XXIV

— Sais-tu d’où vient le malheur des hommes ? demandait Anne.

— Non, mais je vais l’apprendre, disait It’van en la serrant contre lui avec amour.

Ils étaient nus et étendus tous les deux dans le grand lit de la maison au verger. C’était quelques semaines après leur retour de Gnomeville. À la suite de nouvelles batailles, les grandes armées rassemblées en hâte par Bratoc avaient été mises en déroute. Les pétioles cuirassés d’orichalque par les nains forgerons avaient fait merveille. Gardes royaux et rebelles, emmenés par Batifol et Cortex, avaient défoncé les lignes de défense des fourmis et submergé leurs citadelles. Toutefois, à l’entrée de la fourmilière de Clamecy, ils avaient suspendu leur mouvement, obéissant ainsi aux ordres exprès de l’homme-qui-rayonne.

Mieux vaut une bonne paix qu’une victoire totale, avait sagement décidé It’van. Une telle humiliation aurait été selon lui une source de conflits infinis. Aussi avait-il envoyé auprès de la reine des fourmis le héros de l’armée termite, le plastrouillant, l’effareur, l’inévitable gandin des galeries profondes, le roi Grodaggard. Lui astiquant les maffles de son clapouton, lui faisant reluire la palpette, montant sans vergogne sur sa carapace et affirmant qu’elle avait ce genre de beauté « qui font les bourrechoux se hérisser et mousser comme curnules de mélassiers », il avait tant impressionné la reine noire qu’elle avait souscrit à ses propositions. Habile diplomate – ce que ne laissaient en rien supposer ses façons tonitruantes – il avait auprès d’elle fait ressortir le résultat nul du conflit.

— Vous assiégeâtes Vézelay, lui dit-il. Nous assiégeons à présent Clamecy. La guerre se termine sans vainqueur ni vaincu. Délimitons sagement nos territoires et signons une paix perpétuelle.

— Et le grillon Haillon ? demanda Bratoc.

— Vous pouvez en disposer. Nous l’avons emmené avec nous. Je l’envoie chercher.

Le ménestrel fit une entrée lamentable dans la loge royale. Tête basse, se cognant aux courtisans et se prenant les pattes dans ses poils de thorax qu’il avait outrageusement laissés pousser, il s’approcha de Bratoc avec une mine suppliante.

— Nous n’en voulons plus, expliqua Grodaggard. D’ailleurs Blancheboudine trouve qu’il chante faux.

Comme pour confirmer l’observation du roi, le grillon Haillon, qui voulait restaurer sur la reine des fourmis son ancienne influence, entonna un chant d’amour et de guerre. Tourmenté par la peur, il le fit d’un élytre hésitant qui crissait sur la chanterelle et d’une voix si tremblante et si aigrelette que Bratoc, avec une grimace de dégoût, lui ordonna de se taire.

— Blancheboudine a raison, dit-elle. Il chante faux. S’il continue, il va troubler ma ponte. Je n’en veux plus. Laissons-le aller.

Le grillon s’éloigna à toute vitesse et sous les huées de la cour.

— Comment ai-je pu m’amouracher de lui ? s’étonna la reine. Quand je pense que des milliers de braves sont morts à cause de ce saltimbanque ! Vous avez raison, aimable Grodaggard. Que cette journée marque le début d’une ère de concorde éternelle entre nos empires !

Puis, comme ils procédaient ensemble à la fixation des termes du traité, Bratoc exhala soudain un puissant soupir.

— Ah ! que n’ai-je un époux comme vous ! s’écria-t-elle en se frappant la poitrine. Comme Blancheboudine doit être heureuse ! Elle a un mâle, un vrai mâle à ses côtés. Tandis que moi, hélas ! Je suis seule. Pas le moindre boutard en mon grabat ! Et nul thorax où poser mon front lourd de soucis.

— Qu’entends-je, chère Bratoc ? Parmi vos millions de guerriers, il n’en est aucun qui vous botte ?

— Tous des sujets, oui, tous des courtisans et qui n’ont qu’un mot à la bouche quand je les attire à moi : le respect que je leur inspire. Comment voulez-vous aimer quelqu’un d’aplati et qui tremble dès que vous lui parlez ? Oh ! comme j’en ai assez d’être respectée ! Où est celui qui osera me bousculer, m’injurier même ? Où est celui qui me tiendra tête ?

— Je connais quelqu’un, dit calmement Grodaggard. Un prétendant dont je suis sûr qu’il vous conviendra. Un être d’une violence extrême.

— Vraiment ? Et il me tiendra la dragée haute ?

— Très haute, cela je vous le garantis. Donnez-moi une semaine et je le conduirai jusqu’à vous.

Huit jours après cette conversation, Grodaggard revint à la cour de la reine noire. Il était accompagné d’une grande fourmi au regard implacable et qui, dès qu’elle fut mise en présence de Bratoc, alla s’asseoir sans vergogne sur son ventre et entreprit avec nonchalance de nettoyer ses pattes empoussiérées – manquement inouï à l’étiquette. Chose étrange, la reine avait la sensation d’avoir déjà vu quelque part cet énorme guerrier. « Serais-je amoureuse que son image fût présente en moi avant notre première rencontre, comme s’il m’était connu de toute éternité ? »

— Où l’avez-vous trouvé ? s’enquit-elle à voix basse auprès de Grodaggard.

