XXII
Des dizaines de personnes m’ont raconté l’enterrement. Le mauvais temps, les giboulées tardives d’avril, et l’atmosphère glaciale qui a saisi toute l’église lorsque François Mitterrand est entré avec Pierre Joxe et que l’un des fils Grossouvre s’est détourné pour ne pas avoir à serrer leurs mains.
Trois jours auparavant, alors qu’il rapportait à l’Institut médico-légal un costume pour son père, Patrick de Grossouvre a tenté d’empêcher le président de venir. Dans cet endroit sinistre, d’où l’on entend le métro et, juste au-dessus, les voitures qui klaxonnent sur le quai de la Râpée, il a reçu un premier appel de l’Élysée pour s’enquérir de la date de l’autopsie. Il était encore un peu groggy d’avoir dû chercher, quai Branly, ce costume pour habiller le corps de son père. Un peu choqué aussi, d’avoir trouvé l’appartement en désordre, placards ouverts et jusqu’à la trappe de la baignoire béante, après le passage de la police judiciaire. Un peu surpris, enfin, de la disparition de Nicole dont il avait toujours cru naïvement être le seul de la famille à connaître l’existence.
L’Élysée a donc appelé. Au bout du fil, la chef de cabinet, Béatrice Marre, a demandé fermement : « Avez-vous effectué les formalités nécessaires à l’autopsie ? Le président tient absolument à venir se recueillir une dernière fois sur la dépouille de son ami avant l’enterrement et, comme il a un agenda très chargé, l’idéal serait qu’il puisse le faire dans les quarante-huit heures. »
Exaspéré, il l’a envoyée balader : « Vous n’avez qu’à le demander vous-même aux médecins. » La chef de cabinet a préféré diplomatiquement reculer. Elle a rappelé un peu plus tard. Cette fois pour l’enterrement. François Mitterrand avait déjà téléphoné dans l’Allier à Claude de Grossouvre pour expliquer que « François était très fatigué. Pour nous tous, c’est difficile de vieillir… ». Des mots qui n’ont rien dit de l’amertume, des conflits et des raisons de leur éloignement. Claude de Grossouvre aurait pu admettre sa tentative si elle n’avait entendu à la radio les fidèles de Mitterrand se précipiter pour lui offrir un bouclier en dénigrant son mari. René Souchon, le vice-président du comité des chasses présidentielles, n’explique-t-il pas dans tous les médias que François craignait de « faire une démence sénile » ? Roland Dumas raconte sur Europe 1 que, récemment, il l’avait trouvé « déprimé, s’interrogeant sur le sens de la vie. Depuis quelques semaines, a cru bon d’ajouter le ministre des Affaires étrangères, on me disait qu’il éprouvait quelques déceptions de la vie en général, comme des personnes qui avancent en âge et qui sont fatiguées de la vie publique ». Le conseil de famille improvisé a été clair : « Il vaudrait mieux que Mitterrand ne vienne pas à l’enterrement. »
C’est méconnaître l’obsession de la mort dans laquelle vit le président. Depuis qu’il a dépassé les soixante-dix ans, les morts s’accumulent autour de lui et il a fini par leur rendre un véritable culte. C’est un homme qui passe plusieurs heures chaque semaine à téléphoner aux veuves, à rédiger des condoléances, à visiter les gisants des églises, à se recueillir dans les cimetières. Il se prépare à sa propre fin, pensent les croyants autour de lui. Il conjure l’inéluctable, savent ses amis. « Ce qui est terrible, avec le cancer, c’est que l’on finit par perdre, certains jours, le désir de vivre », a-t-il confié un jour. Il constate pourtant que ce n’est pas vrai pour lui. Il s’accroche à la vie, comme il s’accroche au pouvoir. C’est aussi pour cela qu’il ne veut pas qu’on lui reproche le suicide de Grossouvre. Il a lu la presse, qui le tient pour responsable du malheur de son ami depuis sa disgrâce. On lui a déjà fait ce procès en défaut d’amitié lors du suicide de Pierre Bérégovoy. S’il ne paraît pas à l’enterrement, son absence ne fera que nourrir sa mise en accusation. « C’est impossible, a tranché la chef de cabinet du président. Le président tient à y assister. Et, vu le contexte, il est inenvisageable qu’il ne vienne pas. »
Quand Patrick de Grossouvre se souvient de ce moment-là, il se revoit surtout discutant avec l’Élysée du protocole. Il a fallu accepter que le fauteuil rouge présidentiel soit placé au premier rang. Les fils ont battu en retraite devant la volonté impérieuse. Trop incertains eux-mêmes sur les raisons profondes de la mort de leur père. Pressentant le mystère derrière une vie dont ils ne connaissent qu’une partie. Mais la famille a été intraitable sur un point : elle a refusé la présence de Michel Charasse. Il paiera seul pour les détestations de Grossouvre.
C’est Robert Mérieux, l’ami lyonnais des belles années de chasse et de promenade à cheval, qui prononce l’éloge funèbre. Un discours affectueux mais dans lequel il ne dit pas un mot du parcours à l’Élysée, des engagements politiques, et bien sûr pas une seule allusion au suicide. Le prêtre, d’ailleurs, ne l’avait pas évoqué avec la famille, lorsqu’il a fallu discuter de la cérémonie. Ils enterrent François sans évoquer son amitié passée pour le président, sans parler de ses désillusions non plus.
