Fendant la foule des courtisans, une troupe de messagers hors d’haleine, couverts de poussière et entourés d’un nuage de moucherons, s’approchaient en titubant ; ils transmirent à Blancheboudine l’alarmante, l’effrayante nouvelle.

Une innombrable armée de fourmis marchait sur Vézelay ! D’Avallon jusqu’ici, toutes les fortifications avaient cédé. Et pour défendre le royaume de la ténèbre souterraine il ne restait plus que les ultimes retranchements, aux abords de la clairière. Dans son combat pour l’existence, la termitière était menacée par ses pires ennemis : la horde noire de Bratoc… Une gigantesque mêlée s’annonçait.