XI
It’van s’enfonçait lentement vers le cœur de la fleur… Un pied avait pénétré dans le trou noir. Des sucs acides commencèrent à le digérer, mordant son épiderme avec une telle force qu’il poussa un cri et retira en hâte sa jambe, l’arrachant à cette succion douloureuse. Il n’était que temps : déjà ses narines pénétraient dans le liquide. Un instant encore et il aurait derechef perdu connaissance. Dégrisé, il regarda autour de lui. Mon Dieu, que faisait-il ici dans cette affreuse pestilence ? À la surface du liquide flottait un objet étrange qu’il saisit de ses mains poisseuses. Il l’examina.
C’était une plume, une belle et longue plume de rapace, aigle ou milan. Aussitôt, dans sa conscience nouvellement déployée, montèrent des images d’envol, d’ailes battantes, de départ, de jaillissement hors du nid natal vers la lumière du ciel. Sa main, dans le mielleux liquide, se referma sur le manche de son poignard. Il l’extirpa de son fourreau, le leva au-dessus de sa tête et se mit à en lacérer la cloche de pétales qui l’isolait. La fleur parut deviner ses intentions. Elle se contracta soudain, se recroquevilla comme un poing qui se referme. It’van eut tout juste le loisir d’avaler une énorme gorgée d’air. Le liquide précipité vers le haut par le brutal rétrécissement du calice l’engloutit et le retourna. Mais cette contraction ne dura pas longtemps : les muscles végétaux se relâchèrent aussitôt et It’van, aspiré par une force prodigieuse dans le trou noir, pénétra, tête la première et les yeux fermés, dans la tige comme dans le corps dressé d’un serpent.
Une seconde plus tard une douleur insupportable le brûlait tout entier, l’embrasait, le frappait de mille stylets acérés : les viscères de la fleur venaient d’entreprendre de le dissoudre totalement pour l’absorber ensuite. Il lança son couteau en avant d’un geste fou – le sentant s’enfoncer dans ce qui lui parut être un capitonnage de muqueuses, puis percer un tissu fibreux, toucher une cloison, la traverser et jaillir enfin au-dehors, à l’air libre. En un instant une brèche fut taillée dans la tige par où s’écoula en bouillonnant le liquide. Tout le calice se vida et bientôt It’van sentit qu’il pouvait à nouveau respirer et ouvrir les yeux. Élargissant la brèche à grands coups de poignard furieux, il put se frayer un passage vers l’extérieur.
Il roula au sol et demeura immobile, le visage contre la terre. Il crut entendre derrière lui un étrange soupir. Puis ce fut toute la fleur qui lui tomba sur le dos. Le choc violent sur sa nuque, l’odeur dégagée par la défunte corolle en cet instant, le contrecoup de la terreur qu’il venait d’éprouver, tout cela lui fit perdre à nouveau connaissance.
Sans doute resta-t-il longtemps inconscient, car lorsqu’il se réveilla la luminosité du ciel avait changé. Le soleil, sur son invisible tige, se penchait déjà vers son déclin. Mais autre chose s’était également modifié. Quoi donc ? se demanda It’van en tâchant de dissiper les brumes de son esprit. Ah ! oui, il n’était plus seul. Derrière lui quelqu’un marchait en grommelant et piétinait le sol caillouteux. Qui était-ce ? Il aurait voulu se retourner, mais il en était incapable. Et impossible aussi de crier : la fleur lui laissait à peine le loisir de respirer. Il se sentait comme cloué au sol par l’énorme calice. Soudain il éprouva une sensation d’un agrément extrême : le poids qui l’écrasait se faisait lentement plus léger. On tirait sur son fardeau, oui, quelqu’un s’acharnait et s’épuisait à remorquer la fleur avec des « Ho-hisse ! » retentissants.
— Bagrou-Grouba ! Quel gâchis ! cria tout à coup la voix. Ah ! là, là, là ! Quelle salade ! Tiens, il bouge. Pas possible ! En voilà un qui l’a échappé belle !
Les pas se rapprochèrent et, dans le champ de vision d’It’van qui demeurait le visage contre le sol, pénétra le plus extraordinaire personnage qu’il eût jamais rencontré. C’était un homme si petit qu’il ne devait pas être beaucoup plus haut qu’une bouteille. Sous le bonnet rouge qui lui coiffait la tête, le visage qu’une barbe noire entourait exprimait une certaine suffisance compliquée d’une sévérité hautaine. Entre les épais sourcils un pli barrait le front, suggérant l’imminence d’une crise de colère. Sa nuque était rejetée en arrière et de son menton en galoche il donnait fréquemment ce que les militaires appellent des « coups de bouc », mouvements qui accentuaient encore l’impression de majesté méprisante se dégageant de ses attitudes. De sa petite main nerveuse, il pianotait sur un flacon vide qu’il portait sous le bras.
— Eh bien ! Retournez-vous ! finit-il par dire sur un ton condescendant, comme s’il s’adressait à un enfant intimidé. Vous n’allez tout de même pas rester toute la journée à vous prélasser ainsi. J’ai autre chose à faire qu’à observer votre sommeil, le savez-vous ? Sa Grâce Monstrueuse m’a confié une mission d’une extrême importance…
— Sa… Grâce… Monstrueuse ? balbutia It’van en écarquillant les yeux.
— Oui, je veux parler de Blancheboudine, la célèbre lourdaude, la pondeuse la plus rapide de toute la forêt, celle qui…
Le petit homme s’interrompit tout à coup, puis, haussant les épaules et secouant la tête :
— Vous ne pouvez comprendre, ajouta-t-il. Bornez-vous à vous lever. Mon escorte nous attend.
It’van se redressa avec difficulté, se retourna et réussit à s’asseoir. Il se sentait recru de fatigue. À côté de lui gisait la fleur dont les pétales commençaient à jaunir et à se dessécher. Le plus étrange était qu’elle n’avait plus d’odeur.
— Votre escorte, dit It’van machinalement et en pensant à autre chose. Vous avez donc une escorte ?
— 14504, répondit la minuscule créature.