— C’est un aventurier, expliqua le roi, un de ces chevaliers errants qui, toujours solitaires, parcourent les forêts profondes à la recherche d’un bien indescriptible, chance, fortune, hasard, denrée vaporeuse qui semble avec l’horizon reculer – comme si, n’étant point de ce monde, elle était inaccessible.

D’une voix étranglée par l’émotion, Bratoc adressa la parole au chevalier. Elle s’inquiétait de savoir ce qu’il aimait.

— Les nuages, dit-il, les merveilleux nuages.

La reine fut incontinent subjuguée par celui qu’elle ne tarda pas à appeler « son poète armé ». Certes, il se montrait dur avec elle, critiquant sa sensiblerie, lui rabaissant le caquet et allant jusqu’à lui ordonner de se taire quand ses propos troublaient sa rêverie.

— Mais à quoi rêves-tu, extraordinaire aventurier ? lui demandait-elle.

— À des choses que vous, femelles, ne pouvez comprendre. À l’ailleurs, aux lointains indéfinissables, au soleil qui se couche sur la mer incandescente. Vois-tu, petite, je ne suis pas d’ici, je suis de là-bas. Je n’appartiens pas à cette réalité sordide.

Il l’avait appelée « petite », elle qui mesurait plus de cent toises ! En cela il n’avait pas eu tort. Entre ses pattes elle se sentait en effet petite, si petite et si fragile qu’elle craignait qu’une de ses étreintes ne la brisât. La reine noire était amoureuse et le fit proclamer par ses hérauts aux quatre coins de la forêt d’Iscambe. Franchissant des distances considérables, ses messagers arrivaient jusque dans les plus éloignées communautés de cloportes. « Nous portons ceci à votre connaissance, disaient-ils à ces insectes étonnés et couverts de salpêtre, la reine Bratoc est amoureuse ! » Puis, repartant aussitôt et sans même prendre une collation, ils galopaient ventre à terre, allant révéler aux mille-pattes et aux cafards l’information stupéfiante.

— Si elle savait, disait Blancheboudine à It’van, elle n’irait pas mettre le monde entier au courant de ses affaires de cœur.

— Oh ! elle finira bien par l’apprendre un jour, répondait l’homme-qui-rayonne. Et je crois que cela ne changera rien !

— En tout cas, reprenait la reine des termites, Grodaggard s’est montré extrêmement habile. Nous n’avons désormais plus rien à craindre de Bratoc. Quant au roi des fourmis, il est à notre dévotion.

Le « poète armé », la fourmi éprise d’absolu et dont le regard rêveur semblait caresser un invisible horizon, n’était autre en effet que Mastoc, le chef des limitrophes, l’ancien commandant de la horde noire, que Krotok avait jadis supplanté. Dûment chapitré par Grodaggard qui lui avait enseigné « comment il fallait s’y prendre pour séduire les reines », Mastoc était en outre passé entre les mains du docteur Khô-Khô qui, en lui martelant la face, avait modifié sa physionomie de telle manière que Bratoc ne pût le reconnaître. En suivant leurs conseils, il avait ainsi accédé – et sans coup férir – au pouvoir suprême. Grande était sa gratitude pour ses amis termites.

Dès lors rien ne s’opposait plus à l’établissement d’une paix définitive entre Blancheboudine et Bratoc. Bien plus qu’un accord de non-agression, cette paix se mua en un véritable traité d’alliance. Entre la fourmilière de Clamecy et la termitière de Vézelay une galerie fut creusée de part et d’autre. Quand se rejoignirent les deux tronçons, quelle fête eut lieu, quel festin pour les travailleurs des ténèbres !

Les petites cantinières termites firent goûter aux absurdes bouffards et à ces grands niais d’argupes le délicieux contenu de leurs jabots : salmis de grenouille aux pattes d’hirondelles, délicatement relevé par le divin rakakort, anus de singe à la confiture de groseilles, fricassée de cuisses d’éléphant à la coquette. Les poux les plus gavés de pollen furent dépêchés auprès des gardes royaux afin qu’ils se délectassent de leur miellon. Crochetête rallia l’approbation générale quand, après avoir goûté à ce liquide doux-amer, il déclara en frappant le sol de ses mandibules pour appuyer son opinion que « même si ça n’était pas bien bon, ça n’était pas mauvais non plus ».

Une délégation de sisterettes fut reçue dans le casernement des rebelles. Ceux-ci avaient, pour l’occasion, fait un effort particulier. Ils s’étaient lavés du dard au museau, allant jusqu’à se brosser les croqueteuses. Aidés par les ouvrières, ils avaient nettoyé de fond en comble leurs chambrées, frottant le sol à en mourir d’épuisement, se jetant avec furie sur la moindre souillure.

Mais il était bien difficile aux rebelles de renoncer du jour au lendemain à leur pernicieux laisser-aller. Et, quand les sisterettes firent leur entrée dans la caserne profonde, Batifol, qui était chargé du discours de réception, fut à ce point ému que, bafouillant, il se mit à baver sur sa collerette et que, pour se donner une contenance, il frouilla sur le sol et compissa un mur. À la suite de quoi, honteux et clapouton bas, il resta tout interdit et incapable de proférer un mot.

