VIII
Bientôt les laineux purent éteindre leurs torches, le jour se répandant partout et ruisselant des frondaisons. La forêt était traversée de cris étranges qui déchiraient la vibration sourde et continue des insectes. On aurait dit des appels de guetteurs au sommet de forteresses menacées. Puis ces cris cessèrent et ils pénétrèrent dans une zone silencieuse où la clarté elle-même déclina. Des arbres touffus mais noirs et comme momifiés formaient au-dessus de leurs têtes un écran presque impénétrable aux rayons du soleil. Le revêtement de l’autoroute, dissimulé ailleurs sous une couche épaisse de terre et de végétation morte, apparaissait maintenant à nu mais tout suintant d’une humeur visqueuse sur laquelle glissaient les sandales des deux hommes. Des traits de peinture étaient visibles qui partageaient en deux chacune des voies. Une lumière irréelle baignait ce paysage de catacombes, lumière qui semblait sourdre des arbres : on eût dit qu’ils étaient phosphorescents. S’approchant, Évariste aperçut en effet sur leurs troncs des plaques de couleur jaune dégageant une lueur vague de feu follet. Des particules de la même substance flottaient dans l’air, poudre dorée qui allait et venait au gré d’un vent mou et indécis… Nulle bête, nul insecte n’étaient visibles, sinon un lourd papillon, gros comme une chauve-souris, qui traversa l’autoroute devant eux en un vol exténué.
Évariste poussa un cri.
— Regardez, maître ! lança-t-il. Le chemin a disparu. Il n’y a plus d’autoroute !
Devant eux l’A6 s’arrêtait net, butant sur un énorme talus où des arbres monstrueux s’enracinaient, arbres appartenant à la même espèce que les autres mais encore plus momifiés et plus sombres. Une odeur douceâtre se répandait alentour, parfum de musc et de corruption sucrée qu’il n’était pas possible de respirer sans écœurement.
— Maître ! Qu’allons-nous faire ? interrogea Évariste.
— Passer outre ! s’écria le Fondeur, qui ajouta plus bas : Quand la voie est trop bien tracée, je m’égare.
Ils escaladèrent le talus en traînant derrière eux les choupins qui protestaient. Quoique la terre fût humide et grasse, rien n’y croissait, à l’exception de ces arbres noirs et immobiles qui semblaient se nourrir de la désolation générale.
— Tâchons de rester dans l’axe de l’autoroute, dit le vieux laineux. Ainsi nous la retrouverons aisément.
Sa voix résonnait, caverneuse au milieu de cette nature muette, comme frappée de stupeur.
— Et quand je pense que nous n’avons même pas emporté de boussole ! soupira Évariste.
— Pour celui qui chemine vers le divin, il n’est point besoin de boussole ! clama le Fondeur. Non, ni sextant ni boussole : sur le cadran de son âme l’aiguille indique la même direction de lumière, celle du haut mariage et de la fusion avec le principe créateur !
« J’étais sûr qu’il allait divaguer », se dit Évariste.
La chaleur devenait de plus en plus lourde, l’odeur musquée se renforçait. Les particules dorées se multipliaient et zigzaguaient, semblables à ces étoiles que l’on voit en écrasant ses yeux avec le poing. Ils durent, pour progresser, franchir ou contourner plusieurs arbres morts, sans doute abattus par la foudre. Quand ils sortirent de cet enchevêtrement, ils s’arrêtèrent désorientés.
— Je… ne vois plus très bien… où nous sommes et où est l’axe, dit le Fondeur d’un air préoccupé. Le maître doit recourir au disciple. Dans quelle direction devons-nous diriger nos pas, Évariste ? J’ai peur de tourner en rond.
— Qu’indique le cadran de votre âme ? lança le jeune homme avec emphase.
— Eh bien… obstinément… La lumière divine… Mais dans cette obscurité, dans cette forêt sans chemin, je me sens perdu. À moins que…
Il se tut un instant, observant avec intensité un point devant lui. Et tout à coup, d’une voix triomphante :
— La voilà, la voilà bien !
— Quoi donc ?
— La lumière du supra-mental, celle de l’Absolu Indifférencié ! Elle brille au fond de la nuit ! Elle nous guide au sein des ténèbres !
De sa main tremblante, couverte de taches de rousseur et où les veines saillaient, il indiquait une direction. Évariste se retourna. En effet, à travers les feuillages, s’apercevait une étoile de clarté rayonnante, petit chiffon de lumière vers lequel ils se remirent en marche. La progression fut difficile. Leurs fronts suaient dans la fournaise. S’accroissait aussi l’odeur de tubéreuse écrasée, parfum usé, passé, et de la couleur de ces papillons de nuit qui se dissimulent dans les plis d’un rideau.
Les choupins renâclaient de plus en plus. Ils tiraient sur leurs longes, ouvraient leurs gueules molles et dardaient au-dehors une langue absurde et pâle. Pour les encourager Évariste dut frapper leurs croupes à plusieurs reprises et si fort, avec sa baguette, que le Fondeur intervint :
— Doucement, hé ! Doucement ! En tapant sur ces animaux androgynes, tu accables un pur symbole, celui de l’union des contraires.