— 14504 ? Que voulez-vous dire ?
— Que notre escorte se compose de 14504 cantinières et soldats. Les soldats pour nous défendre et les cantinières pour nourrir les guerriers du contenu de leurs jabots. D’ailleurs regardez. Vous en voyez une partie d’ici.
De son petit bras tendu il indiquait le haut de l’entonnoir. It’van leva les yeux. Il lui sembla tout d’abord que des roseaux innombrables avaient poussé sur le rebord du cratère, des roseaux très souples que le vent pliait dans leur direction. Puis sous les roseaux il aperçut des espèces de… superstructures mouvantes et de couleur rouille. L’une d’elles agitait une sorte d’énorme pince d’un rouge plus vif.
— Mais ce sont des… balbutia It’van, des… des insectes.
— Des termites, corrigea le petit homme. Oui, ce sont des termites. Et ne me regardez pas avec ces yeux étonnés. Vous n’en avez jamais vu de semblables, je le sais. Mais c’est aussi parce que nous ne sortons jamais de la forêt. Ces êtres fragiles ne peuvent supporter une trop longue exposition aux ardentes épines du soleil. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles nous devons nous hâter. On s’impatiente là-haut.
— Eh bien, qu’attendez-vous ? Allez-y. Vous pouvez parfaitement me laisser seul à présent. Je ne vais pas tarder à retrouver l’intégralité de mes forces.
Et de fait It’van se sentait beaucoup mieux. Toute oppression avait disparu. Et s’était dissipée aussi l’angoisse éprouvée depuis le matin : depuis qu’il avait pénétré dans la jungle nocturne et chaotique. Une douleur légère subsistait cependant, celle de son épiderme enflammé par le bain dissolvant. Il examina sa peau. Comme c’était étrange ! Il lui semblait qu’une vapeur dorée, une phosphorescence vague l’enveloppait et palpitait autour de lui, émanation pareille à celle qui entoure la flamme des chandelles.
La voix du petit homme le fit sursauter :
— Il n’en est pas question, s’écriait-il en gonflant son buste minuscule et en renversant la tête en arrière dans une attitude de méprisant défi, il n’en est pas question ! Vous allez venir avec nous. Vous allez nous accompagner à la termitière et expliquer vous-même à Blancheboudine les raisons de mon échec.
— Votre échec ? Quel échec ? Et qui est Blancheboudine ?
— C’est Sa Grâce Monstrueuse, c’est la reine des termites. Elle m’a confié une mission essentielle pour sa santé et, par voie de conséquence, pour celle de la termitière. Il fallait que je lui rapporte dans ce flacon un peu de cet ambre, de cette liqueur de lune que la fleur contenait. Or vous avez mis à mort notre fournisseur et je vais revenir bredouille et tout tremblant auprès de Sa Majesté Répugnante. C’est pourquoi je vous demande de nous accompagner à la cour afin d’éclairer Blancheboudine sur les motifs de notre infortune.
— Mais c’est impossible, petit homme !
— Petit homme ! s’indigna son interlocuteur en se rengorgeant. Petit par la taille, peut-être, mais grand par l’esprit et la connaissance.
— Bien… Bien, monsieur le lutin… Je vous disais que…
À nouveau It’van fut interrompu par une objection criarde :
— Un lutin ! Où êtes-vous allé chercher ça ? Je ne suis pas un lutin, je suis un marmouset. Vous comprenez ? Un marmouset !
It’van tendit dans sa direction une main apaisante.
— Ne vous énervez pas et pardonnez-moi. Je viens tout juste d’entrer dans la forêt et je suis très ignorant… Je voulais simplement vous dire que je ne puis vous suivre. J’ai en effet d’autres obligations. N’en soyez pas fâché, mais je suis contraint de décliner votre invitation.
— Impossible ! lança le marmouset en brandissant le flacon vide. Vous allez venir avec nous à cause de cela. Et si vous résistez je dispose de certains moyens pour vous convaincre. Par exemple ceux-ci.
Il tourna le dos à It’van et fit un geste en direction de l’immense armée qui couronnait l’entonnoir. Là-haut toutes les mandibules s’ouvrirent comme des cisailles. Il y eut un instant de silence chargé d’une tension extrême. Puis le petit homme rabattit sa main vers le bas : alors toutes les mandibules se refermèrent en même temps en un gigantesque claquement de mâchoire. Le marmouset se retourna en souriant et en hochant la tête.
— Êtes-vous toujours décidé à nous résister ?
It’van se mordit les lèvres. N’avait-il pas montré aujourd’hui, en triomphant de la fleur vorace, qu’il était capable d’affronter des dangers exorbitants ? Peut-être, mais se battre contre des milliers d’insectes aussi grands que des buffles de labour, c’était une bataille dont il risquait de ne pas sortir vainqueur.
— Me garderez-vous longtemps ? finit-il par dire.
— Non, non. Tout juste le temps de convaincre Sa Hideur Impressionnante. Et nous vous raccompagnerons à l’endroit où vous désirez aller. Où voulez-vous aller, à propos ?
— À Paris, dit It’van.
— C’est trop loin pour nous, mais nous pouvons parfaitement vous déposer sur l’autoroute du Soleil.
— L’autoroute du Soleil ? C’est ainsi que vous appelez l’A6 ?
— Oui, on dit autoroute du Soleil ou autoroute du Sud, les deux expressions sont acceptées. Mais que tenez-vous là ? ajouta le petit homme en désignant le poing fermé, le poing crispé d’It’van.
Le jeune homme ouvrit la main.
— Une plume, dit-il, une simple plume.
Oui, c’était une simple plume, mais elle lui avait sauvé la vie. S’il ne l’avait aperçue, flottant à la surface du liquide, il serait certainement mort à l’heure qu’il est, englouti dans le sein chaleureux de la mauve orchidée, la fleur qui dissout et dissocie : il la rangea avec le poignard, à l’intérieur même du fourreau. Il s’empara aussi de son arc et de son carquois que la fleur en mourant avait recrachés. Considérant le marmouset :
— Je suis prêt à vous suivre, dit-il.