Les fêtes durèrent longtemps, qu’agrémentaient des concours de beauté ou des duels pacifiques. L’un d’entre eux consistait à savoir qui, de la fourmi ou du termite, expédiait le plus loin son venin. Gros-Cul remporta régulièrement ce concours. Il n’en tira nul avantage, restant toujours le même modeste Gros-Cul, le confident amical, le consolateur des cœurs brisés. Quant à Souffleur, entouré d’une cour de sisterettes, il paradait et racontait ses campagnes, mentant effrontément et avec d’impudents mouvements de curnule, comme s’il lançait un défi à l’improbable contradicteur.

Le docteur Khô-Khô éprouvait une certaine fatigue de ces fêtes continuelles, auxquelles « de par ses hautes fonctions » il se sentait contraint d’assister. Aussi allait-il le plus souvent possible se réfugier auprès des amants, c’est-à-dire auprès d’Anne et d’It’van. Ceux-ci, s’écartant l’un de l’autre, lui faisaient une place entre eux. Alors commençaient des après-midi charmants voués aux plaisirs de la conversation. Ces libres entretiens se terminaient rarement sans que, soulevant le drap d’un geste brusque, le marmouset exigeât avec une mine sévère d’examiner le corps de la jeune fille.

— Mais pourquoi donc, petite créature innocente ? demandait Anne.

— Pourquoi ? Parce que je suis votre médecin, naturellement.

— Mais je ne suis pas malade.

— Qu’en savez-vous ? À bien regarder votre poitrine, il me semble qu’il y a là une grosseur des plus inquiétantes.

— Ce n’est pas une grosseur, petite chose, c’est tout simplement la pointe de mon sein. Tenez, palpez, si vous y tenez.

Après une minute de ces « manipulations médicales », le docteur Khô-Khô relevait un visage écarlate puis, en se raclant la gorge, reconnaissait que « pour ce qui était de la poitrine », il ne voyait rien qui nécessitât des soins particuliers. Toutefois il avait cru apercevoir, « au bas du ventre lointain », une tache sombre et comme une petite forêt d’Iscambe. Il voulait étudier de plus près ce phénomène préoccupant – ne serait-ce que pour prendre les dispositions adéquates au cas ou, tel un cancer, cette tache aurait tendance à s’étaler. Avec des éclats de rire, Anne chassait le docteur Khô-Khô hors du lit, lequel docteur s’enfuyait en criant :

— Une marmouse ! Une marmouse ! Qu’on me donne une marmouse !

— Pauvre petite chose ! disait Anne en secouant tristement la tête. Je crois qu’il est bien malheureux.

— Oui, approuvait It’van, il faudrait lui trouver une compagne. Ce serait le plus beau cadeau qu’on puisse lui faire. J’y ai pensé. Son Excellence le maire de Gnome ville m’a affirmé que tous les marmousets n’avaient pas été anéantis dans la catastrophe de Montparnasse.

Selon lui, il en subsisterait quelques familles dispersées dans la jungle. Et si Blancheboudine acceptait de fournir aux nains quelques centaines de travailleurs supplémentaires, il se faisait fort de présenter une jeune marmouse au docteur Khô-Khô.

— Un codicille a été ajouté au contrat et les nains se sont mis aussitôt en chasse, ajouta It’van. Ils ont tant de relations dans la forêt que s’il en reste une quelque part ils la découvriront et nous l’amèneront, fût-elle vieille et édentée. Bien entendu, ces tractations sont restées secrètes et le petit docteur ignore tout.

— Pourquoi ne pas le mettre au courant ?

— Parce que je veux lui faire la surprise. Si les nains ne trouvaient pas de marmouse, il serait désespéré. Non, mieux vaut ne rien lui dire. Il est déjà assez malheureux comme ça… À propos, enchaîna It’van au bout d’un instant, tu prétendais tout à l’heure connaître l’origine du malheur des hommes. Tu pensais au marmouset ?

— Non, je pensais à toi. Nous aurions pu devenir amants depuis longtemps. J’étais si proche de toi que tu ne me voyais pas. Il a fallu que tu parcoures des centaines de lieues dans la jungle pour découvrir mon existence. Tout le malheur des hommes vient de ce qu’ils vont chercher beaucoup trop loin ce qui est tout près d’eux. N’es-tu pas de mon avis ?

It’van partageait cette conviction à une nuance près toutefois. Il pensait qu’il était nécessaire à l’homme d’aller au loin pour se libérer des monstres établis dans la forteresse de l’origine. Pour reprendre les expressions employées par Mastoc, il lui fallait emprunter le chemin barré d’épreuves qui conduit au « là-bas » afin de revenir ensuite et de savourer l’« ici » dans toute sa plénitude. Avant, il en aurait été incapable.

C’était exactement ce qu’It’van avait fait en partant sur l’autoroute du Soleil : il s’était engagé sur la voie qui conduisait à la libération définitive. Bientôt il serait en mesure de savourer complètement l’instant présent, ce « maintenant » dont le docteur Khô-Khô assurait qu’il était l’unique source du bonheur promis à l’homme.

— Tu veux dire que tu n’en es pas encore capable ? demanda la jeune fille.