Le vieil homme marchait à grands pas. L’obscurité, peu à peu, se dissipait. À la clarté renaissante du jour apparaissaient encore plus fantastiques ces particules en suspens qui formaient maintenant des ruisseaux aériens, évanescents et jaunes. Enfin la forêt cessa si brusquement qu’ils en furent aveuglés et battirent des paupières. De même que le noiroir se renverse et – par son excès – devient lumineux, de même dans les profondeurs de la lumière une ténèbre secrète est cachée.
Alors retentit la voix du Fondeur :
— Par le joyau dans le lotus ! s’écria-t-il. Qu’est-ce que cela ?
Devant eux s’étendait une clairière circulaire, presque entièrement occupée par un cratère conique aux parois de sable dur, où nulle végétation ne croissait.
— Peut-être un entonnoir de bombe, suggéra Évariste. Il y en a de semblables dans les savanes de Bourgogne.
Tout au fond, au centre du cratère, ils aperçurent quelque chose d’énorme et de coloré.
— Oui, un entonnoir de bombe, tu as peut-être raison, dit le Fondeur. En tout cas, cela expliquerait la masse de terre qui recouvre aujourd’hui l’autoroute et qui a été projetée par l’explosion. Oui, une bombe ou bien une météorite. Je préférerais croire à une pierre merveilleuse tombée du ciel. Regarde tout au fond. Mais c’est une…
C’était un nœud de couleurs ardentes, rouge et mauve et violet : on eût dit une bouche et comme les lèvres de la terre. Pourtant elle était surélevée au-dessus du sol et Évariste entrevit, à la faveur de ses mouvements, une sorte de long tube verdâtre qui soutenait sa masse embrasée. « Une tige, pensa-t-il. Une bouche sur une tige. »
— Mais c’est une fleur ! s’exclama le vieux laineux en tapant dans ses mains. Et une fleur si grande que l’on pourrait presque y loger. Je me demande si… Oh ! regarde ! Je comprends maintenant d’où venaient ces particules dorées.
La fleur lâchait son pollen dont s’emparait une brise tourbillonnante. La poudre montait en spirales qui, arrivées au niveau du sol, se dénouaient et s’engouffraient dans la forêt en javelots de lumière. Portée par le vent ascendant, montait aussi cette odeur de courtisane moite et charnue qui incommodait Évariste au point qu’il tirait le Fondeur par la manche pour l’encourager à décamper. Celui-ci, fasciné par le spectacle de cette fleur géante et solitaire, pria son disciple d’attendre encore un instant.
— La nature est le seul et véritable livre saint, dit-il. Tout est signe pour qui sait voir. Oui, tout est langage sacré pour le voyant. Tiens, regarde. Regarde cet oiseau.
Le jeune homme leva la tête. À une centaine de coudées au-dessus du cratère un grand oiseau, sans doute un milan, planait en décrivant de vastes cercles qui le rapprochaient insensiblement de l’abîme. Évariste ne put le contempler longtemps. Était-ce la foudroyante lumière du soleil, ou cette odeur ocre et malsaine que la fleur diffusait ? Il se sentait soudain fébrile et entendait battre à ses tempes un lancinant tambour. Puis il n’entendit ni ne vit plus rien : un rideau noir lui tomba sur les yeux et il bascula en avant. Si le Fondeur ne l’avait retenu en le saisissant par la capuche de sa robe, il eût dégringolé dans les profondeurs, roulant sur la pente jusqu’à la fleur aux lèvres béantes.
Quand il se réveilla, quelques minutes plus tard, il était étendu à même le sol, au bord du cratère, et le Fondeur, penché sur lui, hochait la tête.
— Eh bien, eh bien ! maugréait-il. Tu m’en as fait une peur. Tiens, respire ce mouchoir. Je l’ai imprégné de baume du tigre. C’est ce que j’utilise quand mes idées sont en désordre.
Et de fait, à respirer ce morceau d’étoffe, Évariste se sentit tout de suite mieux. L’image d’Anne vint le visiter. Il vit sa gorge, ses yeux clairs, son visage, les ailes de son nez qui palpitaient au souffle des émotions successives, il vit son menton. « Diable, diable, elle a un menton », se disait-il. Il ne savait pourquoi l’idée qu’elle eût un menton, comme tous les mortels, lui paraissait admirable. Il se releva en souriant, complètement revigoré, et put se remettre en marche. Tirant les choupins, les deux hommes entreprirent le tour du cratère. Le mouchoir collé sur le nez, le disciple demanda à son maître pourquoi il n’était pas incommodé par la senteur de corruption qui montait de la fleur géante.
— Hé, hé ! dit le Fondeur. Peut-être parce que ma propre odeur me protège, formant autour de moi une cuirasse olfactive.