Le petit homme parut un moment intimidé et se balança sur un pied. Il reprit rapidement toute sa superbe et c’est d’une voix claironnante qu’il ordonna à It’van de s’agenouiller.
— Vous voulez monter sur mes épaules, c’est cela ?
L’homoncule reconnut que telle était bien son intention. Il aimait à se jucher sur les points élevés, expliqua-t-il.
It’van se baissa, le saisit comme on le fait avec un enfant et l’installa sur ses épaules. Le petit homme avait une odeur de terre humide et de vieux cuir. Ses pieds bottés et minuscules lui encerclaient le cou.
Pour ne pas tomber, il se tenait de ses deux mains à l’épaisse chevelure blonde. Le jeune homme entreprit son ascension.
Il progressait sans hâte, d’abord parce qu’à chaque pas il risquait de déraper sur la pente dont le sable s’effritait, et ensuite parce que la vision de cet alignement de monstres l’intimidait. Têtes hérissées d’armes, antennes dont les pointes étaient baissées vers lui, brillantes carapaces : les contours de cette multitude se détachaient sauvagement sur le bleu du ciel. Soudain de ce front imposant et bardé de chitine coula une rumeur torrentielle, crissements et bourdonnements, tapotements et claquements, longue palpitation faite de clapotis et de tringlis, de roulis et de groulis : ça grondait, ça grallait, ça gravalait – le tout formant un vacarme grandissant qui mit les nerfs d’It’van à rude épreuve.
Si sonore était ce brouhaha qu’il dut crier pour se faire entendre par le marmouset :
— Mais qu’est-ce qu’ils ont ? Qu’est-ce qu’ils ont donc ?
— Ils vous acclament, hurla le petit homme à son oreille. Ils vous applaudissent car vous avez triomphé de la fleur. Vous l’avez vaincue en combat singulier.
— Ils ne l’aimaient pas ?
— Non, beaucoup sont morts ici, avalés par cette sacrée engloutisseuse. Ils vous remercient au nom de leurs compagnons défunts mais surtout ils saluent en vous le courage du héros solitaire. Je crois que vous avez conquis leur estime.
« Il faut que je me montre digne de leur admiration, pensa It’van, à aucun moment ils ne doivent se douter combien m’épouvantent leurs terribles physionomies. Il me semble être en plein cauchemar mais marchons, allons hardiment de l’avant. » Ainsi, s’éloignant du centre poignardé – de cette bouche mauve qu’il avait définitivement refermée – It’van s’élevait en direction de la circonférence cuirassée et en liesse. Il marchait à présent à grands pas et avec une mine altière, voyant grossir les têtes difformes aux luisantes cascatules. Et plus il marchait, plus se redressaient les longues antennes des insectes, semblables à des mâts innombrables, mâts de navires à quai et côte à côte. Déjà, il distinguait des différences entre les termites. Certains étaient monstrueux, guerriers énormes, dépassant les deux toises et lourdement blindés, aux yeux étranges et verts qui saillaient hors de leur carapace comme ceux des écrevisses. D’autres étaient aveugles mais hauts sur pattes, cavalerie légère à l’armement simplifié mais toujours redoutable. D’autres enfin étaient désarmés et portaient sous le poitrail – pendant sous la tête – le garde-manger sphérique de leurs jabots : c’étaient les ouvrières-cantinières aux visages placides et interchangeables, petits monstres charmants dont les dimensions étaient bien moins impressionnantes que celles des guerriers, leurs voisins.
Quand il fut arrivé à quelques pas du rebord, It’van marqua un arrêt : devant lui la vivante muraille était si compacte et si hérissée qu’il hésitait à s’y frayer un chemin.
— Allez tout droit ! lui cria le marmouset qui avait senti son hésitation. Vous n’avez rien à craindre.
En effet, il n’y avait rien à craindre : quand le jeune homme mit le pied sur le terre-plein de sable dur, la multitude s’écarta, laissant libre une allée qu’il parcourut avec lenteur, entre deux haies frémissantes. À son extrémité et non loin des grands châteaux verdoyants de la forêt, trois gigantesques termites les attendaient. Sur l’un d’eux – doté de mandibules si imposantes qu’elles égalaient par leur longueur celle du corps tout entier, de la pointe de l’abdomen à la bouche petite et noire – le marmouset ordonna au jeune homme de se jucher. Quelle émotion, quel irrépressible mouvement de dégoût, quand, pour la première fois, et afin de prendre appui sur elle, sa main effleura la carapace chaude, rugueuse et qui cloquait. Quelle répugnance aussi – quel soulèvement de cœur devant ces antennes annelées comme un enfilage de mauvaise verroterie rougeâtre ! Il doutait, il doutait vraiment d’être en état de s’installer sur le dos d’un tel monstre, dans cette odeur de terrier et de fondrière qui l’entourait. Il s’y résolut pourtant, s’accrochant à d’étranges petites lamelles de chitine que le marmouset appela du nom de « trappettes » (« Tenez-vous aux trappettes ! » cria-t-il).
Une fois qu’il eut pris place confortablement et en pliant les jambes au sommet de la tête du termite, il se sentit tout de suite mieux, d’abord parce qu’il avait triomphé de sa faiblesse et de sa nausée passagères, ensuite parce que sa position n’était pas sans agrément. De son poste il distinguait en effet tous les détails de cette immense armée qui, à l’évidence, commençait à souffrir de la chaleur et attendait les ordres du petit homme.
— Descendez-moi de là-haut, dit celui-ci à It’van, et installez-moi à côté de vous, nous converserons, ce qui rendra moins ennuyeux le voyage jusqu’à la termitière.