Il en était presque capable. Il lui restait encore à sectionner quelques liens qui l’entravaient – des liens qui l’empêchaient d’être totalement présent au monde et le tiraient légèrement en arrière, au point de créer une distance entre la pulpe du fruit et la sensation éprouvée. Étrange, n’est-ce pas, à quel degré l’être humain pouvait être ligoté et garrotté, obstrué et manipulé, sans même qu’il le sût. Et cent fois étranges ces figures au fond de nous-mêmes qui sont les vrais maîtres du jeu, véritables dictateurs qui nous imposent des comportements universels.

— Universels ? s’étonna Anne.

— Oui, universels. Les mêmes partout et toujours… Guerres, meurtres, amours tourmentées… accablantes tristesses dont on essaie de sortir par une agitation fiévreuse et stérile… Exil enfin hors de l’âme pour tenter de leur échapper, et donc mort au sens, à l’instinct, à la vie… pétrification générale…

— Mais qui sont ces tyrans des profondeurs ?

It’van hésita un instant, comme s’il cherchait et tâchait de rassembler des intuitions fugitives.

— Je vois d’abord les mères, finit-il par dire d’une voix étouffée. Je les vois marcher dans les caves, vieilles, échevelées, se cognant l’une l’autre et proférant des malédictions. Elles ont la bouche sanglante. Elles sont en haillons, elles brandissent le poing, ces terribles figures qui ne veulent pas nous laisser aller. Elles voudraient nous retenir auprès de leurs ventres, nous y engloutir encore pour nous empêcher de vivre. Elles fanent nos plus belles fleurs. Elles flétrissent toutes nos joies ! Et puis je vois les pères qui s’avancent. Bottés et sévères, ils vont et viennent dans nos soubassements. Ce sera ainsi, disent-ils, et pas autrement. Pourquoi ? Parce que. Oh ! je les connais, je les reconnais, ces obstrueurs de source, ces raisonneurs, ces maîtres du sens commun qui n’aiment rien tant que les idées arrêtées. Ce sont eux qui tordent le cou à l’âme, qui empêchent la vie de couler et qui, interdisant toute métamorphose, bloquent et figent et glacent ! Mais elles ne sont pas invincibles, ces figures sempiternelles ! Il suffit de les savoir présentes en nous pour que déjà s’affaiblissent leurs pouvoirs. Les connaître ensuite, c’est les anéantir – comme la lumière du jour consume et réduit en poudre les démons habitant la nuit obscure.

Anne écoutait parler son amant avec une attention passionnée. À chaque instant elle découvrait un nouvel It’van, comme s’il était en proie à un mouvement incessant qui le faisait mourir et naître au rythme des battements de son cœur.

Elle aussi avait beaucoup changé, depuis cette soirée dans la vallée d’Émeraude où son père, renouant avec le rite ancien, s’était jeté dans la fosse pour y étreindre le grand varan femelle, soirée où It’van et les laineux avaient disparu, échappant ainsi à la tourmente qui allait suivre. Car le lendemain matin – et avant même que son père ne fût sorti de la chambre d’amour – une armée nombreuse avait investi le fortin, triomphant sans difficulté de défenseurs timorés et à moitié endormis. Cette armée était celle du Bureau Populaire, chargée de prendre possession de tout le territoire bordant la forêt d’Iscambe afin d’interdire l’accès aux grandes villes mortes et à l’ancien savoir que la jungle dissimulait dans ses profonds replis. Cette invasion avait été savamment préparée. Le Bureau s’était ménagé des complicités parmi la population émeraldienne. Hincter, qui convoitait le trône de Tanguy, avait été le principal instrument des envahisseurs. Il n’en avait d’ailleurs pas cueilli les fruits escomptés : une semaine après, on s’était débarrassé de lui comme on jette au loin un citron dont on a pressé le jus.

Quant à Tanguy, on ne l’avait pas mis à mort. Il était tout simplement resté au fond de la fosse avec le varan – et on condescendait même à les nourrir tous les deux. Le roi était utile au Bureau, il lui servait d’argument dans sa propagande. Des endoctrineurs fanatiques s’étaient en effet abattus comme des mouches sur la vallée d’Émeraude. La population était tenue d’assister chaque jour à plusieurs séances « d’enseignement ». On l’emmenait auprès de la chambre d’amour et, lui montrant le roi et le varan qui faisaient mine de dormir dans les bras l’un de l’autre, on vitupérait le caractère « rétrograde et barbare » d’un semblable accouplement. Tout ce qui appartenait à l’ordre social antérieur était globalement qualifié de « réactionnaire ».

La famille devait voler en morceaux. On séparait les hommes des femmes et les enfants de leurs parents. Les couples d’amoureux étaient fusillés à la mitraillette sur les lieux mêmes de leurs forfaits, c’est-à-dire de leurs étreintes. Quant aux fils, ils étaient encouragés à dénoncer leurs pères. Enrôlés dans des escouades de surveillance, ils étaient chargés d’écouter aux portes. Une grisâtre atmosphère de peur et de suspicion enveloppa dès lors la vallée d’Émeraude. Tous les jours, constitué en brigades de production, le peuple était mené dans les rizières afin d’y accomplir, sous la surveillance des blagoulets, une besogne épuisante et machinale. Toute joie de vivre semblait avoir déserté ces lieux naguère voués au travail heureux, aux chansons et aux fêtes.

