XXI
Étendu sur sa litière, le Fondeur exhortait son disciple à redoubler d’efforts pour extraire l’amande secrète que le réel dissimulait. C’est ainsi que, selon lui, l’autoroute était l’autoroute, c’est-à-dire le chemin de soi-même, et ces guichets le péage intérieur. En ces cabines se tenaient jadis des sages dont le rôle consistait à arracher les idées inutiles, les dogmes imposés, tous les boulets de plomb qui empêchaient l’homme de progresser vers son centre.
— Des émondeurs, alors ? suggérait Évariste.
Oui, des émondeurs. Ils sectionnaient les branches qui ralentissaient la croissance du tronc majestueux, ils abattaient jusqu’aux plus beaux souvenirs. Ils étaient vraiment impitoyables, ces sages-dans-le-guichet. Mais il fallait leur rendre cette justice : leur besogne était sacrée et, pour sa part, le Fondeur affirmait bien haut que…
— Maître, faites silence, l’interrompit Évariste. Je viens d’entendre un bruit inquiétant. Il venait de cette direction.
Les deux hommes scrutèrent l’obscurité.
— On aurait dit un cri humain, ajouta le jeune laineux.
Là-bas dans la nuit qui s’épaississait ils crurent distinguer une tache blanche en mouvement. Puis ils ne la virent plus et après être restés un long moment immobiles et silencieux ils finirent par reprendre leur conversation. Elle ne s’éternisa pas. Le Fondeur se sentait fatigué. Il avait la tête lourde et brûlante. Depuis quelques jours le renversaient des accès de fièvre passagère qu’il attribuait au « caractère démesuré de son activité spirituelle ». Ce soir, il désirait simplement se reposer.
— Nous ne sommes plus qu’à vingt lieues à peine de Paris, expliqua-t-il à son disciple, distance que nous pouvons aisément parcourir en deux journées. Nous touchons au but. Un nouveau retard m’affligerait. Mais j’en fais ici le serment : à l’aube je serai debout et tout palpitant d’impatience !
Le lendemain, aux premières lueurs du jour, il était debout en effet et tout palpitant d’une ardeur inquiétante où Évariste voyait davantage l’agitation de la fièvre que l’excitation du départ. Ils s’ébranlèrent pourtant, s’éloignant du péage – non sans que le Fondeur eût à nouveau adressé un tremblant discours à son disciple. Sans doute aurait-il été mieux inspiré en économisant ses forces, car au bout d’une lieue, le visage grimaçant et ruisselant de sueur, il était dans l’incapacité de faire un pas supplémentaire.
— J’éprouve un léger malaise, dit-il à Évariste. Mais tu peux continuer sans moi. Je te rattraperai.
Il n’en était pas question, déclara le jeune homme. Ils ne s’étaient jamais séparés depuis leur départ de Marseille, plusieurs mois auparavant, et ce n’était pas aujourd’hui qu’ils allaient commencer, alors que le centre de lumière était si proche désormais. Non, non, il fallait trouver une solution. Évariste en voyait une très simple : le Fondeur allait chevaucher les choupins à tour de rôle et ceux-ci le porteraient jusqu’à Paris.
Cela semblait simple en effet, mais, lorsque le vieux laineux enfourcha l’un de ces bovidés, l’animal – effrayé – se mit à gambader de tous côtés et, finalement, le désarçonna. Et ils eurent beau recommencer, les caresser ou les fustiger, rien n’y fit : les choupins se refusaient à servir de monture aux hommes – ils les précipitaient à terre ou restaient immobiles, comme statufiés.
Pour finir, Évariste résolut de transporter le Fondeur sur son dos, mais rapidement il dut déchanter. D’abord le vieil homme – en dépit de sa frêle apparence – était plus lourd qu’il ne le supposait. « C’est le poids de ma philosophie majestueuse, dit-il, la pesanteur de ces idées de grand format qui m’habitent » et ensuite la chaleur était si forte qu’au bout d’une heure de marche Évariste, accablé, dut renoncer à avancer dans cet équipage. Leur progression était si lente qu’à ce rythme ils ne pouvaient compter atteindre Paris avant une semaine.