Au sortir de l’église Saint-Pierre, il a fallu s’abriter du crachin et s’engouffrer dans les voitures. Sur le parvis, les journalistes, les badauds ont à peine noté la présence d’Amine Gemayel, l’ancien président du Liban, qui se tenait dans le carré réservé à la famille. Mais tous les regards sont restés braqués sur François Mitterrand, puisque cette mort au cœur de l’Élysée paraissait pointer sur lui le doigt terrible de l’accusation. L’année d’avant, après le suicide de Pierre Bérégovoy, le président avait prononcé lui-même l’éloge funèbre de son Premier ministre. Cette fois, il n’a pas prévu le moindre discours.
Il faut donc l’imaginer, suivant le cortège d’une trentaine de voitures qui s’achemine vers le cimetière, sur une de ces collines d’un vert frais qui dominent la propriété de Lusigny. Au fond de l’allée de sable jaune, les proches se sont regroupés autour du caveau familial. François Mitterrand est resté sur leur gauche. C’est Pierre Joxe, celui-là même qui avait obtenu l’éviction de Grossouvre, qui l’abrite sous un parapluie.
L’épouse ne fait pas un signe pour lui dire de venir. Alain Mérieux, venu de Lyon, qui s’est placé près du président parce qu’il est élu RPR au conseil régional et qu’il a l’habitude des rassemblements républicains, la voit soudain envoyer vers lui l’un de ses petits-fils. L’enfant se hausse vers son oreille : « Il faut que vous veniez avec la famille. Elle ne veut pas que vous restiez près du président. » Le village avait imaginé la veuve et ses enfants plus proches, plus intimes avec Mitterrand. Il découvre une froideur qu’il n’avait pas imaginée. Amine Gemayel lui-même en est gêné. « Vous devriez tout de même vous occuper du président, a-t-il glissé à Patrick, le fils aîné. Vous ne pouvez pas l’abandonner comme cela. » Tout le temps qu’ont duré la bénédiction et la descente en terre du cercueil, personne n’a invité François Mitterrand à rejoindre le cercle des intimes de François de Grossouvre. C’est la seule arme qui leur restait puisqu’ils n’avaient pas osé s’opposer à son pouvoir.
Dans les mois qui ont suivi, le président a parlé plusieurs fois de la mort de François. Il tenait absolument à ce que son suicide résulte des effets d’une démence sénile. Il cherchait une explication rationnelle. Une cause strictement pathologique. Devant ses médecins, Claude Gübler et Claude Kalfon, il a recensé les symptômes. Ceux qu’il connaissait pour les vivre lui-même, la vigueur qui s’en va, l’arthrose qui guette, le sommeil plus difficile. Ceux qu’il ignorait encore parce qu’ils n’atteignent pas les hommes au pouvoir, les amis plus rares, le charme qui opère moins sur les femmes. Et quand on évoquait la solitude, la douleur de la disgrâce, il balayait cela d’un revers de main « mais cela n’explique pas le geste ! » et il faisait le signe de porter un revolver imaginaire sous son menton et d’appuyer le doigt sur la détente. Il ne voulait pas voir dans ce suicide à l’Élysée sa propre mise en accusation. L’effet dévastateur de sa séduction. Les ravages pervers de sa culture de l’imbroglio.
Quelques semaines après l’enterrement, il a invité à l’Élysée Patrick et Nathalie de Grossouvre pour leur remettre un petit carton d’affaires. Il n’y avait presque rien dedans. Un agenda, des photos, des menus de dîners de chasse. À eux, il n’a pas eu le front de demander des explications.
Il a fait venir Nicole aussi. Personne ne s’était enquis d’elle depuis le soir de la mort de François. Elle avait disparu avec discipline, en maîtresse qui a admis son sort, destinée à rester à jamais clandestine. Quand elle lui a dit qu’elle avait trouvé du travail et un appartement, il a glissé avec légèreté : « Et dire que l’on ne cesse de me répéter qu’il y a une crise ! » Il a paru soulagé, cependant, lorsqu’elle a reconnu qu’elle s’attendait à la mort de François et n’avait aucun doute sur son suicide. Elle n’a pas eu le cœur d’avouer que, puisqu’elle n’avait eu droit à rien, ni à une lettre d’adieux, ni aux condoléances officielles, ni même à la possibilité d’assister à l’enterrement, elle s’offrait la consolation d’accomplir un crochet par le cimetière, chaque fois qu’elle traversait l’Allier.
Et puis, peu à peu, il a moins parlé de Grossouvre. François avait quitté son orbite. Et Mitterrand avait sa propre sortie à préparer. D’autres électrons ont continué à tourner autour de lui et il est resté encore un peu le centre de l’univers. Puis il a décidé de mourir à son tour. Un jour, dans l’appartement de l’avenue Frédéric-Le-Play mis à disposition par la République à son ancien président, il a cessé de manger et de boire. Anne l’a veillé toute la nuit. Mazarine est venue au matin embrasser sa joue déjà froide. Et, cette fois, tout le monde s’est réuni autour de sa tombe. Sa famille officielle et les femmes de sa deuxième vie enfin reconnues.
Dans les livres consacrés au président socialiste, Grossouvre tient désormais en quelques lignes. Entre les vieux amis et les super-espions. Parfois, il est mentionné qu’il fut le parrain de Mazarine. Quand on interroge cette dernière, elle qui avait 19 ans lorsqu’il est mort et a vécu longtemps au-dessous de lui, elle explique qu’au fond, elle l’a peu connu. À l’Élysée, son bureau et son secrétariat ont été transformés en une salle de réunion confortable, encore utilisée aujourd’hui. Personne ne se souvient plus très bien de l’homme qu’il était mais tout le monde sait qu’il s’est suicidé là. Les palais n’oublient jamais une affaire pareille. Au fond, c’est la seule façon qu’il ait trouvée pour continuer à exister dans l’histoire de ce président aimé follement. Il est, à tout jamais, le dernier mort de Mitterrand.