XX

L’égorgeur est sur les talons des laineux et s’attend à tout moment à les apercevoir. Il a découvert les traces de leur dernier bivouac. Les cendres étaient encore chaudes et contenaient des braises. N’eût été la blessure infligée par le vérificateur, il les aurait depuis longtemps rejoints. Certes, elle n’est pas trop grave : le couteau n’a touché aucun organe essentiel. Il l’a tout juste écorché. La peau s’est entrouverte comme une écorce.

Voilà ce qui préoccupe l’égorgeur : cette longue plaie superficielle refuse de se fermer. Ses lèvres se sont durcies en bourrelets entre lesquels est apparu quelque chose de blanc et de dur comme le sommet d’un os de seiche. Parfois, d’un index têtu, il frappe sur cette matière osseuse et sonore mais sans pouvoir en découvrir la nature. On dirait… on dirait un œuf. Oui, dans son ventre croît une sorte de mystère blanc et plâtreux. Lui si maigre d’ordinaire, voici qu’après le coup de poignard du vérificateur il a vu son ventre s’arrondir, devenir bedon et bedaine, boule qui ballotte à chacun de ses pas. Le plus étrange est qu’il ne souffre pas, se bornant à ressentir un poids, boulet intérieur qui ralentit sa marche.

Tout cela, bien entendu, entretient en lui un trouble dont il se serait volontiers passé et qui contrarie la poursuite en laquelle, sur les ordres mêmes de Blanc-Pétral, il s’est engagé. Tuer le vérificateur, mettre à mort les laineux et jeter leurs cadavres dans la jungle : telle est la consigne reçue par le blagoulet. En dépit de sa blessure, il fera ce que son chef lui a ordonné. Il n’est aucune douleur qu’un bon meurtre ne puisse atténuer. Voir l’autre souffrir efface votre propre souffrance. Tuer apaise comme l’amour.

C’est peut-être pour cette raison qu’il a égorgé le désongleur. Ou bien, aussi, pour supprimer cet incessant reflet de lui-même, briser le miroir qui lui renvoyait une image trop fidèle, trop exacte, trop impitoyable. Depuis qu’il était entré dans la forêt, il ne pouvait plus supporter sa présence à ses côtés. Contrairement à ce que l’on croyait dans les rangs de la blagoulette, le désongleur n’était nullement son frère jumeau. Il avait surgi un jour et ne l’avait plus quitté, se mettant à lui ressembler de plus en plus au point que dans les derniers temps il était difficile de les distinguer l’un de l’autre. Il y avait entre eux un lien étrange. Il leur arrivait de dire la même chose à la même seconde, ou d’accomplir simultanément le même geste. Parfois aussi l’égorgeur pensait à telle ou telle idée qu’exprimait aussitôt le sombre compagnon, son autre lui-même. Il avait fini par l’aimer, oui, ils partageaient la même couche – alors pourquoi l’avait-il tué ?

À cause de la forêt. Le désongleur était à ses yeux devenu la forêt, aussi visqueux, chaotique, monstrueux que la forêt. Depuis sa prime adolescence il sent en lui la présence de cette jungle intérieure, monde en désordre qu’il ne peut pas comprendre, qu’il ne veut pas comprendre. Elle monte en lui chaque jour, et menace de le submerger. Jadis sa mère le protégeait en l’entourant avec ses bras comme deux branches. Sa mère est morte et il n’a d’autre solution, pour empêcher la forêt de croître et de l’enserrer dans le réseau de ses lianes, que de tuer, de torturer et de tuer encore. À travers ses victimes, dont les cadavres ensanglantés jonchent tous les chemins de son passé, c’est la forêt qu’il cherche à atteindre, c’est cette puissance autre, cette masse étrangère qui veut l’investir et le dévorer. Le sang qu’il verse, c’est de la sève. Il déracine les hommes comme des arbres. À chaque meurtre il crée une clairière, à chaque massacre il déboise.

Ainsi c’est pour retrouver son calme, pour éclaircir, pour élaguer qu’il se hâte sur la piste des laineux, pressentant déjà l’apaisement que lui apportera leur mort violente – leur abattage, dirait-on en langage de bûcheron.

Afin d’accroître sa vitesse, il s’est débarrassé de son sac, ne conservant que son fusil et son couteau. À la longue, il finit même par abandonner le fusil : une arme blanche suffira, et il se fait fort de les égorger tous les deux d’un même mouvement et en un seul élan.

Pourtant il commence à douter de lui. De part et d’autre de la voie, la forêt crie et agite ses poings de feuillage. La douleur s’est réveillée. En son ventre gonflé à craquer quelque chose s’agite et bouillonne. Il passe sa main entre les boutons de sa redingote et touche la petite boule calcaire qui semble s’être exhaussée d’un bon pouce. Il sent là une surface plus plate, comme un front, et un renflement qui ressemble à l’arcade d’un sourcil.

Il va de l’avant péniblement.

À la fin de la journée, il voit devant lui s’élargir l’autoroute, tandis qu’au fond, dans le sous-bois, de petites constructions régulières obstruent le chemin. Il entend un murmure de voix. Il s’approche en longeant le mur de végétation.

Devant une de ces cahutes, deux hommes conversent. L’un est couché sur une litière. L’autre est debout à côté de lui. Tous deux portent des robes de bure.

Ce sont les laineux !

Le soleil moribond saigne dans les branches. Des oiseaux criards saluent le crépuscule. L’égorgeur s’allonge et rampe. Soudain il s’arrête, poignardé par une souffrance telle qu’il est contraint de se plaquer la main sur la bouche pour ne pas hurler. Il se renverse sur le dos.

L’étoffe de sa redingote craque et, par la déchirure, une tête blanche apparaît, une tête qui semble en plâtre et le regarde avec des yeux verts. Foudroyé de surprise et de douleur, l’égorgeur reconnaît l’effigie de son compagnon mort, de son autre lui-même !

La petite silhouette s’extirpe de sa blessure aux lèvres monstrueusement écartées, roule au sol et marche autour de lui, à quatre pattes, comme un rat blanchâtre et craquelé.

— Laisse-moi accomplir ce que je dois accomplir ! chuchote l’égorgeur en désignant les laineux.

Prenant appui sur ses coudes, il s’avance lentement vers les guichets.

Derrière lui, un mystérieux sourire de statue sur son visage de céruse, s’ébranle, en traînant les genoux, la poupée de pierre.