— Une cuirasse qui attire les insectes. Et notamment les puces et les cafards, remarqua Évariste, qui s’empressa d’ajouter pour devancer une tirade métaphysique : Oui, oui, je sais, puces et cafards sont également des créatures du divin au même titre que, par exemple, les oiseaux.
Il se tut un instant, puis, d’une voix inquiète :
— À propos d’oiseau, lança-t-il, qu’est devenu le milan ?
Pour toute réponse, le vieux laineux indiqua du doigt la fleur au fond du cratère.
— Comment ? Que voulez-vous dire ? s’enquit Évariste.
— Regarde et comprends ! prononça son compagnon sur un ton majestueux et en haussant les épaules.
Évariste s’arrêta, regarda le fond de l’entonnoir et comprit. Il aperçut dans la conque formée par les pétales deux ailes grises qui s’agitaient hors d’une visqueuse substance dorée. Un instant encore, puis les ailes disparurent et ne surnagea plus qu’une plume, une simple plume, semblable au chapeau d’un homme sur des sables mouvants.
— Par le joyau dans le lotus ! s’écria Évariste. Elle l’a englouti ! Oh ! maître ! ajouta-t-il en se tournant vers le Fondeur. Vous prétendez que toute chose en ce monde est un signe et comme un poteau indicateur pour les chercheurs d’archipels. Alors que signifie cela ?
Le vieux laineux parut désarçonné par la question de son disciple. Il se croisa les bras et, après un moment de silence :
— Oui, que veut dire cela ? cria-t-il soudain d’une voix éclatante. Que veut dire cela ? Hein ? Question opportune, n’est-ce pas ?
Puis, plus sourdement et en baissant la tête avec une mine dépitée :
— Eh bien, je ne sais pas, reconnut-il.
Évariste sentait en lui, derrière sa glotte, la boule chaude d’une explication.
— Peut-être que nous portons en nous une fleur semblable, hasarda-t-il. Oui, une fleur carnivore qui est capable d’avaler et de dissoudre toutes nos possibilités d’envol spirituel. Et le cratère est à l’image du monde souterrain qui nous habite. Si nous perdons pied sur le rebord, nous risquons fort d’être dévorés. N’est-ce pas cela, maître, dites-moi ?
— Peut-être, prononça le Fondeur sur un ton à la fois condescendant et vexé. Peut-être, mais je te conseille d’abandonner une seconde ces hautes spéculations pour m’aider à retrouver l’axe.
— Quel axe ?
— Celui de l’autoroute, moinillon ! N’oublie pas que nous avons perdu la voie.
— Elle est là, dit Évariste avec une assurance surprenante et en indiquant une direction.
— Par le joyau dans le lotus. Comment le sais-tu ?
— Je ne le sais pas, je le sens, voilà tout.
Le Fondeur plongea dans ses yeux un regard étonné.
— Bien, nous allons t’obéir, finit-il par soupirer. Il faut toujours mettre la tête du chat dans son incongruité.
Il n’y eut pas d’incongruité : en s’introduisant dans la forêt à l’endroit indiqué, ils n’eurent qu’à parcourir une centaine de pas pour retrouver l’autoroute. Debout sur la butte qui la surplombait, ils la regardèrent avec amour.
— Comme elle est belle, cette A6 ! dit Évariste.
Elle figurait à leurs pieds un long serpent étendu et les feuilles mortes qui la recouvraient semblaient des écailles. Les frondaisons des tuy-tils, des fromagers et des hauts braballes formaient au-dessus d’elle le toit en mouvement d’une charmille que le soleil poignardait de ses dagues multiples et qui saignait en fines gouttelettes de lumière. Çà et là des lucarnes de ciel bleu béaient dans le feuillage, qui ouvraient sur le sol, à l’extrémité de leurs doigts de poussière, de grands yeux d’or.
Les deux laineux reprirent leur progression sur le tapis bruissant. À chaque pas il leur semblait arracher un soupir à l’autoroute, rythme berceur qui endormait Évariste. Le jeune homme était fatigué. Et, quoique la fleur fût loin à présent, il avait l’impression de respirer encore son lourd parfum de femme chaude et fanée. Il était dans cet état de lassitude qui, loin d’obscurcir la sensibilité, la ravive et l’exalte. Dans l’interminable aquarium du sous-bois où la mousse donnait au tronc des arbres le bulbeux aspect des algues molles, dans ce monde aux teintes sourdes, chaque trait de lumière perçait un vieux vernis et faisait exploser les couleurs. Elles révélaient soudain leur nature secrète ! Le pourpre livrait sa vibrante âme de cuivre, le vert son émeraude enfouie et rayonnante, le jaune son rapide cavalier sur les plates-formes dorées des nuages. Tout existait autour d’Évariste et tout signifiait. Et quand il se baissait pour creuser la couche de feuilles mortes le macadam nu surgissait : l’autoroute était vivante.
Parfois d’anciennes guimbardes, tas de ferrailles mortes, encombraient le parcours. Et il arrivait à Évariste d’entrebâiller une portière, de prendre place sur la banquette effondrée qui vomissait un vieux crin, ramenant ainsi le véhicule à la vie par sa seule présence.