Alors, profitant d’une nuit obscure et utilisant sa connaissance des passages secrets, Anne était parvenue à s’enfuir. Évitant les postes de garde, elle avait gagné la grande demeure intermédiaire de la vieille Agrippale et s’était engagée sur le sentier des nains. Il lui avait fallu marcher trois jours avant de les rencontrer. Avait-elle été terrifiée ? s’était enquis It’van.

Non, excepté quelques tremblements dus à des fauves errants, elle n’avait pas eu peur. D’ailleurs il lui semblait qu’il existait entre la femme et la forêt une parenté étrange et inexplicable, comme si l’une eût été l’écrin de l’autre. Maintes fois elle avait remarqué combien l’homme qui aimait et écoutait la forêt aimait aussi et écoutait les femmes – non quand elles bavardaient mais quand elles se taisaient, se bornant à être et à prononcer ces vibrantes paroles de silence qui sont le langage mystérieux de l’âme. Il en allait de même pour la forêt : elle n’était jamais si éloquente que dans ces instants où, silencieuse, nul vent n’agitait son feuillage. Alors montaient des profondeurs, des racines jusqu’aux faîtes des arbres, ces pensées d’abîmes qui ne sont qu’éloges de la lumière et nostalgie d’un ancien rayonnement. Elle n’avait pas été effrayée par la grande forêt ombreuse qui bordait le pays de son enfance et qu’elle avait toujours juré d’explorer. Elle était sa contrée promise, une dépendance oubliée d’elle-même et qu’à l’âge adulte il fallait reconquérir.

Pendant ces trois journées où elle avait marché, solitaire, à la recherche des nains, il s’était établi, entre la jungle et elle, une surprenante connivence et même davantage que cela : une communion. Quand le coup d’archet du vent faisait craquer les branches, c’était en elle-même que poudroyait un feuillage ébloui et qu’un chant frissonnant naissait aux lèvres de l’âme. Peut-être qu’It’van serait étonné par cet aveu, mais il lui semblait à présent ne plus devoir faire de différence entre l’extérieur et l’intérieur. Qu’elle touchât la terre de ses mains et aussitôt elle avait la sensation d’effleurer son propre sol. Et si la nuit dans une clairière elle levait la tête vers la voûte étoilée, c’était son ciel intérieur qu’elle contemplait, c’étaient ses millions d’astres qui étincelaient dans ses ténèbres.

Ah ! puisqu’on en était à exprimer ce genre d’idées fugitives appartenant pourtant à l’inexprimable, elle pouvait dire à son ami que l’être humain était né pour inclure tout l’univers en lui-même. De même que les plantes saisissaient dans l’air des éléments qu’elles ne rendaient que transformés, l’homme devait ramener à lui le cosmos épars et comme dépecé pour le restituer rassemblé. Il devait absorber les éclats du monde pour les remembrer et s’en défaire ensuite en une vision unique, en une seule et puissante expiration. Il était le creuset où s’unifiaient des métaux différents et parfois hostiles qu’il lui fallait d’abord fondre à la chaleur d’un feu entêté pour les conjoindre en un superbe alliage.

C’était là une métaphore de forgeron, elle le reconnaissait volontiers. C’est parce qu’elle avait vécu plusieurs semaines dans une petite communauté de nains métallurgistes qu’elle avait risqué cette comparaison. Elle l’avait déjà entendue dans la bouche d’Évariste quand il lui avait parlé de son maître, le Fondeur, c’est-à-dire celui qui unifie. Elle se demandait où se trouvaient à présent les deux laineux. Avaient-ils réussi à atteindre l’immense ville morte qu’ils recherchaient ?

— Nous ne tarderons pas à le savoir, avait dit It’van. Dans quelques jours nous partirons pour Paris. Tu m’accompagneras, Anne, ainsi que le docteur Khô-Khô, naturellement.

— Mais pourquoi ne pas partir dès demain matin ?

— Parce qu’il faut que je rassemble une armée. Je crains de rencontrer la blagoulette sur ma route. J’ai aussi un autre et puissant motif pour repousser la date de notre départ. Demain il me faut descendre au fond de la termitière pour une cérémonie qui doit durer plusieurs jours.

It’van expliqua qu’il allait recevoir l’initiation réservée aux termites de haute caste. Accompagné du Grand Maître des métamorphoses, il s’enfoncera dans les profondeurs obscures, vers les grandes salles souterraines où de terribles secrets lui seront transmis, toute une connaissance vieille de plusieurs centaines de millénaires et qui lui enseignera les chemins de l’après-vie.

Ainsi fut fait. Le lendemain matin, dans une atmosphère de liesse extraordinaire, It’van gagna la loge royale entre deux haies de termites qui l’acclamaient et le caressaient de leur clapoutons. L’entrée de la galerie aux secrets était située sous le corps de la grande pondeuse – et il fallut soulever Blancheboudine pour s’y faufiler. Le Grand Maître des métamorphoses était un termite blanchâtre, silencieux et réservé, qui restait ordinairement immobile et méditant. Il avait sous le museau une étrange petite barbichette qu’il manipulait en regardant les êtres sans les voir. Le docteur Khô-Khô avait raconté à Anne que ce sage était bien plus puissant que Blancheboudine et qu’il était en réalité le maître caché de la termitière. Il n’était point de guide plus éclairé que lui et, à n’en pas douter, l’esprit d’It’van était en de bonnes pattes.