« Je vais quitter l’autoroute, se dit Évariste, et tâcher de trouver, dans une maison de l’ancien temps, une charrette encore utilisable. »
Abandonnant maître et choupins au bord de la voie, le jeune homme se risqua sur un chemin transversal conduisant à un pont perdu dans le feuillage et qui franchissait l’autoroute. Un peu plus loin il aperçut une maison à demi effondrée et dévorée par la végétation au point qu’un arbre s’était enraciné en son centre et l’avait fendue en deux. À l’intérieur – où régnait un lugubre silence de crypte – de l’eau s’égouttait au creux d’un évier vide. Dans un appentis attenant à l’habitation, véritable capharnaüm où son intrusion mit en fuite une foule de rongeurs effarés, il découvrit, au milieu d’un tas de détritus, une charrette à deux roues qui lui parut adéquate. L’extirpant et la halant sur le chemin, il ne put s’empêcher de sourire en voyant de quoi il s’agissait : c’était une charrette à bébé, c’était un landau métallique rouillé, certes, mais encore en état de marche, quoique les pneus en fussent moribonds et déjantés. « C’est tout à fait ce qui lui faut ! » se dit-il en regagnant l’autoroute.
Le Fondeur grimaça en voyant l’acquisition de son disciple.
— Jamais je ne pourrai entrer là-dedans ! s’écria-t-il.
Avec du chaume de pandanus et des feuilles de bananier ajoutés aux couvertures dont ils disposaient, il lui ménagea, au fond du landau, une literie acceptable. À la suite de quoi le vieux laineux s’introduisit avec prudence dans ce qu’il appelait cette « caisse à poux ». Bien entendu, si petit qu’il fût, ses jambes poilues dépassaient quand même du véhicule, mais – en les pliant – il réussit à s’installer dans un confort relatif. Poussant son maître devant lui, Évariste se remit en marche. Le landau roulait bien. L’autoroute était rectiligne et sans déclivité. Évariste n’avait point de gros efforts à produire – et cependant il n’était guère satisfait de cet arrangement, car le Fondeur, profitant de la situation, ne cessait de tenir de longs discours dont la répétition à la longue l’exaspérait.
Comme ils passaient devant une station du haut-service vouée au dieu Esso, le tigre destructeur, le vieux laineux entreprit une longue et docte comparaison entre cette divinité impitoyable et les Sages dans le Guichet, affirmant qu’ils accomplissaient la même tâche, à savoir : démanteler l’artifice pour faire apparaître la vérité cachée, enlever les différentes couches mensongères du moi comme on pèle un oignon afin d’en révéler le cœur pur et odorant. Oui, Esso, le tigre divin, devait être considéré comme le dieu des émondeurs, car c’était lui qui dépouillait l’homme de ses leurres successifs, masques dont il se couvrait le visage pour se prémunir du prochain mais qui finissaient par dissimuler à son propre regard sa nature véritable. Ensuite, Antar, le dieu de la bienfaisante harmonie – dont le symbole quaternaire était en réalité une pyramide vue du ciel – pouvait agir…
De tels sermons épuisaient Évariste. Avec soulagement, il vit surgir de l’abri de la jungle une bande d’une dizaine de clapattes, guidés par René, la petite créature qu’il avait arrachée naguère aux griffes du reptile ailé, le premier de ces enfants tristes qu’il eût libéré. Il l’avait appelé René car il lui avait semblé qu’en lui déclouant la langue il l’avait fait naître une seconde fois. Depuis, l’adolescent les suivait. Quand il les quittait, ce n’était jamais pour longtemps. Il allait dans les replis de la forêt, battre le rappel de ses frères clapattes, afin qu’ils subissent la même opération régénératrice.