Quand le marmouset eut posé son séant à la droite d’It’van, il se mit à remuer étrangement des lèvres. Les trois énormes insectes virèrent alors majestueusement de bord et s’engagèrent dans la direction du septentrion. Derrière eux – mais à une certaine distance comme le tout-venant de la flotte derrière un vaisseau amiral – s’ébranla, massive et par rangées profondes, l’armée. Cette foule immense qui s’avançait vers la forêt et l’ombre fraîche marchait sur le sable dur dans un bruit de crissement, de sifflement et de broiement. Quand la troupe se fut engouffrée dans le sous-bois, ces sonorités devinrent plus caverneuses, plus graves et pareilles au bruit de la mer au fond des grottes de corail. Si joyeuses étaient ces créatures de la nuit de retrouver la ténèbre du sous-bois qu’elles se mirent à exhaler de longs et harmonieux soupirs et à marcher avec un entrain manifeste.
— Ils sentent la termitière, dit le marmouset. Ils accélèrent le pas.
— Est-ce loin encore ? demanda It’van.
— Nous y serons au coucher du soleil, mais… mais…
Il s’interrompit en considérant le jeune homme.
— Bagrou-Grouba ! finit-il par s’écrier. Je savais que cela produisait ce genre d’effets. Mais, vous, je puis vous garantir que vous avez dépassé de loin la mesure.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que j’ai ?
— Eh bien ! Regardez-vous !
It’van baissa les yeux.
— Mon Dieu ! soupira-t-il avec stupéfaction et inquiétude. Qu’est-ce encore que cela ?
Dans la demi-obscurité de la forêt son corps était phosphorescent, lumineux même. Une buée dorée et flottante poudroyait autour de lui.
— Bagrou-Grouba ! répéta le marmouset. Vous êtes devenu un homme luisant, un porte-lumière, un flambeau vivant.
— Est-ce à cause de… de cette fleur… de ce liquide que vous vouliez recueillir ?
— Oui.
— Oh ! alors c’est bien simple. Je vais me plonger dans le premier cours d’eau que nous traverserons. Et je me frotterai la peau jusqu’à ce que cette humeur s’en aille.
— Cela ne servira à rien, objecta le petit homme.
Cette phosphorescence n’imprègne pas la surface de votre corps physique, mais l’autre peau.
— Quelle autre peau ?
— Votre second épiderme. Celui, impalpable et invisible, qui recouvre votre deuxième corps, cette seconde nature que nous, marmousets, nommons corps subtil ou corps astral.
— Est-ce à dire que je vais garder toute ma vie sur moi cette sorte de vêtement solaire ?
— Oui, en quelque sorte. Oui, reconnut l’homoncule.
Cela présentait un certain nombre de désagréments dont celui d’être visible dans l’obscurité n’était pas le moindre. Mais il y avait des avantages très nets, celui par exemple d’être toujours rayonnant (ici le marmouset ne put s’empêcher de pouffer) et d’attirer à soi les voyageurs perdus dans la forêt comme la fenêtre éclairée d’une paillote. En un mot (et ici le petit homme redevint sérieux), il était devenu un être de lumière, une âme scintillante au fond de la nuit. Cette imprégnation lumineuse n’était-elle pas la trace manifeste et comme l’écume dorée de sa victoire, oui, de son triomphe sur la fleur d’en bas et la dissolution fleurie ? Et ne devait-il pas arborer son auréole comme le héros sa couronne, c’est-à-dire comme le signe d’une maîtrise et d’une autorité nouvelles ? Bref, sans compter les avantages de cette imprégnation dans le simple domaine médical, on pouvait affirmer que…
— Dans le domaine médical ? Que voulez-vous dire ?
— Eh bien, les diagnostics sont beaucoup plus faciles à dresser. Ces organes malades à l’intérieur du corps physique sont trahis par l’altération locale des couleurs du corps subtil. En outre, les affections graves entraînent une modification générale de la luminosité, de la teinte et même de la forme de l’aura, transformation qui équivaut à une véritable signature de la maladie. C’est pour cette raison que j’ai monté cette petite expédition. Je voulais m’emparer d’un peu de ce liquide qui a failli vous absorber afin de le répandre sur l’affreux visage de Blancheboudine et sur son thorax corseté. J’aurais pu ainsi connaître la nature de ses souffrances et, peut-être, les réduire.
— La reine est malade ? demanda It’van.
— Oui, la reine est malade, expliqua le marmouset après avoir poussé un profond soupir. Il conviendrait d’ailleurs d’ajouter : malade et irascible, l’irascibilité et le mauvais caractère étant bien entendu la conséquence d’un mal profond dont lui, le docteur Khô-Khô, s’acharnait à trouver la cause.
— Vous vous appelez Co-Co ? s’enquit le jeune homme, suscitant aussitôt l’explosion du marmouset.
— Non, pas Co-Co ! Non, pas Co-Co, vous dis-je ! tonna-t-il en fermant le poing.
Puis, se dressant de toute sa minuscule hauteur sur la carapace du termite et faisant fleurir vers It’van ses lèvres en cul de poule :
— Je m’appelle Khô-Khô, corrigea-t-il.
Ensuite, se rasseyant, il expliqua à It’van que son vrai nom était Khôkhôbaratocarato, nom trop long à l’évidence et qu’il avait fallu raccourcir. Certes son nom tout entier, prononcé avec une certaine intonation et dans son exacte totalité, ce nom avait quelque chose d’éclatant. Il était révélateur des hautes connaissances et de l’esprit brillant de son propriétaire. Il avait fallu sacrifier les plus belles syllabes, celles-là mêmes qui chatoyaient et écumaient comme les naseaux d’un cheval en pleine course – il avait fallu les sacrifier, les termites étant malheureusement incapables de prononcer ce nom magnifique.
— Les termites parlent ? s’étonna It’van à haute voix.
Oui, les termites parlaient, ils avaient un langage, continua le docteur Khô-Khô. Il fallait avoir des oreilles intérieures pour le comprendre. Quant à le parler, cela demandait un certain temps d’apprentissage car il s’agissait d’un bond du dedans. Pour résumer l’opération à accomplir, c’était comme sauter en l’air pour saisir une branche : il fallait que l’esprit… se… se… Le marmouset cherchait le mot.
— Se branche ! hasarda It’van.