— Dépêchons-nous ! Dépêchons-nous ! criait le Fondeur en tapant sur le pare-brise obscurci et verdâtre.
— J’arrive ! J’arrive !
Il tournait le volant en tout sens, faisant grogner sous le capot des mécanismes endormis. Puis il s’extirpait, courait vers son maître et posait des questions qui suscitaient un embarras profond.
— Pourquoi l’autoroute a-t-elle deux voies ? demandait-il par exemple.
— Eh bien… commençait le Fondeur en se raclant la gorge… Eh bien, je ne me souviens plus… Je crois qu’une voie était empruntée par les personnes de qualité… L’autre par le commun, par le populaire.
— Ce n’est pas mon avis. Regardez plutôt.
Évariste amenait le vieux laineux auprès d’un véhicule qui barrait la chaussée gauche.
— Que lisez-vous là ? disait-il en désignant l’avant.
— ROLLS-ROYCE, déchiffrait le Fondeur à haute voix.
— Et que voyez-vous là ? ajoutait Évariste en montrant la figure de proue.
C’était l’image superbe d’une femme ailée tendue vers un but rayonnant.
— Bien, suivez-moi à présent.
Franchissant la glissière de sécurité, il conduisait son maître jusqu’à un autre véhicule nommé PEUGEOT et dont le symbole sculpté à l’avant était celui d’un lion rugissant.
— Eh bien, qu’en concluez-vous ?
— Je… Je ne vois pas. Je ne sais pas, reconnaissait le Fondeur sur un ton accablé.
— Pourtant c’est tellement évident ! s’écriait Évariste avec enthousiasme. Le lion est le symbole éternel et solaire du principe masculin. Quant à la femme, c’est la femme, ni plus ni moins. Autrement dit, la voie gauche était empruntée par les femmes et la voie droite par les hommes. D’ailleurs, observez que sur la voie gauche les pancartes de signalisation sont à l’envers, c’est-à-dire retournées, tandis que sur la voie droite elles sont à l’endroit. Ces détails expriment l’opposition des deux principes, leur lutte et leur caractère contraire, mais aussi leur désirable unification. Et je ne serais pas étonné si à Paris les deux voies se rejoignaient, n’en formant plus qu’une, majestueuse et parfaite, au bout de laquelle, sans doute, se lèveront les brillants archipels. N’êtes-vous pas de mon avis, ô maître ?
Le Fondeur grommela quelque chose au sujet de « bavardages inutiles » puis, foudroyant Évariste de son regard :
— Celui qui sait ne parle pas, dit-il. Celui qui parle ne sait pas.
Soudain, fixant un point derrière le dos de son disciple, il se raidit et poussa un cri léger.
— Qu’y a-t-il ? demanda le jeune homme.
— Là-bas, dit le vieux laineux en indiquant une courbe de l’autoroute, je viens d’apercevoir un clapatte. Peut-être s’agit-il du monstre de ce matin. Il nous suit. Il nous a emboîté le pas.
— Croyez-vous qu’il soit dangereux ? Il me semble si plaintif, si désespéré !
— Le désespoir est le père de la violence. En tout cas, il ne faut pas nous laisser approcher. Ainsi nous dormirons à tour de rôle et dans des endroits bien protégés.
— Justement, maître ! J’ai sommeil. Ne serait-il pas possible de dormir une ou deux heures ?
— Tu parles toujours de dormir alors que précisément tu cherches l’éveil. Quelle inconséquence… Bien ! Bien ! Je t’autorise à t’assoupir pendant deux heures. Il nous faut simplement découvrir un lieu approprié.
Ils le trouvèrent au bord de l’autoroute, à quelques centaines de pas de là. C’était un édifice des temps anciens entouré d’une vaste esplanade cimentée et où d’étranges bornes métalliques se dressaient. Pour rejoindre ce bâtiment il fallait quitter l’autoroute proprement dite et emprunter une courte et étroite piste secondaire que le Fondeur qualifia – non sans une certaine emphase – de « bretelle ».
— Nous sommes sur la bretelle, quelle belle bretelle ! répétait-il avec cette satisfaction orgueilleuse qu’engendre la certitude du savoir.
— Eh bien, maître, puisque vous avez lu les livres d’autrefois, expliquez-moi l’usage de ces silhouettes de métal qui semblent avoir un visage et qui vont par deux.
Le Fondeur, qui, de toute évidence, connaissait la réponse et la retenait sous sa langue, toisa son disciple.
— Station-service, finit-il par dire comme on crache un petit noyau.
— Station-service ? Je ne comprends pas.
— Il y a beaucoup de choses sur cette terre que tu ne comprends pas, bougre de moinillon. Une station-service était un lieu où, par l’intermédiaire de ces bornes métalliques, l’on distribuait la boisson nécessaire aux véhicules.
— Une fontaine, alors ?
— Oui, si tu veux, une sorte de fontaine.
