VII
C’était une chose réellement curieuse que d’observer Blanc-Pétral, songeait Aloysius, le vérificateur. Le visage du chef de la blagoulette était remarquable non tant par ce qu’il exprimait que par ce qu’il n’exprimait pas. Une face close, pour ainsi dire, un visage où nulle émotion ne venait jamais s’inscrire, même pas ce frémissement presque imperceptible des idées et des projets que lui, Aloysius, le meilleur espion du Bureau, savait saisir et interpréter.
Certes la besogne était rude. N’eût été l’avantage qu’il comptait en tirer – le poste de Blanc-Pétral à la tête de la blagoulette – il ne se fût pas engagé dans cette expédition. Mais le maréchal Acier, le mou, l’adipeux maréchal Acier avait tant insisté pour qu’il s’y mêlât, faisant étinceler le surcroît d’honneurs qui allait lui échoir s’il réussissait, qu’Aloysius – ravagé d’ambition – avait fini par obtempérer.
Bien entendu, il savait que le maréchal était menacé et qu’au Bureau Populaire un clan puissant tâchait de déboulonner sa statue vieillissante, clan dont Blanc-Pétral était précisément l’inspirateur. Mais le maréchal n’était pas aussi déclinant que ses adversaires l’imaginaient. C’est ainsi que ce sacré vieux renard avait manœuvré de telle façon que Blanc-Pétral s’occupât en personne des deux laineux en fuite, cela afin de l’éloigner de Marseille et de lui laisser le temps de liquider, au sein même du Bureau, toute opposition organisée.
Par la suite le maréchal s’était ravisé et même inquiété. L’arrestation d’un complice des laineux, celui qui leur avait fourni les cartes nécessaires à leur cheminement, avait permis de connaître le but de la pérégrination des deux fous : cette cité légendaire dont on disait qu’elle avait été un des centres de l’ancienne civilisation. Alors, craignant que Blanc-Pétral n’atteignît lui aussi Paris et ne mit la main sur des secrets technologiques d’importance – par exemple cette fameuse fission de l’atome dont on parlait à mots couverts dans les cercles dirigeants –, il avait fait appel à Aloysius pour le surveiller.
Aloysius, qui était heureusement inconnu de Blanc-Pétral, était un de ces « vérificateurs » clandestins dont usaient fréquemment les autorités du Bureau pour s’espionner elles-mêmes. Non seulement il devait savoir observer et se taire, mais en plus il était tenu de se fondre dans le groupe environnant, d’en intégrer les manies et jusqu’à l’aspect extérieur, choses qu’il avait toujours réussies parfaitement. Cette fois-ci, cependant, il ne se sentait pas à l’aise, avait commis deux ou trois impairs et craignait que Blanc-Pétral n’eût par lui sa méfiance éveillée.
La vérité était que, quoiqu’il désirât devenir leur chef afin de siéger de plein droit au Bureau Populaire, il n’aimait pas les blagoulets. Il y avait en eux quelque chose de… d’anormal, une cruauté qui lui déplaisait profondément. À force de changer d’identité, il avait semblé au vérificateur ne plus avoir de nature propre et de pensée autonome. Il croyait que sa personnalité errante était informe, comédien qui adoptait complètement les caractères des types qu’il incarnait. Eh bien, il se trompait. Ce qui s’était passé le mois précédent dans cette ville de la Loire qu’avait prise d’assaut l’armée no 21 du Bureau lui avait fait comprendre qu’il avait une nature propre et qu’elle se différenciait grandement de celle des blagoulets.
Cette ville en ruine et malmenée par des vents de sable était tenue par des bandes d’enfants qui jouaient à la guerre plutôt que de combattre sérieusement. Ils n’avaient offert à l’armée 21 qu’une sorte de résistance esthétique, avec des gestes grandiloquents et des actes de bravoure inutiles. Pied-de-Biche, le général en chef de cette armée qui avait pour mission de suivre Blanc-Pétral et de gagner la forêt d’Iscambe dont elle devait occuper toute la lisière, avait confié aux blagoulets le soin d’interroger les enfants prisonniers.
Les sbires s’étaient – oui, c’était bien le mot – rués à la tâche, précipités sur ces innocentes créatures comme sur des proies dont avaient besoin leurs organismes pour survivre. Et pendant toute une nuit, nuit affreuse trouée de cris et de plaintes, ils avaient coupé des mains, arraché des sexes comme on déracine des arbustes, tailladé des poitrines et des cous. Aloysius admettait que l’on torturât à condition de le faire dans un but bien précis, celui d’obtenir des renseignements dont pût bénéficier la cause mille fois sacrée du Bureau Populaire. En l’occurrence, les blagoulets n’avaient même pas questionné ces enfants dont certains – tout blonds, tout bouclés – n’avaient pas plus de huit ans.