Oui, se branche, c’était exactement cela. Il suffisait de se brancher pour que la langue des termites – langue de la nuit profonde et des galeries obscures – surgisse des eaux comme un continent englouti. Il est vrai que les marmousets avaient un don particulier pour les langues. C’est ainsi que lui, Khô-Khô, avait parlé l’oiseau quand il habitait Paris…
— Vous avez habité Paris ?
Oui, mais il y avait bien longtemps et d’ailleurs il ne voulait pas évoquer ce passé douloureux. Le docteur Khô-Khô, médecin de l’illustre Blancheboudine, désirait oublier le Khô-Khô d’autrefois, celui qui parcourait les grandes avenues moussues de Montparnasse et dormait au milieu des places verdâtres, à peine troublé par les grands fauves qui descendaient boire à la rivière. Non que son séjour dans la ville morte eût été complètement malheureux – il avait même éprouvé des moments de bonheur intense au milieu de ces solitudes – mais il y avait eu cet accident et… « et, Bagrou-Grouba ! » Ce passé était bien lourd à porter, surtout pour un petit marmouset qui avait pour ainsi dire tout perdu. Du reste il pensait sérieusement que la mémoire était une calamité et qu’elle ligotait l’être humain, l’empêchant de se développer harmonieusement et d’atteindre le pur sommet de lui-même. Oui, toute mémoire était… horrible, qui clouait le marmouset à l’accompli et au révolu. Ah ! pénétrer dans ce réseau de liens, de lianes et de souvenirs, et tout briser à grands coups de mandibules. Oui, tout rompre jusqu’à ces sublimes portraits intérieurs d’un être tendrement aimé : voilà ce qu’il fallait faire, voilà ce qui devait être fait si l’on voulait aller de l’avant, sur le chemin de lumière.
It’van regardait le docteur Khô-Khô avec étonnement. Bien que le petit homme conservât cette mine sévère exigée, me semblait-il, par l’importance de ses fonctions auprès de la reine Blancheboudine, une larme coulait sur sa joue. Gêné par le spectacle de cette souffrance, It’van détourna les yeux.
Ils étaient arrivés au sommet de la butte qui dominait l’A6 et les trois termites composant l’avant-garde entreprirent de descendre avec douceur sur l’autoroute. Pour ne point glisser en avant, le jeune homme fut obligé de suivre l’exemple du marmouset et de se retenir à une antenne. Il sentit sous ses doigts la vivante tubulure qu’animaient parfois de soudains tressaillements, ceux d’un tuyau d’arrosage quand l’eau y court en saccades. Chose étrange, il finit par ne plus éprouver de dégoût pour sa monture. Et pour s’obliger à l’accepter il se livra à un petit exercice de courage. Il s’agissait de glisser la main en dessous d’une de ces trappettes auxquelles tout à l’heure il s’était accroché pour mieux monter sur le termite. Par ces ouvertures sortait une vapeur légère qui se dissipait aussitôt : on devinait, sous ces lamelles vaguement sonores, un épiderme chaud et spongieux. Il hésita un instant puis engouffra sa main dans l’ouverture. Il sentit une peau douce semblable à celle qui recouvre le ventre d’un faon.
Le plus curieux fut la réaction de l’énorme termite. Il se mit à gravaler tendrement et même à grabouiller de la façon la plus burlesque.
— Ah ! si vous continuez, s’écria le docteur Khô-Khô, vous allez certainement vous en faire un ami. Ces redoutables guerriers capables de cisailler plusieurs fourmis géantes en un seul coup de mâchoires adorent se faire chatouiller sous leur cuirasse.
— Comment s’appelle-t-il ? demanda It’van.
— Lui ? C’est Crochetête et certainement le plus fougueux de nos soldats. Il mesure trois bonnes toises si l’on compte ses mandibules. Quant à son âge, il va sur ses treize ans, ce qui sans être la vieillesse est déjà un âge mûr pour les termites.
Les deux autres guerriers qui les encadraient étaient armés de façon différente. Celui de droite, nommé Souffleur, avait une tête en forme de seringue. Au dire du marmouset, il avait été conçu pour projeter sur l’ennemi des flots de liquide résineux que sécrétait une glande située au sommet du crâne, là où chez l’homme est placé le cerveau. Les grandes fourmis s’emberlificotaient dans cette sorte de confiture et, dès lors, n’étaient plus que des proies faciles pour Crochetête ou pour Gros-Cul.
Gros-Cul était l’autre termite, celui qui marchait à leur gauche et arborait à l’extrémité d’un abdomen démesuré un luisant aiguillon, véritable lance dont la pointe était si effilée qu’elle devait pouvoir transpercer n’importe quelle cuirasse. Le contraste entre le dard terrifiant, qui provoquait à lui seul la déroute de l’ennemi, et le visage tendre, presque humain, aux yeux en amande, à la moustache en broussailles et à la barbichette en pointe, ce contraste avait de quoi surprendre. Selon Khô-Khô, Gros-Cul avait un cœur d’or, une sensibilité à fleur de carapace et une émotivité peut-être excessive.
C’est ainsi que dans la garde royale, à laquelle appartenaient les trois gigantesques guerriers, sitôt qu’un termite éprouvait une blessure morale, c’était auprès de Gros-Cul qu’il allait chercher le réconfort. Celui-ci prenait sur lui, absorbait pour ainsi dire les souffrances de l’autre et se mettait à gémir de façon déchirante, grinçant de toutes ses trappettes et faisant pleurer les frouchards de son thorax – à la suite de quoi s’éloignait le quémandeur, non point délivré mais apaisé, abandonnant Gros-Cul à un désespoir qui ne lui appartenait pas.
Une telle participation aux souffrances d’autrui épuisait naturellement le pauvre termite dont l’ardeur guerrière, après de semblables séances, avait tendance à décliner. Du reste, quand s’annonçait une guerre, Crochetête et Souffleur montaient la garde autour de Gros-Cul, interdisant l’approche aux traîne-antennes (les traîne-antennes étaient les tourmentés, les torturés, ceux-là précisément dont l’angoisse était si forte qu’ils n’étaient même plus en mesure de redresser leurs antennes). Ils veillaient sur Gros-Cul non seulement parce qu’ils avaient besoin de lui, mais aussi parce qu’ils l’aimaient comme on aime un compagnon héroïque et fort mais au cœur trop tendre.