L’esplanade avait été dévorée par la végétation. Des arbres avaient pris racine jusqu’à l’intérieur du bâtiment et troué le toit de leurs chefs forcenés. Des lianes s’accrochaient et s’emmêlaient aux frondaisons, formant des hamacs géants ou des nids pour de grands oiseaux reptiliens. Un ruisseau d’orchidées coulait sur un vieux mur où des insectes en ripaille s’affairaient. Un écureuil effarouché détala avec des cris pointus. Et tout autour, ce qui semblait à Évariste le souffle d’un infini mystère : la forêt qui respirait de tous ses poumons de feuillage.
Le jeune homme frappa le sol cimenté de sa sandale. Il sonnait creux : on eût dit qu’une grande âme nocturne et caverneuse était étendue sous la terre. Devant lui, verdâtres et toutes suintantes d’humidité, deux bornes se dressaient avec leurs visages vitrés et poussiéreux. Évariste les débarbouilla de la manche de sa robe. Apparurent, sur l’une et sur l’autre, deux yeux et une bouche où des chiffres étaient inscrits. Puis, arrachant les plaques de mousse qui les recouvraient :
— Que lisez-vous là ? demanda-t-il à son maître.
Le Fondeur se pencha.
— Sur l’une je lis : ESSENCE. Et sur l’autre : SUPER.
— Des idoles, murmura le jeune homme, oui, des idoles, ou Évariste n’est plus Évariste !
Puis, se tournant vers son compagnon :
— Eh bien ! je ne suis pas de votre avis ! proclama-t-il avec une telle force dans le sépulcral silence que des oiseaux effrayés s’envolèrent.
— Comment ? Que veux-tu dire ?
— Tout simplement que cet endroit n’était pas une station-service, mais un temple !
Le vieux laineux fit éclater son rire de perruche.
— Un temple ! s’écria-t-il. Le seigneur Évariste, comme il s’intitule lui-même sans que l’on sache exactement sur quel champ de bataille il a gagné ce titre de noblesse, le seigneur Évariste qui prétend tout savoir déclare que cette station-service est un temple. Peut-on apprendre de la bouche même de Votre Majesté, de Votre Hauteur Bénéfique, sur quoi elle se fonde pour affirmer une telle énormité ?
Le jeune homme demeura impassible. Désignant du doigt ces prétendues fontaines à carburant :
— Je me fonde sur ceci, dit-il avec le plus grand sérieux.
Puis, montrant le sol :
— Et sur cela, ajouta-t-il.
Le vieux laineux se pencha et se mit à regarder à ses pieds avec une expression ironique.
— Qu’est-ce qu’il y a là ? Je ne vois rien là ! Du ciment et des touffes d’herbe, et c’est tout !
— Vous m’avez dit vous-même si souvent qu’il fallait briser la carapace de l’apparence, faire tomber le voile de l’illusion pour que surgisse sous sa coquille l’amande ineffable de la vérité ! J’applique le système que vous m’avez vous-même enseigné et que vous appelez… – comment déjà ?… – l’arithmétique… non, l’herméneutique spirituelle. Je vous dis que sous ces touffes d’herbe et sous ce sol cimenté s’étend tout un monde souterrain, immense caverne obscure qui est le symbole des profondeurs de l’âme humaine.
— Mais ce n’est pas une caverne ! objecta le Fondeur. Il s’agit tout bonnement des citernes qui contenaient autrefois le carburant.
— Non ! Ce ne sont pas des citernes, insista Évariste. C’est notre âme sombre et tourmentée, c’est la fosse du varan et les mille étages de caves qui se prolongent sous le logis étroit de notre conscience. Quant à ces bornes, elles sont porteuses du plus haut message qui ait jamais été adressé à l’homme. Car le mot essence est sacré. Il signifie tout bonnement, comme vous dites, l’âme de l’âme ou si vous voulez le soleil des ténèbres, ce noyau de lumière irradiante, immergé dans les tréfonds de l’obscurité et qui est une parcelle du divin enfermée dans le cachot de notre corps. Quant au super…
Pressant ses mains sur sa poitrine creuse, comme pour contenir le flot torrentiel qui la traversait, Évariste s’interrompit.
— Quant au super, reprit le vieux laineux avec un sourire moqueur, il s’agit de supra-mental, je suppose ?
— Oui, clama le jeune homme d’une voix triomphante : c’est la superconscience, c’est l’océan de lumière du divin vers lequel l’essence doit faire retour pour aboutir à l’unité majestueuse du bas et du haut. Que descende le super et que monte à sa rencontre l’essence – et qu’ils se rejoignent en une rayonnante étreinte, formant… euh… formant…
Il se tut un instant, hors d’haleine, puis, désignant les grandes pancartes suspendues au-dessus de chaque couple d’idoles métalliques et qui portaient, au centre d’un cercle bleu, la même inscription en lettres rouges :
— Qu’y a-t-il d’écrit là ? demanda-t-il à son maître.