Ce geste d’Évariste avait les effets les plus bénéfiques. En extrayant le clou, en l’extirpant d’un décidé mouvement du poignet, il faisait sauter l’obstacle qui empêchait la Force de passer, livrant la totalité de l’être à l’énergie des profondeurs, c’est-à-dire – pour reprendre l’expression emphatique du vieux laineux – « mariant le Bas avec le Haut ». « C’est extraordinaire ! reconnaissait Évariste : d’un seul coup de tenailles, j’obtiens ce qui est le but de toute vie, l’union de l’essence et du super. Il suffit parfois d’une simple pichenette pour accomplir la Totalité. »
L’opération était plus complexe que ne l’affirmait le jeune homme. D’abord il lui arrivait de s’y reprendre à deux ou trois fois pour extraire la pointe traversant la mâchoire. Et ensuite, si le clapatte éprouvait une sensation de libération immédiate, il ressentait aussi une douleur rayonnante : joie et souffrance mêlées, tel était l’effet produit, tout au long de la première journée, par le geste libérateur. Leurs cris en cette nouvelle naissance exprimaient nettement cette contradiction des émotions. On y décelait tour à tour l’ivresse que cette soudaine plénitude suscitait, les affres pénibles qui les taraudaient et – chose plus surprenante – une sorte d’effroi devant l’inconnu.
Car les clapattes s’étaient habitués à cette présence étrangère, à cette tige de métal qui leur perçait la langue. Même s’ils en souffraient, cette souffrance leur était familière, passant et repassant avec monotonie sur des voies sans mystère. Or le déclouage leur ouvrait tout à coup de nouveaux territoires, l’immense empire de la parole et de la liberté à la frontière duquel, effarouchés, ils s’immobilisaient. Il n’était pas impossible que l’un d’eux, confronté à cet infini, en conçût du regret pour le vieux clou rouillé et de la nostalgie pour l’ancienne dépendance où il s’étiolait.
Cette crainte devant l’aventure ne durait jamais longtemps : elle était éphémère, comme la vive douleur de l’extraction. Il suffisait que, dans l’obscurité de la première nuit, la terre maternelle accueillît à nouveau en son sein leurs petits pieds avides, leurs jambes spongieuses qui aspiraient la sève du noiroir, l’impatiente énergie enclose dans les ténèbres du sol – il suffisait d’une seule nuit pour les voir se transformer.
Métamorphose intérieure tout d’abord, qui faisait de ces enfants de la tristesse, dont les plaintes naguère ternissaient le sombre éclat des nuits, de vrais fils de la joie aux rires plus frais et plus jeunes qu’un ruisseau bondissant. Métamorphose physique enfin par quoi ces créatures visqueuses devenaient des enfants blonds et nus, des elfes aux malicieux regards, à la peau blanche et souple, qui se déplaçaient avec une agilité sans pareille.
Certes, leur enracinement nocturne, leur silhouette flexible, le vert profond de leurs yeux et ces petites fleurs roses qui poussaient parfois sur leur poitrine à l’emplacement du cœur trahissaient leur nature végétale, mais leurs émotions étaient bien humaines. Ils éprouvaient pour Évariste de très évidents sentiments de reconnaissance. Il leur arrivait de se jeter sur leur libérateur pour l’étreindre et l’étouffer sous leurs baisers.
En réalité, les clapattes avaient une nature double, mi-humaine et mi-végétale. Le Fondeur lui-même – qui prétendait tout savoir – n’en pouvait expliquer la raison, comme il ne pouvait expliquer pourquoi il n’y avait point de filles parmi eux. Cette absence de sexe féminin, jointe à leur dualité, constituait ce que le vieux laineux appelait « l’énigme des clapattes ». Nommer un mystère n’était pas l’élucider : il aurait fallu pour ce faire pouvoir converser avec eux, chose impossible car ils ne parlaient nulle langue intelligible. Ils s’exprimaient par des cris modulés, des rires en cascade, des sortes de pépiements d’oiseaux. Parfois aussi sortait de leur gorge une voix végétale : égayés, ils faisaient entendre ce tendre babil du feuillage au vent léger du soir ou bien, sous le coup de la colère, d’une mâle indignation, résonnaient dans leur poitrine ces grondements de forêt profonde malmenée par l’orage.