La jeune fille regarda son amant disparaître avec une certaine tristesse. Bien entendu, son absence ne serait pas longue – à peine cinq ou six jours, avait-il dit. Mais à quoi allait-elle désormais employer ses journées ? Elle établit ses pénates dans la haute basilique de Vézelay. Parfois le docteur Khô-Khô et la libellule venaient la chercher « pour lui faire voir du pays », comme disait le marmouset. Certes, ces promenades aériennes étaient délicieuses, ne serait-ce que parce qu’un vent frais caressait alors son corps épanoui, mais toujours elle avait hâte de revenir au plus vite dans le sanctuaire de l’ancien temps. Chose étrange, il lui semblait de son devoir de rester en ce lieu pour y attendre un visiteur. Qui était-il ? Elle n’aurait su le dire. Peut-être It’van qui surgirait des profondeurs, comme né une seconde fois à la vie.

Son attente – son impatience – se concentrait autour de cette galerie que le docteur Khô-Khô avait qualifiée de « vertébrale » et dont la bouche obscure, toujours obstruée de mauvaises herbes, s’ouvrait au milieu de la nef. Et un matin son attente fut récompensée.

Ce matin-là – la veille du retour d’It’van – elle se tenait penchée au-dessus de cette sombre ouverture, comme à la margelle d’un puits. Il lui sembla que le chiendent – toujours immobile et fibreux – se mettait à palpiter, tandis qu’une odeur âcre s’en échappait, accompagnée d’une fumée légère. Se penchant davantage, elle crut apercevoir, à travers le ténébreux rideau de végétation, un point de lumière. Puis ce point se mit à grossir et le chiendent à craquer, comme bousculé par une puissante force ascendante. Cependant elles résistaient, ces plantes cartilagineuses : on aurait dit qu’elles se durcissaient, qu’elles se pétrifiaient pour barrer le passage à cette boule irradiante. Parfois on aurait dit aussi que l’esprit igné renonçait à franchir l’ultime obstacle : on voyait alors sa masse décroître, comme s’il retombait en arrière, tandis que s’apaisaient les mouvements du sombre obstacle végétal. Mais il revenait bien vite à l’assaut et ébranlait de ses coups de boutoir la barrière, s’approchant de plus en plus du seuil où la jeune fille se tenait, au point qu’en plongeant la main elle aurait pu toucher son bec de lumière.

Enfin la dernière et fibreuse barricade céda, le rideau noir creva et une masse étincelante, grésillante, s’éleva dans les airs en agitant ses ailes enflammées. L’oiseau de feu – qui avait les dimensions et l’envergure d’un aigle adulte – fit plusieurs fois le tour de la nef puis s’abattit sur l’autel où il resta un long moment immobile, au pied de cette étrange sculpture qu’It’van appelait « le pauvre cloué ». Anne, qui s’approchait lentement, eut tout le loisir de l’examiner. Il brûlait d’un feu éblouissant qui se dispersait autour de lui en vivantes étincelles. Brasier rouge au centre du poitrail – d’un rouge vif et comme sanglant – il devenait orange, jaune puis jaune pâle à l’extrémité de ses ailes. Au-dessus d’un long bec, dont on eût dit qu’il était en or, il dardait sur la jeune fille le perçant regard de ses yeux noirs. Au sommet de sa tête enflammée, un petit feu verdâtre, semblant une aigrette emplumée, lui donnait vaguement l’aspect d’une huppe. De peur de l’effaroucher, Anne suspendit sa marche à une dizaine de pas de l’autel. Il semblait à la jeune fille que l’oiseau voulait lui dire quelque chose. Elle tendit la main vers lui.

Il s’envola d’un seul coup, monta jusqu’à effleurer les voûtes, puis – telle une flèche de lumière – il plongea vers la galerie vertébrale et s’engouffra dans la bouche obscure. La végétation parut se refermer sur lui – et il disparut.

Sur l’autel, au pied du crucifié, à l’endroit où quelques instants plus tôt il se tenait, la jeune fille aperçut une petite boule brillante. Elle s’en approcha. C’était un œuf, gros comme un œuf de poule ordinaire, qui contenait un point ardent, une braise douce, une tendre source lumineuse dont rosissait la coquille. Elle le saisit.

Il était chaud, mais sans excès. Elle pouvait le tenir facilement dans le creux de sa main.

Mue par une impulsion incontrôlable, elle tira une épingle de sa chevelure, perça deux trous et le goba. Aussitôt elle éprouva une sensation d’extrême bien-être et d’hypersensibilité. Elle captait des bruits lointains, le chant d’un oiseau dans la forêt prochaine, la marche crissante des termites dans les profondeurs de la colline. Sa vue aussi s’était améliorée : elle distinguait à présent dans l’obscurité des détails qui, tout à l’heure, lui échappaient : dorures au fond d’une chapelle, visages sculptés au sommet des colonnes majestueuses. Et quand, surgissant en courant de l’extérieur, le marmouset apparut devant elle, elle sut, avant même qu’il ne parlât, ce qu’il allait dire.

— Il est revenu, n’est-ce pas ?

— Oui, comment le savez-vous ? L’oiseau de feu est revenu. Il a tourné trois fois, et en crépitant, dans la loge royale, il a failli brûler les maffles de Blancheboudine ! Ah ! vraiment, Loupiot a bien travaillé.