Tous trois formaient un tout indissociable et – quoique de caractères fort dissemblables – un ensemble harmonieux. Si Gros-Cul était le doux poète cuirassé, Souffleur était un cœur simple, obéissant et qui toujours remplissait avec exactitude et célérité les missions les plus périlleuses. Il était le meilleur des mélassiers de la termitière. Son artillerie nasale pouvait stopper net une armée de fourmis. Dardant son énorme curnule, il s’enfonçait comme un coin dans les premières lignes et, quand il avait trouvé la position favorable, se mettait à asperger tout ce qui bougeait, peggant les fantassins ennemis, les embalavant d’abondance, les engluant et les marouflant jusqu’à ce qu’ils soient collés au sol comme des mouches dans une assiette de miel. Souffleur ne se posait nulle question sur les origines du cosmos ou la finalité de la vie. Il avait coutume de dire qu’à trop réfléchir on expulsait moins loin son liquide. Sa devise était : « Plein la gueule pour pas un rond. »
Bien différent était Crochetête, qui avait guerroyé dans toutes les clairières, vieux boutard des batailles nocturnes et des combats de galeries. Ah ! le sacré croqueur de pédoncules ! Il n’aimait rien tant que de prendre l’ennemi à revers et de surgir sur son flanc. Pour lui – quelles que fussent la nature et l’importance du danger – il y avait toujours moyen de le tourner et de faire son apparition derrière son abdomen : oui, il y avait toujours un chemin de traverse et il n’était point d’encerclement sans faille ni d’enclave sans issue. Ses mandibules, qu’il transportait devant lui avec une évidente fierté, étaient l’arme la plus redoutable qui se puisse imaginer dans les guerres d’insectes. Leur énormité, jointe à leurs crocs dentelés et à cette couleur rouge vif qui attirait sur elles le regard, provoquait la terreur chez l’ennemi. Et pourtant Crochetête ne s’en servait qu’avec une extrême délicatesse et, pour ainsi dire, une nonchalance de spécialiste. Il vous sectionnait le pétiole à l’endroit précis où il devait l’être et sans gestes inutiles. Dans les plus farouches combats il se comportait non tant en guerrier qu’en chirurgien, toujours maître de lui, claquant des mandibules avec subtilité et un raffinement aristocratique.
Le marmouset les aimait tous les trois, mais quand il voyageait il se sentait peut-être davantage en sécurité sur Crochetête que, par exemple, sur Gros-Cul qui fondait en larmes à la première scène un peu émouvante et dont la sensibilité pouvait être à l’origine de Dieu savait quelle aventure.
It’van interrompit le petit homme :
— Ont-ils une… un… je veux dire une… bredouilla-t-il en butant sur le mot.
— Un bourrechou ? Vous voulez dire : ont-ils un bourrechou ?
— Oui, reconnut It’van avec embarras, c’est ce que je voulais dire.
— Eh bien, alors, appelez un bourrechou un bourrechou, Bagrou-Grouba ! Non, ils n’ont pas de bourrechou, ni bourrechou ni cavanou.
— Cavanou ?
— Oui : cavanou. C’est ainsi que les heureux marmousets appelaient jadis le sexe féminin. Quant aux guerriers termites, ils n’ont rien de semblable. Là où ils devraient avoir quelque chose, c’est plat comme la main : ces redoutables soldats n’ont point de sexe.
It’van écoutait avec un intérêt passionné ce que lui expliquait le docteur Khô-Khô. Tout cela était si étonnant, si merveilleux qu’il avait l’impression de rêver. C’était sans doute pour cette raison qu’il éprouvait un bien-être tel qu’il n’en avait jamais ressenti de semblable dans le passé. Pour cette raison, oui, et pour une autre également : il avait triomphé de la fleur d’abîme. Elle était à jamais fermée, la mauve engloutisseuse. Désormais il pouvait aller de l’avant sans courir de risques sur ses arrières. À présent il pouvait véritablement s’aventurer.
Devant lui l’autoroute ouvrait son infinie caverne de feuillage menant à la grande ville morte dont il imaginait déjà les ruelles dans le noiroir, les horloges arrêtées sur une heure ancienne et les branlantes demeures au bord des avenues sépulcrales. Maintenant c’était d’un tout autre œil qu’il regardait l’A6. Une lumière plus douce baignait la vieille autostrade engloutie. À croire que le soleil – oblique à présent – avait renoncé à percer de ses dards obstinés la couverture végétale, choisissant, plutôt que la colère, la tendresse, la caresse paisible sur les vertes mamelles de la jungle. Alors, au lieu de frapper la ténèbre, ses rayons l’acceptaient et s’introduisaient par les soupiraux du feuillage en larges flaques débonnaires, se mêlant, s’unissant à l’ombre pour former un nouvel état plus affable et plus diffus, à la fois sincérité claire et mystère obscur : clair-obscur…
En It’van une conscience lumineuse versait sur les nocturnes méandres de l’âme ses rayons de vieux cuivre, établissant entre les deux camps de l’être des relations nouvelles empreintes de douceur et de tolérance. Et l’A6 semblait au jeune homme le lieu de cette union, le sous-bois ébloui du cœur et comme le secret parloir où se préparaient de plus hautes libérations.
À la tête de l’immense colonne de termites dont la caverneuse rumeur montait jusqu’aux voûtes des grands arbres, It’van s’enfonçait sans peur dans la forêt et avec une exaltation croissante. Il aurait voulu être en état d’exprimer ces sensations aériennes qui le traversaient, mais cette joie était indescriptible et les mots se dérobaient. « Bagrou-Grouba ! » finit-il par s’écrier en désespoir de cause. Puis, toisant Khô-Khô qui le regardait bouche bée :
— À propos, dit-il. Que signifie cette interjection et d’où vient-elle ?