Le Fondeur plissa les paupières :
— TOTAL, déchiffra-t-il. C’est le mot TOTAL qui est répété ici. Il s’agit probablement de la marque du…
— Taisez-vous ! cria Évariste, hors de lui. Nous sommes ici dans une enceinte sacrée, celle du Dieu Total, image de l’harmonie suprême, de l’union des bas-fonds obscurs avec les hauteurs brillantes. C’est lui désormais que je veux adorer et non point votre… Absolu Indifférencié ou vos archipels abstraits.
— Mais tout ceci est faux, mon pauvre moinillon. Cet endroit n’est pas un temple, c’est un garage. Et ces idoles sont des pompes à essence…
— Eh bien, même si c’est faux, c’est vrai ! proclama Évariste d’un air buté.
— Oh ! et puis j’en ai assez, reprit le Fondeur avec un haussement d’épaules. Je n’ignore pas que le disciple doit se rebeller contre son maître et se poser en s’opposant à lui. Mais je croyais que tu ne déclencherais les hostilités qu’une fois arrivé à Paris. Nous avons encore tant de chemin à faire ensemble ! Par exemple, il va falloir traverser les montagnes sauvages du Morvan puis ces plaines interminables que les hommes d’autrefois nommaient « le Bassin parisien »… Aussi te conseillerai-je d’économiser tes forces.
Il pénétra dans le bâtiment en tirant les choupins derrière lui. Un instant plus tard il appelait Évariste.
— Tu peux dormir ici, lui dit-il en désignant une banquette sur laquelle il avait jeté une couverture. Je viendrai te réveiller dans deux heures, ajouta-t-il.
— N’avez-vous pas envie de vous reposer également, maître ?
— Non je ne suis pas fatigué… Et puis j’ai vu… il m’a semblé repérer quelque chose d’étrange… là-bas… sur l’autoroute… peu après la bretelle…
— Le clapatte ?
— Non, une maison suspendue dans le feuillage, une maison de l’ancien temps. J’ai cru voir des fenêtres. Bien entendu, il peut s’agir d’une illusion. Nous devons sans cesse nous méfier des trompeuses réalités du monde sensible. N’ai-je pas été abusé par mes sens, ces sentinelles ivres qui campent derrière mes yeux ? C’est ce que je vais aller vérifier.
Quand le Fondeur l’eut quitté, Évariste s’abandonna au sommeil à côté des choupins qui grommelaient des protestations de plus en plus molles et étouffées. Presque aussitôt un rêve vint le visiter. Sortant d’un cabaret, il s’immobilisait et contemplait le paysage. Il apercevait devant lui de hautes montagnes et un chemin montant en lacets vers un col escarpé au sommet duquel une pancarte se dressait, où le mot Total était nettement visible. De l’endroit où Évariste se tenait, le chemin lui semblait effondré, effrité et si périlleux qu’il valait mieux renoncer à l’idée de s’y engager. Or, par une vision fugitive à l’intérieur même du rêve, il lui apparut qu’il se trompait. Cette voie, tout en n’étant pas tout à fait sûre, était néanmoins praticable. C’est ainsi que ce qu’il prenait pour des effondrements n’était en réalité que des illusions d’optique dues à sa situation inférieure. D’ailleurs, sortant derrière lui du cabaret, Anne surgissait qui lui saisissait la main et l’attirait sur le chemin. Quand il se réveilla, il était dans une telle joie qu’il se mit incontinent à agacer les choupins en dansant autour d’eux, suscitant par ses tourbillons une meuglante et veule indignation. Mais dans ses mouvements il heurta au passage un objet enfoui dans l’épaisse poussière qui recouvrait le sol – et fut précipité à terre. Il se releva en pestant, frottant son coude endolori et regardant ce qui avait provoqué sa chute.
C’était une boîte de métal, sans doute une antique boîte à outils. À l’intérieur il trouva une paire de tenailles et quelques clous tordus. « Après tout, le Fondeur a peut-être raison, se dit-il. Ce bâtiment était un simple atelier, à moins que l’on pût considérer ces tenailles comme un objet rituel. » Il les examina et s’aperçut qu’elles fonctionnaient encore. Un peu rouillées peut-être et ayant besoin de quelques gouttes d’huile, mais elles avaient traversé les siècles sans grand dommage. Leurs dents se refermaient encore avec un claquement sec qui remit en mémoire à Évariste ses mornes années d’apprentissage dans une fabrique marseillaise où il arrachait des clous à des planches. Il était sur le point de jeter avec dégoût cet outil dans un angle de la pièce quand une voix étrange, à la fois proche et lointaine, s’éleva :
— Non, ne fais pas ça, garde cet objet, il te sera utile.