Le docteur Khô-Khô expliqua à la jeune fille que le chef de l’infanterie avait nettoyé les galeries profondes, les débarrassant de tout le chiendent qui les encombrait et permettant ainsi à l’oiseau de feu de reconquérir un domaine dont l’avait chassé la négligence. Désormais seraient beaucoup plus rapides les métamorphoses. En s’ouvrant, en s’offrant à l’énergie ascendante, la termitière avait gagné une puissance nouvelle. Cette libération, cette levée d’écrous, cette ouverture des passages, il fallait les attribuer à It’van. C’était lui – et nul autre ! – qui, dans les soubassements, avait rassemblé ce qui était désuni, opérant un nouveau mariage entre le roi et la reine, créant l’harmonie entre les rebelles hirsutes, instinctifs et sales et la garde royale, propre et lourdement structurée. Ce qui était flou, évanescent, mobile, s’était soudé à ce qui était pesant, charpenté et raisonnable. Avant l’intervention de l’homme-lampe, la termitière n’était qu’un abîme confus et noir, déchiré de luttes intestines, où les autorités s’opposaient l’une à l’autre. En apportant la lumière du milieu à la ténèbre d’en bas, It’van avait unifié ce qui était éparpillé et guerroyait. Dès lors ces abîmes dévorants n’étaient plus des abîmes mais des assises et, plus que des assises, des fondations pour le splendide édifice qui était encore à construire.

— Quel édifice ? demanda la jeune fille.

— Quelque chose comme celui-ci, dit le docteur Khô-Khô avec un geste large qui englobait la basilique de Vézelay. Quand le milieu a unifié le bas, quand tous les barrages ont été levés, qui obstruaient les chemins d’échange et de communication, alors un autre mariage peut être célébré, une autre conjonction : celle des hauteurs et des profondeurs. C’est la plus haute union qui se puisse concevoir.

— Docteur Khô-Khô, vous parlez comme un vieux sage. Ce que vous dites est puissamment raisonné !

— N’est-ce pas ? dit le marmouset en se rengorgeant. Je vous ai séduite, avouez-le. Autrefois, il suffisait de quelques phrases de ce genre pour qu’elles fussent à ma dévotion, les petites marmouses. Vraiment, aucune n’était en mesure de me résister. Car avant de toucher le corps je touchais l’âme. Ah ! quel dommage que vous soyez si grande !

— Docteur, si vous rencontrez une marmouse sur votre chemin, saurez-vous encore en faire la conquête ?

— Un seul regard, un seul mot, vous dis-je, et ses genoux flageoleront. Vous en doutez ? Ce doute est pour moi un outrage !

— Non, je n’en doute pas, dit Anne. Je me demande simplement quand It’van va revenir.

Il revint le lendemain matin et dans un piètre équipage. Il était couché de tout son long sur le dos du Grand Maître des métamorphoses, lequel – n’étant point habitué à un tel chargement – le transportait avec difficulté et en trébuchant. C’est à peine si l’homme-qui-brille pouvait parler, et il le faisait d’une voix épuisée, cette voix blanche des grabataires qui semblent à chaque mot défaillir. La luminosité qui naguère émanait de son corps subtil avait diminué de moitié et comportait des zones obscures, des trouées inexplicables.

Il avait vu des choses que l’homme ne devait pas voir, raconta-t-il. Il avait affronté de terribles gardiens du seuil avant de pénétrer en des régions plus paisibles, le monde idyllique des formes éternelles. Certes, il y avait puisé de nouvelles connaissances mais avait déchaîné aussi des énergies monstrueuses qu’il lui avait fallu maîtriser. Ce dernier effort l’avait rompu si bien que – n’eût été l’obligeance de son compagnon – il aurait été incapable de regagner la loge royale.

— Je ne puis rien ajouter de plus, dit-il, comme Anne réclamait des détails supplémentaires. J’ai promis le silence aux initiateurs.

— Aux initiateurs ? s’étonna la jeune fille. Il y en avait donc plusieurs ? Pourtant vous n’étiez que deux quand vous êtes partis.

It’van secoua la tête. À l’évidence, il refusait d’en dire davantage. D’ailleurs sa fatigue était loin d’être feinte et le docteur Khô-Khô lui-même s’en inquiéta.

— Nous allons le conduire à sa chambre, dit-il, et je le soignerai. Je connais des herbes qui réveillent les morts.

Dans les jours qui suivirent, aidé de l’active Pussepuline, le marmouset fit diligence. Mais, en dépit de tous ses soins et des potions innombrables qu’Anne et la cantinière préparaient, le jeune homme s’étiolait de plus en plus. Toute force avait disparu de son corps à présent flasque et immobile. Le docteur battait la campagne à la recherche de plantes rarissimes ou légendaires. Des régiments de termites parcouraient la jungle en tous sens pour satisfaire aux exigences criardes du petit médecin. Et jusqu’aux fourmis noires qui, sous les ordres de Mastoc, firent des incursions hors de la forêt, en pays clair, pour trouver de nouveaux remèdes.