Bagrou et Grouba étaient les fondateurs légendaires du défunt peuple des marmousets, expliqua le petit homme.
— Défunt ? Pourquoi défunt ? Votre existence n’est-elle pas la preuve que votre peuple existe encore ?
Le minuscule docteur resta un instant silencieux, puis son front se plissa, ses paupières s’abaissèrent, des larmes roulèrent sur ses joues, douleur silencieuse beaucoup plus impressionnante que s’il eût exhalé de grands cris. Eut-il honte de se montrer ainsi en spectacle ? Se rassérénant, ce fut d’une voix sévère, métallique et glacée, qu’il raconta au jeune homme la désolante histoire des marmousets.
Ceux-ci formaient jadis, dans un Paris presque désert et envahi par la jungle, un petit peuple heureux et qui ne cherchait nullement l’extension de ses domaines. Ils vivaient en bonne intelligence avec les animaux de la forêt, fût-ce les plus féroces, car ils étaient les seuls médecins de la jungle. Ils connaissaient les secrets des plantes et pouvaient guérir jusqu’aux plus teigneux, aux plus scrofuleux des singes. La communauté entière, c’est-à-dire la totalité du peuple marmouset, s’était installée dans une tour de cinquante-huit étages située sur la colline de Montparnasse. Plût au ciel qu’ils eussent choisi une autre demeure, car la tour, qui avait sans doute été édifiée sur des carrières, s’écroula par une nuit d’orage où le vent l’avait malmenée. La grande majorité des marmousets furent ainsi anéantis en un bref instant.
Les survivants, une centaine tout au plus, dont il faisait partie, lui, Khô-Khô, avaient réussi à s’échapper par les parkings souterrains et les étranges tunnels dont les profondeurs de la terre étaient percées. Choqués, bouleversés par l’événement au point qu’ils en avaient oublié toute prudence, ils quittèrent la ville de la catastrophe pour se diriger vers le sud en empruntant précisément cette autoroute. Ils n’allèrent pas loin : peu après la bretelle de Fontainebleau, ils furent attaqués par d’innombrables bataillons de fourmis qui les décimèrent et les dévorèrent en une seule journée.
Khô-Khô ne dut la vie sauve qu’à l’intervention presque miraculeuse d’une colonne de guerriers termites. Il n’y eut point d’autres survivants, de cela il était sûr – pour autant que l’on pût être sûr de quelque chose sur cette terre. Depuis il vivait chez les termites, ses sauveurs, mais il ne se passait pas une seule journée sans que sa mémoire lui représentât les scènes horribles auxquelles il avait assisté et les visages de ses amis marmousets défunts. Et aussi celui d’une certaine marmouse morte dans l’écroulement de la tour et dont le frais sourire le hantait encore. Il en pleurait, il en sanglotait chaque matin. Des années et des années étaient passées et il ne comptait plus les poils blancs dans sa barbe noire. Il aurait dû accepter, se résigner à l’irrémédiable. Peut-être même aurait-il dû s’intégrer complètement au monde des termites. Ceux-ci étaient en mesure de faire apparaître sur lui, dans leur chambre de métamorphose, cuirasse chitineuse ou antennes. Eh bien, non, il préférait rester tel qu’il était : le dernier des marmousets.
— Oui, je suis le dernier des marmousets ! s’écria-t-il soudain en écrasant une larme sur sa joue.
Le dernier, l’ultime, le sceau final de ce peuple dont l’origine se perdait dans la nuit des temps. Savait-on ce que signifiait cette expression terrible : être seul au monde ? Bien entendu, il cohabitait dans la termitière avec plus d’un million d’insectes, qui tous étaient ses amis et éprouvaient pour lui une tendresse qui crépitait dans leurs antennes. Eussent-ils été un milliard de millions qu’il n’en aurait pas moins ressenti – surtout le matin au réveil – une impression d’extrême solitude, un vide affreux autour de lui, comme si le monde eût été un désert. Le jeune homme – au fait, comment s’appelait-il ? « It’van », dit It’van. It’van (va pour It’van !) – pouvait-il se mettre à sa place un instant et imaginer calmement une terre sans femmes ? Car c’était bien là le problème : son bourrechou avait beau se bourrechouffler, c’était toujours en vain car il n’était point de cavanou où s’introduire en un de ces magnifiques coups de reins dont il était jadis coutumier.
— Et les naines ? suggéra It’van en posant sur l’épaule de son petit compagnon une main qui se voulait consolatrice. J’ai entendu dire qu’il y avait des naines dans la forêt.
Ah ! les naines ! Parlons-en, des naines ! D’abord elles étaient trop grandes pour lui, atteignant jusqu’au double de sa taille. Et même s’il avait trouvé parmi ces grandes perches un cavanou conforme à ses dimensions, il eût été encore dans l’incapacité de bourrechouffler, tant lui déplaisait leur physionomie hautaine (au nom de quoi, grands dieux !) et leurs visages goitreux et lippus. Et puis, pour parler franchement, il n’aimait pas non plus leur odeur. Car It’van n’était pas sans savoir que les nains fouillaient sans cesse le sol à la recherche des précieux minerais qu’il contenait, notamment ce fabuleux orichalque dont les veines éparses constituaient selon eux le squelette mystérieux de la terre. Cette manipulation quotidienne des métaux avait fini par imprégner leur épiderme d’une désagréable odeur de forge et de marmite rouillée, parfum qui n’avait rien de bourrechoufflant, il pouvait le garantir !
Non, non, il priait It’van de ne plus mentionner devant lui cette déplaisante perspective. Il aurait préféré encore s’unir à une plante, ou même à un arbre comme le faisait à Paris l’ogre du jardin du Luxembourg.
— L’ogre du jardin du Luxembourg ? s’étonna It’van.
Ce fut au tour du docteur Khô-Khô d’être surpris. Comment ? It’van ne connaissait pas cette histoire ? Mais de quoi parlait-on dans le pays des hommes ? L’ogre était célèbre dans toute la forêt d’Iscambe, ne serait-ce que parce que ses fils y clamaient sans trêve leur détresse dans tous les fourrés. Mi-humains, mi-végétaux, ils étaient ces clapattes lamentables dont It’van avait certainement entendu la plainte, pauvres créatures que la parole eût sans doute délivrées si elles avaient été en mesure de triompher du silence imposé par leur père.