Afin d’en connaître davantage sur l’histoire des clapattes et sur la raison d’être de ce clou qui leur déchirait la langue, Évariste avait résolu de faire de René son élève et de lui apprendre à parler. Après quinze jours d’efforts, le clapatte ne pouvait prononcer qu’un seul mot : « petit pâté », expression qu’il employait à tout propos et en toutes circonstances. Le Fondeur avait-il mal aux pieds et était-il contraint de suspendre sa marche ? Aussitôt s’approchait le gentil clapatte qui lui massait les chevilles en répétant avec une étrange intonation : « Petit pâté ? Petit pâté ? » vocable qui signifiait en l’occurrence : « Vous fais-je mal, Fondeur ? Souffrez-vous au point de ne pouvoir supporter le contact de mes mains vous pétrissant les chairs ? » Lui tapotant l’épaule, le vieux laineux le rassurait : « Petit pâté, disait-il d’une voix paisible que nulle douleur n’affectait, petit pâté, voyons ! »
Pour Évariste, cette expression en disait souvent plus long que de doctes discours ; lui-même l’utilisait quand il s’agissait par exemple de qualifier une émotion subtile que le corset d’un mot répertorié et défini eût étouffée. Était « petit pâté » l’embrasement du ciel au matin dans la renaissance théâtrale – et toujours miraculeuse – d’un vieux soleil usé qu’on avait cru mort le soir précédent. « Petit pâté » aussi étaient ces artères de l’ombre au sein même de la lumière bouillonnante. « Petit pâté » enfin la présence en lui d’une pure et claire image féminine, femme intérieure, éternelle jeune fille du dedans qui d’un index têtu frappait aux portes de l’âme pour qu’on lui ouvrît. Parce que ce nom était doux, il l’appelait : Shelle. Oui, femelle enclose et infante en son jardin, Shelle avait été de tout temps réprimée, persécutée même par les méfiants gardiens de la virilité masculine. O geôliers, ô guerriers ! Vous enfermez en vous ce qu’il y a de meilleur, le germe de votre possible grandeur, cette maîtresse des émotions et des instincts qui règne sur toutes les fulgurances !
Et cette fois encore, comme – cessant de pousser le vieux laineux en son landau – il procédait, sous l’œil ému de René, à une dizaine de déclouages, Évariste ne put que s’émerveiller à nouveau des métamorphoses inouïes que suscitait ce simple geste d’arrachement : la femme intérieure éclatait tout à coup dans la terne et grisâtre enveloppe masculine. Car c’était elle, c’était la jeune captive qui lançait hors de la bouche des clapattes étonnés le cri ailé d’une liberté recouvrée, c’était elle qui en arrière renversait sa gorge à la façon des amantes qu’une soudaine jouissance foudroie – et c’était Shelle, longtemps contrainte et comprimée, qui se révélait brutalement.
Lorsqu’il eut achevé ses déclouages, où le Fondeur voyait un des rites principaux de l’essentialisme, ils reprirent sur l’A6 leur monotone progression. Les clapattes les suivirent, petite escorte qui tourbillonnait autour d’eux.
Quoique toujours fiévreux, le vieux laineux était de plaisante humeur. D’être ainsi poussé en avant par son disciple le réjouissait. Comme à l’accoutumée, il en tirait les enseignements les plus graves. Le vieux philosophe au chef blanchi par la sagesse, à la tête lourde de connaissance, doit, disait-il, retrouver l’état d’enfance quand il se rapproche du centre : il doit régresser pour progresser. Aussi se mettait-il, pour illustrer sa pensée, à brailler comme un nourrisson et à demander « où était son biberon ». Naturellement, il s’agissait du « biberon des idées éternelles » ou du « lait de la grande mère divine », mais cette comédie semblait tellement lui plaire qu’il la fit durer jusqu’au coucher du soleil. Quand il eut appelé Évariste « papa » et qu’il l’eut prié de « l’emmailloter », celui-ci estima qu’était pleine la coupe de sa patience. Le traitant de vieux fou, il lui enjoignit de ne point se donner en spectacle à des clapattes aux cœurs purs, lesquels allaient en concevoir les idées les plus étranges au sujet de la vieille philosophie laineuse.