Évariste en fut si surpris qu’il obéit et rangea les tenailles dans sa poche. Puis, sursautant, il courut dehors dans l’espoir d’apercevoir celui qui avait parlé. Mais il n’y avait personne à l’extérieur et il dut se rendre à l’évidence : c’était en lui-même que la voix avait retenti. Quand il avait retrouvé l’axe perdu de l’autoroute, c’était cette voix qui, au fond de lui, avait parlé. « Là-bas, avait-elle dit, près du grand arbre penché et tout droit dans la direction du soleil. » Était-il possible qu’il y eût en lui un guide intérieur, un maître caché dont les conseils et l’enseignement avaient commencé tout juste ce matin, à l’instant même où il pénétrait dans la forêt ? Il se promit d’être attentif désormais à cette voix du dedans et même de l’interpeller, de susciter ses interventions et de lui obéir aveuglément. Mais comment l’appeler ? Il regarda les idoles métalliques et la réponse lui vint si naturellement sur les lèvres qu’il la crut, encore une fois, suggérée par l’interlocuteur secret.
— Essence du Dieu Total, dit-il, oui, essence du Dieu Total : c’est ainsi que tu te nommes et c’est ainsi qu’à l’avenir je t’invoquerai.
Alors, observant devant lui les grandes bornes droites comme des pierres levées, remarquant aussi la poudroyante lumière qui les auréolait de gloire, il sut qu’il ne s’était pas trompé et qu’il était vraiment dans un lieu sacré, un espace où le ciel rejoignait la terre et où les profondeurs obscures épousaient un monde supérieur et rayonnant. Et même si le Fondeur avait raison et si cette construction avait vraiment été – comme il disait – une station-service, cela n’avait pas d’importance, elle était devenue un vibrant sanctuaire dédié à la Totalité mystique, un temple voué à l’Union des contraires, à l’indispensable jonction du haut et du bas. Sous ses pieds il sentait la présence des cuves, âme nocturne où l’essence du Dieu était contenue, perle brillante au fond de la mer profonde. Et, levant la tête, il voyait pleuvoir du ciel, à travers le filtre épais du feuillage, les gouttes raffinées du super – rendues encore plus lumineuses par leurs trajets contrariés au sein touffu des frondaisons. La jonction avait lieu là, sous l’armure des idoles médianes et médiatrices, à l’intérieur même de ces pompes vouées au rassemblement, à la synthèse, à l’Union. Si l’on en doutait encore, il suffisait de voir comment, sur le flanc de chacune d’entre elles, un tuyau d’acier s’enfonçait dans une fente appropriée, image de la fécondation spirituelle et du mariage des principes opposés. Oui, c’est cela même, absolument et par le joyau dans le lotus ! comme disait le Fondeur, ou bien… Ou bien Évariste n’était plus Évariste !
L’esprit en proie à un tourbillon de pensées, le jeune homme alla chercher les choupins dans le bâtiment principal du temple. Ils étaient assoupis. Les halant derrière lui comme deux barques à demi échouées, il quitta le sanctuaire en empruntant ce que le vieux laineux avait appelé une bretelle. Il avait dû dormir moins de deux heures, songea-t-il, sinon serait venu le secouer le guide spirituel. Chaque fois le Fondeur se faisait une joie de le tirer du sommeil. Il est vrai que le vieil homme dormait peu, étant sujet à des insomnies longues et fréquentes au cours desquelles il s’ennuyait, si bien qu’il se réjouissait de réveiller son disciple, l’accablant de toutes les hautes réflexions qu’il avait conçues pendant la nuit.
Mais où était-il, ce… ce vieux toqué ? De quoi lui avait-il parlé déjà ? Ah ! oui, d’une maison dans les arbres. Poussant les choupins à grands coups de sandale, Évariste s’engagea sur l’autoroute. Au bout de quelques pas le jeune homme comprit ce que le Fondeur avait voulu dire quand il avait parlé d’une maison suspendue dans le feuillage. Devant lui, mais à une certaine distance, un bâtiment enjambait l’autoroute comme une arche, construction dont le haut était noyé dans la végétation et dont seule la partie inférieure était visible, quoique dévorée par des plantes grimpantes. Puis, dans l’encadrement d’une fenêtre, apparut le Fondeur qui se mit à pousser de grands cris à l’adresse d’Évariste.
— Qu’avez-vous ? demanda celui-ci, mettant ses mains en porte-voix.
Le vieil homme, comme un orateur fou sur sa tribune, hurlait et faisait de grands gestes frénétiques. Puis un mot se détacha de ce chaos sonore : le mot « fourmi ».
« Fourmi ? s’interrogea Évariste. Que veut-il bien dire par là ? Serait-il attaqué par des fourmis ? Il n’en a pourtant pas l’air. » Le jeune homme s’arrêta, tandis que les choupins, impavides, poursuivaient leur route. C’est alors qu’il entendit un bruit étrange, frottement semblable à celui d’un archet sur la corde molle et détendue d’un violon. En cet instant aussi les paroles du Fondeur l’atteignirent :
— Attention… Prends garde… Derrière toi !