It’van était abasourdi par les révélations du marmouset. Ainsi ces clapattes qui harcelaient de leurs sanglots la vallée d’Émeraude étaient des sortes d’arbustes criards et mobiles ? Il comprenait à présent le sens d’un détail remarqué à leur sujet par un paysan de la vallée : aussitôt qu’un clapatte s’arrêtait, avait-il raconté à It’van, il essayait d’enfoncer dans la terre ses jambes spongieuses – exactement comme si elles eussent été des racines. Il aurait voulu en apprendre davantage sur les clapattes, mais, à l’instant où il était sur le point d’interroger le docteur Khô-Khô, celui-ci se retourna pour considérer l’immense colonne qui les suivait.
— Vous les entendez ? dit-il. Ils claquent des mâchoires et gargouillent de toutes leurs papsilles.
Le marmouset avait raison. Les termites en marche produisaient à présent une rumeur différente, clappant de la langue, tonguant, chuintant et zunguant. Les trappettes trappettaient. Les clabaudières clabaudaient. De chaque termite émanait une sonorité nouvelle, jusqu’à Crochetête qui se mit à faire siffler ses antennes dans les airs en les rabattant comme des fouets.
— Mais qu’est-ce qu’ils ont ? s’inquiéta It’van. Ils sont fatigués ?
— Non, ils ont faim, expliqua Khô-Khô. Ils demandent à s’arrêter pour manger.
D’un geste de la main suivi de quelques mots silencieux adressés aux termites télépathes, le petit homme stoppa l’armée tout entière. Et aussitôt le repas s’organisa d’une façon qui surprit grandement It’van : une seule cantinière nourrissait plusieurs soldats en les embrassant sur la bouche, baiser nourricier qui les remplissait d’aise et d’un aliment finement broyé sur la nature duquel le marmouset ne fit point mystère : de la cellulose.
— Mais attention ! précisa-t-il : du bois tiré d’un arbre mort, car nous avons le respect des choses vivantes, à l’exception, bien entendu, de ces sales lèche-cul de fourmis, créatures pour qui nous n’éprouvons pas la moindre pitié. Mais venez, ajouta-t-il, descendons, allons faire quelques pas pendant que l’armée se restaure.
Ils se laissèrent glisser à terre, libérant Crochetête qui après avoir agité furieusement ses mandibules, se précipita vers la cantinière affectée aux trois principaux guerriers de la garde royale. Il arriva trop tard : déjà Souffleur avait plongé l’énorme carafe de sa tête vers la nourrice et s’était saisi goulûment de sa bouche. Crochetête essaya de le pousser, puis, comme l’autre résistait, il fit craquer ses trappettes avec véhémence. Cependant une petite ouvrière aveugle s’était approchée de Khô-Khô, le frôlant de ses antennes.
— Ah ! enfin ! s’écria le marmouset, la voici ! Eh bien, si vous permettez, je crois que je vais manger un morceau.
— Comment ? gémit It’van avec un frisson de dégoût, vous allez vous aussi… ?
— Eh oui. Vous y voyez un inconvénient ?
Et le petit homme expliqua que rien n’était plus pratique ni plus agréable que cette manière de se nourrir. La petite ouvrière était réservée exclusivement à son service. Elle absorbait divers aliments dont le marmouset raffolait puis les rangeait en son jabot comme en un placard. Là, dans ce garde-manger naturel, elle se livrait à des manipulations qui avaient deux buts : d’abord conserver les mets en les cuisant au moyen d’humeurs sécrétées par la paroi glandouillaire, ensuite les réduire grâce à des poils en forme d’hélice qui vibrionnaient sans répit. En outre elle ne manquait pas d’avaler quelques brins d’herbe parfumée, giclette, serpolette ou même coriandre, condiments dont le dosage était un secret jalousement gardé. Le résultat était une bouillie délicieuse qu’elle dégorgeait à la demande et dont il recommandait vivement la consommation à It’van. Et si celui-ci pensait qu’on lui servait chaque jour le même brouet, il était dans l’erreur. Pussepuline (elle s’appelait Pussepuline) n’aimait rien tant que de varier à l’infini ses compositions culinaires. Cela allait du ragoût de têtes de fourmis au jus de vers de terre, en passant par des crèmes de pétales de roses. À propos, qu’allait-elle lui servir aujourd’hui ? Voyons voir.
Il approcha sa bouche de celle – noire et dépourvue de lèvres – de l’ouvrière. It’van se détourna avec dégoût et ferma les yeux. Quand il les rouvrit, le marmouset exprimait à grands cris une satisfaction voisine de l’extase.
— Ah ! Oh ! Voilà qui est tout à fait… sublime. De la purée de morilles, n’est-ce pas ? Me trompé-je, Pussepuline ? Avec de l’ail sauvage, une pincée de rakakort ? Un peu de cervelle de singe, humm ?
Les mains derrière le dos, marchant avec lenteur, It’van s’éloigna de quelques pas. Une certaine inquiétude l’habitait. Comment allait-il se nourrir ? Avec nostalgie, il pensa à toutes les bonnes choses dont il avait cette nuit bourré les sacs des laineux : lard, poisson sec, riz, et même cette délicieuse saumure qui relevait si agréablement le goût de chaque aliment. Il lui fallait à tout prix les rejoindre. Mais pouvait-il s’échapper ? Il jeta un coup d’œil derrière lui, et rencontra le regard attentif et amical de Gros-Cul. Non, il ne pouvait ni ne voulait. Il désirait aller jusqu’au bout de l’aventure, connaître l’illustrissime reine Blancheboudine. Et même plier le genou devant Sa Grâce Répugnante, reine des galeries profondes et monarque du monde souterrain.
Il fit demi-tour et revint vers le docteur Khô-Khô qui avait achevé son repas.