— Petit pâté ! dit le Fondeur avec tristesse, petit pâté !
Ils dormirent ce soir-là dans une station du Dieu Total, s’étendant à même le sol cimenté qui recouvrait l’âme obscure des grandes cuves caverneuses. Les clapattes s’étaient enracinés à quelques pas de là, les uns à côté des autres, tels des piquets, dormant du sommeil même de la terre. Au milieu de la nuit, Évariste fut réveillé par un chant d’une douceur bouleversante et tel qu’il n’en avait jamais entendu : c’était un chœur de voix célestes qui tantôt s’épandaient en sonorités graves, mystérieuses, flottant comme la brume au-dessus du sol, et tantôt assaillaient d’invisibles sommets à grands coups d’épée de lumière. Ainsi à des harmonies profondes, retentissantes, semblant naître des sanctuaires de la nuit, succédaient la montée d’une cavalerie légère de voix pures et le soudain épanouissement d’une fleur d’or au-dessus d’un océan de ténèbres.
Le jeune homme se leva et, les yeux écarquillés, s’en fut vers la source de cette musique ineffable. Une lune pleine avait sur le feuillage renversé sa jatte de lait, si bien que les visages des clapattes apparaissaient comme masqués de plâtre, blancs visages de statues où leurs bouches ouvertes creusaient des trous noirs. C’étaient eux qui chantaient, oui, c’étaient ces petites créatures libérées qui faisaient monter vers la voûte des arbres et le grand ciel étoilé la splendeur fragile et comme menacée d’un chant d’amour.
Et tout à coup Évariste se prit à douter : était-ce vraiment eux ? Ils semblaient si… endormis, si sommeillant ! C’est ainsi qu’aucun n’avait les yeux ouverts. C’est ainsi également que les bouches étaient immobiles et semblaient plutôt subir que former les sons qui les traversaient. Mais si ce n’étaient pas les clapattes, qui donc poussait vers le haut et à travers eux ces sublimes arpèges ?
— C’est la terre, dit le Fondeur qui s’était réveillé et s’approchait, c’est le chant de la terre. Écoute-le, moinillon. Il n’en est point de plus sacré !
Évariste écoutait en tremblant cette voix mystérieuse, cette poignante symphonie des esprits souterrains. Beauté, sérénité : elle était le salut qu’adressait à l’univers la terre généreuse et féconde et son appel aussi, dans la nuit obscure, à une lumière plus haute. Elle exprimait l’inquiète nostalgie des soubassements pour un monde supérieur et l’océan de clarté du divin dont ils étaient comme exilés.
À l’aube la voix se tut et les clapattes s’éveillèrent. À l’aide de gestes et de grimaces, le jeune laineux demanda à René s’ils avaient chanté pendant la nuit. Chanter ? « Petit pâté ! » Ils n’avaient pas chanté, ils avaient pioncé, oui, et de la façon la plus agréable. Évariste revint tout songeur auprès de son maître. De sa vie il n’avait entendu un chant qui fût aussi beau, aussi pur, dit-il. Il se demandait si…
— Si quoi ? interrogea son compagnon, qui s’était déjà installé dans son landau.
Eh bien, s’il n’y avait pas une possibilité pour l’artiste de s’enraciner ainsi dans la terre et de laisser monter à travers lui les puissantes harmonies des profondeurs. En un mot, ne devait-il pas – plutôt que de s’exprimer lui-même en faisant sortir au compte-gouttes le jus de la petite bouteille – devenir le desservant de la Force qui se hâtait dans les étroits défilés de son âme et se précipitait vers l’estuaire lointain et l’océan qui l’attendait. L’artiste – qu’il fût potier ou musicien – ne pouvait-il, au lieu de s’accrocher au mental à tête lourde, se transformer en temple et y accomplir l’esper, c’est-à-dire le mariage du Bas et du Haut ?