Tout cela se fit en pure perte : aucune des médecines qu’imagina l’esprit inventif du marmouset ne put guérir It’van qui s’affaiblissait de jour en jour. Blancheboudine était désespérée. Toutes les cinq minutes elle envoyait demander des nouvelles du malade. Grodaggard ne se nourrissait plus et restait vautré auprès de la reine sans dire un mot. Très malheureux, Souffleur errait dans les galeries et, comme il pleurait, sa mélasse coulait sans trêve de sa curnule. Effondré dans un coin comme un vieux sac de pommes de terre, Gros-Cul ne donnait plus signe de vie. Quant à Crochetête, il tapait ses mandibules sur le sol comme s’il avait voulu les briser.

Dans la maison au verger, Anne veillait It’van. Elle avait les larmes aux yeux. Que s’était-il passé pour qu’il fût à ce point amorphe ? se demandait-elle. Il était… sans ressort. Il ne pouvait même plus prononcer une phrase intelligible. Dans son visage amaigri, seuls les yeux étaient encore vivants. On aurait dit que, par une plaie ouverte sur son flanc, l’énergie s’était enfuie à gros bouillons.

Comme c’était étrange ! se disait-elle. Depuis qu’elle avait gobé l’œuf de l’oiseau de feu, elle avait connu le phénomène inverse. Dans la cage de sa poitrine elle sentait la présence en elle de cette force pure, de cet oiseau-énergie qui battait des ailes. Ah ! s’il y avait un moyen de transmettre, de donner à It’van toute la sève puissante, tout ce violent fluide qui tournait en elle – s’il existait une possibilité de transférer dans son corps débile, par un baiser d’amour, quelques éclairs de cet orage qui grondait dans le ciel intérieur !

Le jour où elle se fit cette réflexion, elle trouva la réponse. Un baiser d’amour, répéta-t-elle, un baiser d’amour ou bien…

Elle se leva, descendit les escaliers et courut à la porte d’entrée qu’elle ferma à clé, afin d’interdire à quiconque – fût-ce au docteur Khô-Khô – de pénétrer dans la maison. Puis, revenant dans la chambre où reposait le corps nu et comme éteint d’It’van, elle se déshabilla en hâte.

Que se passa-t-il ensuite ? Le chroniqueur de cette histoire, contraint au silence par une invincible pudeur, ne peut rien ajouter. Il lui suffit de dire que, quelques instants plus tard, lorsque le marmouset se présenta devant la porte, il entendit des gémissements, des cris étouffés suivis de ces expressions de surprise qui sont celles d’un homme qui revient à la vie. Puis, comme il s’acharnait sur le battant, c’est It’van lui-même qui ouvrit. Si grand fut l’étonnement du docteur qu’il en tomba sur son séant. Le jeune homme – qui souriait – avait récupéré la plus grande partie de son ancienne luminosité.

— Bagrou-Grouba !

Ce furent les seuls mots que, confronté à un tel miracle, Khô-Khô était en état de prononcer.

Dans les jours qui suivirent, les amants condamnèrent leur porte, s’enfermèrent dans la maison au verger. Comme Blancheboudine s’informait des raisons de cette retraite, il lui fut répondu que la jeune fille avait, pour rétablir la santé d’It’van, découvert un remède dont la nature volatile exigeait qu’il lui fût administré avec insistance et, pour ainsi dire, « sans que l’épée dans le fourreau eût le temps de refroidir ».

Il ne fallut pas plus d’une semaine à It’van pour recouvrer l’intégralité de ses forces. Bientôt il s’employa à mettre sur pied cette expédition vers Paris qu’il avait promise à la jeune fille. Il savait bien que ce n’était pas la curiosité qui poussait Anne à vouloir gagner la capitale des ténèbres, mais le simple désir de revoir Évariste. Le jeune laineux avait en effet produit sur elle l’impression la plus vive. Plusieurs fois elle avait évoqué devant It’van le souvenir de cette soirée où elle avait dansé avec lui et où il avait réussi à faire mordre la poussière au piteux prétendant que son père lui réservait.

Chose étrange, It’van n’en éprouvait nulle jalousie. Il s’interdisait d’avoir des droits sur quiconque, ou de posséder quoi que ce fût. Il voulait s’avancer dans l’existence avec les mains vides et dans la seule possession de lui-même. À l’inverse d’une preuve d’amour, la jalousie était signe d’exil et d’incomplétude, de chemin obstrué et d’énergie clouée. Quand, au fond de l’âme, se sont unis le roi et la reine, quand ont été recousues toutes les déchirures et rassemblés les morceaux épars, alors abdique le petit moi cambré d’orgueil, cédant la place à un moi plus vaste, un soi plutôt qu’un moi, une soie qui revêt le monde de couleurs somptueuses et régénérées.

Blancheboudine ne fit nulle objection aux projets d’It’van.

— Cent mille soldats vous conviendront-ils ? demanda-t-elle. Je peux en mettre beaucoup plus à votre disposition si vous le désirez.

L’homme-qui-rayonne jugea ces effectifs largement suffisants. Il ne s’attendait d’ailleurs pas à une résistance très sérieuse de la part des blagoulets. Ils n’étaient qu’une poignée. Mais qui sait ? Peut-être avaient-ils reçu des renforts depuis sa rencontre avec eux sur l’autoroute.

— Nous quitterez-vous un jour ? demanda Blancheboudine après un instant de silence.

— Jamais vraiment. Je resterai toujours en communication avec vous, grâce au langage intérieur.

La reine fit vibrer joyeusement ses doubles crouilles.