Évariste se retourna et, quand il vit ce qu’il y avait derrière lui, sa première réaction fut de douter du témoignage de ses sens. Fermant les yeux, il se souvint de la réflexion de son maître au sujet des « sentinelles ivres », et du peu de crédit qu’il fallait parfois leur accorder. Mais quand il rouvrit les paupières la… la chose était toujours là et il fut frappé par une telle épouvante qu’au lieu de s’enfuir il demeura immobile et comme hypnotisé. L’animal – l’abominable monstre – le regardait de ses prunelles noires et vitreuses. Immenses, recourbées, semblables à de longues herbes qui rêvent au vent, ses antennes flottaient puis s’agitaient en d’inquiétants sursauts, avant de reprendre leurs mouvements doux. De part et d’autre de la bouche, se rejoignant devant elle, les mandibules cisaillaient l’air en claquant, avec un bruit d’éventail qui se referme. C’était une horreur inacceptable, noire et cuirassée, aux six pattes poilues, au thorax bombé et à l’abdomen démesuré qu’achevait un noir aiguillon où le venin suintait. Une fourmi, oui, une fourmi noire, une guerrière, mais si gigantesque qu’elle aurait pu transporter plusieurs hommes sur son dos. Si effrayé qu’il fût, Évariste évalua à deux toises la distance séparant l’extrémité du dard des meurtrières mandibules. « Est-ce possible ? » murmura-t-il. N’était-il pas encore dans le garage en train de rêver ? Il s’enfonça les ongles dans les paumes, se mordit la langue, se donna un coup de poing dans la poitrine. Non, il ne rêvait pas et il allait devoir s’enfuir. S’enfuir ? Oh ! non, pas du tout. Il ne voulait pas s’enfuir. L’idée même de tourner le dos au monstre et donc de le quitter des yeux lui était insupportable. Il fallait l’affronter en raison d’une absolue nécessité : il n’y avait rien d’autre à faire.
Ainsi Évariste se tenait debout et crispé, les bras écartés, les jambes légèrement pliées, prêt à bondir.
La fourmi se rua sur lui avec une telle vélocité que le jeune homme eut tout juste le temps de sauter de côté, qu’il entendit les mandibules claquer à ses oreilles et qu’il sentit une des antennes toucher sa joue. Ce contact froid et noir, ce baiser de brindille vivante suscita en lui une telle répugnance qu’il fut saisi de convulsion et qu’il se mit à bafouiller des injures.
— Tu m’as touché là où une princesse m’embrassa… Je vais te le faire payer ! cria-t-il.
Il sortit du fourreau la courte épée qu’il portait suspendue à la ceinture et la brandit dans la direction de l’insecte. Celui-ci se mit à tourner lentement autour du jeune homme, les yeux fixés sur lui – noires soucoupes – les antennes recourbées comme cannes à pêche vers leur prise, les mandibules ouvertes en mâchoires de tenailles.
— Tu cherches à m’impressionner ? continuait Évariste. Tu n’y réussiras pas. J’en ai maté de plus puissants que toi et qui étaient même des rois. Toi, tu n’es que la reine des gourdes !
Les antennes tressaillaient à chaque mot, semblant les analyser et les comprendre.
Une voix tomba du lointain feuillage :
— Évariste ! criait le Fondeur. Abandonne tout et viens !
— Non, je ne reviendrai pas, hurla-t-il, hors de lui. Je vais lui arracher les yeux. D’ailleurs…
D’ailleurs le moment était venu. La fourmi tournait la tête, cherchant à localiser le Fondeur, abandonnant momentanément son adversaire du regard. Évariste plongea en avant, roulant sur le matelas de feuilles mortes. La fourmi était si haute sur pattes qu’il put aisément lui passer sous le corps, sentant au passage les longs poils du thorax le frôler. Tenant son épée à deux mains, il la leva de toutes ses forces vers le haut. Il sentit se rompre la chair chitineuse et son arme s’enfoncer dans l’abdomen. Un liquide blanchâtre et gluant lui tomba dans les cheveux. Il tira son épée et bondit hors de portée du dard qui déjà se tournait vers lui. Quand il se fut redressé, il vit l’insecte lui présenter son arrière-train, puis se cambrer, se courber comme une mante religieuse et, de l’extrémité de l’aiguillon, expulser un flot d’acide formique qui jaillit en geyser et retomba en lourde flaque sur Évariste. Le visage en feu, le jeune homme poussa un cri de douleur. « Mon Dieu ! Mon Dieu Total, pourvu que je ne sois pas aveugle ! » Il rouvrit les paupières – qu’il avait heureusement gardées fermées – et ce fut pour voir l’insecte se retourner à nouveau et bondir sur lui, cisailles ouvertes.
Chose étrange, il lui sembla en cet instant que cette… abomination arrivait à un autre et que c’était un autre qui allait avoir la gorge tranchée par les mandibules. Oui, il se désintéressait de toute cette affaire. Et c’est d’un cœur paisible qu’il vit distinctement la masse noire s’élever devant lui. Il eut même le temps d’observer le changement intervenu dans les yeux de l’insecte : noirs quelques secondes plus tôt, ils étaient devenus verdâtres et semblables à des groseilles à maquereau. « Comme c’est bizarre, se dit-il, des groseilles à maquereau ! »
Puis il reçut en pleine poitrine le choc des deux pattes antérieures et s’effondra en arrière.