— Certes, approuva le Fondeur, mais tu sais ce qui cloue leur langue, tu connais la nature de la Bétonnée Paroi qui contrarie ces épousailles : tu m’en fis grief naguère.
— Quoi donc ?
— L’orgueil avec sa poitrine corsetée et qui se gonfle. L’orgueil et son menton agressif. Moi ! Moi ! Moi ! Ils piaillent comme des poussins affolés. Ils ne peuvent renoncer à leur petit ego à taille fine. Et c’est pourquoi ils préfèrent camper dans le mental avec le Branleur de Poux. D’ailleurs ils n’y sont pas heureux, car la Force qui mugit dans les souterrains finit par ébranler leur fragile demeure. Alors il faut voir leurs regards qui vacillent. Je suis tourmenté ! Je suis angoissé ! Donc la vie est absurde, concluent ces petits égotiers. Mais la vie n’est pas absurde pour celui qui marche vers son centre d’équilibre, dans la grande forêt obscure et caverneuse et sur la vieille route oubliée !
Hors de lui, le Fondeur, vautré au fond du landau, se mit à agiter en l’air ses jambes nues qu’achevaient de rapiécées sandales.
— En avant ! s’écria-t-il ! Nous n’avons que trop tardé. Il ne reste plus qu’une petite dizaine de lieues pour atteindre le pôle mystérieux de la jungle d’Iscambe. Nous devrions y être ce soir même !
Cet espoir fut déçu : ils mirent toute la matinée à franchir une rivière dont le pont était écroulé. Les clapattes les y aidèrent, qui n’avaient pas peur de l’eau non plus que des crocodiles qui foisonnaient sur les berges. Mais l’après-midi ce fut à leur tour de manifester une crainte grandissante. Plus ils s’approchaient de Paris et plus leur comportement changeait.
— Par la déesse Castrai ! s’étonna le Fondeur. On dirait que la grande ville les épouvante.
Il y eut une première désertion, puis une seconde. D’un bond dans les fourrés, ils disparaissaient en poussant des cris plaintifs. À la fin de la journée, seul René les accompagnait encore, mais il tremblait. À plusieurs reprises Évariste dut suspendre sa marche pour prendre le clapatte dans ses bras et le rassurer.
— Moinillon ! Regarde les effets de la peur sur ces enfants.
De petites fleurs noires et molles croissaient sur son cou au niveau de la glotte, pétales d’un noir indécis qui avaient la couleur des ailes de chauve-souris. Mais, en dépit de sa terreur, René semblait décidé à suivre les laineux. Parfois, d’un geste touchant, il saisissait la main d’Évariste et la serrait entre ses doigts qui craquaient comme de petites branches.
Le jeune homme sortait de sa poche les tenailles libératrices et brandissait en l’air cet instrument sacré, voulant montrer à son ami combien il était résolu à les abattre sur quiconque le menacerait. Alors le tendre clapatte aux cheveux blonds souriait et l’on voyait distinctement à son cou se faner les fleurs de l’épouvante et tomber les noirs pétales – tandis que sur sa poitrine de petites tiges vertes dardaient hors des chairs les myosotis du confiant amour.
On sentait la ville de plus en plus proche. De part et d’autre de l’A6 les grands bâtiments abondaient, dont les murs craquelés apparaissaient dans le feuillage. L’autoroute elle-même s’élargissait, embrassant plusieurs voies parallèles et qui toutes se dirigeaient vers l’extrémité lumineuse, vers la capitale des ténèbres ! Des monceaux de véhicules encombraient la chaussée, camions renversés montrant leur ventre comme des insectes morts, canons dressant vers le ciel leurs menaces périmées, autobus couchés sur le flanc.