Parmi ces monstres il y en avait deux qui s’étaient particulièrement acharnés en cette orgie sanglante, c’était ceux – squelettiques, sombres, convulsés et semblant les archétypes de la mort – qu’on appelait les jumeaux. Étaient-ils vraiment jumeaux ? Impossible de le savoir tant ils s’offusquaient de la moindre question personnelle, vous regardant alors d’une façon menaçante, tâtant du doigt le fil de leurs couteaux.
Pour les différencier on les nommait l’un l’égorgeur et l’autre le désongleur. Ils avaient cette nuit-là si abominablement œuvré que leurs redingotes étaient couvertes de sang et qu’à l’aube leurs visages hagards étaient ceux d’hommes sur le point de tomber ivres morts. C’était à cause d’eux, à cause de l’égorgeur et du désongleur, qu’Aloysius avait commis son premier « impair », erreur que Blanc-Pétral avait aperçue. Confronté à cette boucherie dont les jumeaux étaient les auteurs, il avait été incapable de réprimer un dégoût si profond qu’il avait vomi devant eux, réaction qui avait provoqué un regard étrange du chef de la blagoulette, comme si pour la première fois il remarquait sa présence. Le vérificateur avait prétexté quelque mauvaise digestion, un estomac délicat et l’eau malsaine qu’il avait bue dans la journée. Ces arguments n’avaient guère convaincu Blanc-Pétral, à en juger par l’inquiétant sourire qui avait alors gercé son visage.
Par la suite il y avait eu d’autres dissonances, bien légères sans doute, mais dont l’accumulation n’avait pas manqué de renforcer les soupçons naissants de celui qu’il était venu surveiller. Par un étrange retournement de la situation, c’était lui qui à présent se sentait observé. Oui, il allait devoir redoubler de prudence et se montrer plus blagoulet encore que les blagoulets.
C’est ainsi qu’en cet instant où, sur le parvis de la sylve, la troupe attend l’allocution de son chef – c’est-à-dire l’ordre du jour – pour s’élancer sur la piste des fuyards, en cet instant où les valets de Hincter qui viennent de rebrousser chemin s’éloignent vers la vallée d’Émeraude où ils attendront – pour le faciliter – l’assaut de l’armée 21, en cet instant le vérificateur plonge convulsivement sa main dans sa poche pour toucher le gri-gri qu’il y dissimule : un chapelet des temps anciens, lointain cadeau de sa mère et talisman qui ne le quitte jamais. Entre ses omoplates il croit sentir les regards conjugués de l’égorgeur et du désongleur qui sont immobiles derrière lui. Blanc-Pétral leur a-t-il demandé de veiller sur lui ? Dans quel but ? Le soupçonne-t-il de vouloir s’enfuir ? Il se trompe. Tout au long de ses vingt ans de carrière, Aloysius n’a jamais déserté, allant toujours jusqu’au bout de sa mission. Cette fois-ci encore il pénétrera les ténébreux desseins du factieux.
Il en a déjà percé à jour au moins un et l’a noté sur ses tablettes : Blanc-Pétral désire s’enfoncer dans la forêt, sur la route de Paris. Il n’y a point d’autres explications à son étrange comportement. Maintes fois, dans les dernières semaines, il aurait pu arrêter ces deux fous inoffensifs qui, parce qu’ils portaient des robes de bure, se prenaient pour des sages. Cette nuit même il pouvait le faire. Il disposait de tous les hommes qu’il désirait et jusqu’aux trois mille fantassins de l’armée 21 qui campaient à proximité, à moins de quatre lieues plus à l’est, ceux-là mêmes qui ce matin s’apprêtaient à envahir la vallée d’Émeraude. Eût-il procédé à cette arrestation que, devant les instances dirigeantes du Bureau, il aurait été dépourvu d’arguments pour expliquer son incursion dans la forêt d’Iscambe.
En vérité, la poursuite des deux laineux n’est qu’un alibi pour Blanc-Pétral. Son but unique, sa destination invariable est Paris, la ville morte. Que veut-il y faire ? Quel secret cherche-t-il à y découvrir ? Aloysius se promet d’obtenir toutes les réponses à ces questions : il vérifiera, oui, il vérifiera à en perdre haleine, cela afin de continuer à mériter le titre de premier vérificateur du Bureau Populaire.
Ainsi Aloysius s’interroge et affermit ses résolutions tandis que Blanc-Pétral, d’une voix monotone, entreprend d’informer la noire blagoulette de l’ordre du jour : s’engager dans la jungle, se saisir promptement des laineux afin de…
— Afin de les couper en morceaux ! s’exclament d’un même élan l’égorgeur et le désongleur.
Un sourire de poupée apparaît sur le visage de leur chef.
— C’est exactement cela, dit-il d’un ton morne.
Puis, se tournant vers la forêt :
— En avant ! lance-t-il avec vigueur.
Tirés par des choupins amaigris, les chariots s’ébranlent. Derrière eux marche la colonne policière : on dirait qu’elle enfonce d’invisibles portes. La brise s’est tarie qui tout à l’heure chantonnait comme un ruisseau sur les galets de feuillage. La forêt tout entière semble retenir sa respiration.