Ils bivouaquèrent ce soir-là dans un chantier situé à l’écart de la route, au pied d’une construction inachevée, parmi d’énormes engins qui semblaient avoir été stoppés en plein travail. Comme il est de règle à la veille des grands événements de l’existence, Évariste dormit mal. Il fut même réveillé avant l’aube et attendit en se promenant le lever du soleil. Le Fondeur, lui, pour une fois, ronflait. « Quel diable d’homme ! se dit Évariste. Il est sur le point de toucher au but de sa longue pérégrination et lui – l’insomniaque – roupille sur ses deux oreilles ! » Le jeune homme se souvenait de leurs conversations d’antan, à Marseille, quand ils se retrouvaient, après le travail, dans ces « réunions prolétariennes » où les ouvriers acclamaient les dirigeants du Bureau avec des voix lasses et des poings accablés. Le vieux laineux en bleu de chauffe se faufilait auprès de lui et chuchotait un simple mot qu’il suffisait à Évariste d’entendre pour que – voûté – il se redressât. Et ce mot était : Paris, nom aux ailes multicolores, comme un oiseau d’archipels, et qui, pour lui, était la promesse d’un accomplissement inimaginable. Eh bien, après des mois d’efforts et de périls répétés, épreuves qui l’avaient tout à la fois endurci et adouci, il se trouvait à pied d’œuvre à présent : aujourd’hui, demain, il pénétrerait dans la grande cité fabuleuse, dans le noyau, dans le joyau, dans la perle vivante !
Les premiers éclats du soleil rutilèrent dans les hautes frondaisons. Le chantier s’éclaira peu à peu aux flammèches de l’aurore. Évariste regarda autour de lui. Le Fondeur n’avait pas encore ouvert un œil et gisait sur sa couverture. Enraciné juste à côté de lui – proximité dont il n’était pas coutumier – le clapatte sommeillait. Son beau visage tressaillait de tous les rêves profonds de la terre. Évariste s’éloigna. Dans un angle du chantier, il découvrit une tourelle métallique si haute que son sommet, transperçant le feuillage, devait dominer la forêt. Sans doute avait-elle été jadis utilisée pour une construction que la catastrophe avait interrompue : eh bien, ne pouvait-elle, des centaines d’années après, servir à l’édification de l’immeuble intérieur, à la réalisation d’un travailleur de l’âme ? Peut-être que – du haut de cette grue – il pourrait voir Paris, dévoilant de son regard le centre enfoui et mystérieux.
Il s’y jucha, escaladant les poutrelles avec agilité, traversant les frondaisons épaisses, chaudes, peuplées d’oiseaux qui s’enfuyaient à grands cris, et surgissant, le visage griffé par les branches, au-dessus d’une immensité vallonnée de végétation – vigie surplombant l’océan vert où l’aube pourchassait les ténèbres. Mais il ne vit point Paris. Posée au milieu du paysage, une bulle de brouillard, blanche et gigantesque coupole, coiffait la jungle, empêchant de distinguer les détails qui eussent trahi la présence de la ville morte. Un soleil humide et rouge, fruit jailli des étangs de la nuit – pastèque ouverte au fond du ciel – semblait par son seul rayonnement dilater ce grand œuf de brume en son nid de verdure. Puis l’œuf se mit à trembler, œuf ou fleur refermée et qui, lentement, s’ouvrait, corolle mue par une force intérieure, qui lançait ses pétales de fumée.
Et la ville apparut, au centre de la fleur blanche et épanouie, avec ses tours, ses clochers, ses dômes, sa marée de toits luisants de la rosée du matin ! Si jeune et si ancienne à la fois, oh ! ces cris de cuivre derrière les rideaux de la vie ! Évariste frissonnait : il lui semblait que c’était en lui-même que la ville s’était dévoilée, fumant dans la splendeur d’un jour nouveau, grande cité du dedans à laquelle conduisait l’autoroute du Soleil.
« Ville de l’essence, murmura-t-il, cité sacrée de l’âme ! »
Elle étincelait comme le joyau dans le lotus !