II
François Mitterrand a pris un coup. La nouvelle l’a sonné comme un boxeur. Vers 20 h 15, un gendarme du GSPR s’est engouffré dans son bureau, sans frapper et sans que la secrétaire Christiane Dufour ait eu le temps de l’arrêter. Et maintenant qu’il sait, le président reste assis sur une chaise, tout pâle, près de la porte. Ratatiné comme un vieillard, haletant comme si l’air lui manquait.
Personne n’ose encore l’approcher. Le pouvoir fait peur et la mort plus encore. Mais on entend sa bouche qui chuinte une phrase, toujours la même, à intervalles réguliers : « Je ne comprends pas… je ne comprends pas… » Un autre suicide après Bérégovoy. Se peut-il que lui, qui s’acharne à tenir jusqu’au bout de son mandat, malgré la maladie qui le tenaille, termine dans cette atmosphère lugubre et scandaleuse ?
« Grossouvre s’est tué dans son bureau », a confirmé Chassigneux devant la petite silhouette défaite qui habituellement le tétanise. Autour de lui, c’est maintenant un petit groupe compact qui s’est formé comme pour faire corps devant le président et lui offrir un bouclier. Anne Lauvergeon, Michel Charasse, la chef de cabinet Béatrice Marre, les secrétaires ont compris sans rien dire le signal, l’avertissement, l’insulte provocante pour Mitterrand de cette mort au cœur même de l’Élysée. Ils n’osent cependant émettre aucune hypothèse. Frappés par l’émotion, le malaise presque physique du chef de l’État. Mais le réaliste sans vergogne a repris le pas sur l’ami sentimental, et rapidement Mitterrand, maintenant remis, a coupé court aux interprétations. « Il s’est tué dans son bureau parce que c’est un endroit qu’il aimait », assène-t-il. On acquiesce vaguement autour de lui, dans ce réflexe habituel de cour qui interdit de contredire le monarque. Il a compris que la déflagration risque de l’atteindre. Et il a déjà en tête sa plaidoirie de défense. « Cela ne lui ressemble pas de s’être tué, commence-t-il, mais il ne supportait plus l’idée de vieillir. »
François Mitterrand n’en finit plus, maintenant, de dresser la liste de ce qu’il prend pour les symptômes de la folie de celui qui fut si longtemps son ami. Anticiper la fin, quand la vie est si précieuse, n’est-ce pas la meilleure preuve d’un esprit dérangé ? Depuis des mois, lui-même donnerait n’importe quoi pour avoir encore cinq, six ans de répit. Parfois, lorsqu’il se sent mieux, lorsqu’il observe ses rivaux se préparer à la succession, lorsqu’il sent Édouard Balladur l’envelopper de sollicitude tout en organisant déjà sa campagne électorale, lorsqu’il contemple Jacques Chirac se débattant dans l’avalanche des sondages qui paraissent condamner ses chances à la présidentielle, lorsqu’il voit le parti socialiste en déshérence, il est secoué d’un rire amer devant ses conseillers : « Si j’avais encore le temps, je saurais bien, moi, comment l’emporter. »
Son cancer le fait de plus en plus souffrir, même s’il parvient à masquer le plus souvent son état. Quelques jours auparavant, lors d’une cérémonie à l’Élysée, il a soudain pris par le bras un conseiller ignoré jusque-là, adoptant l’air secret de celui qui réclame une note. Le conseiller s’est soudain senti l’objet de tous les regards, comme privilégié devant tous par le geste royal. Le président lui a seulement soufflé à l’oreille : « Raccompagnez-moi jusqu’à cette porte, vite. Le médecin est derrière et je souffre le martyre… »
Mais Grossouvre… S’il s’est tué, souffle le président, c’est qu’il devenait sénile. Maintenant, il retrouve sa verve de conteur qui sait si bien narrer l’Histoire qu’on ne saurait le démentir. Il manie les images et les anecdotes intimes. Et voilà dans sa bouche le cadavre qui se relève et mime la folie terrifiante du vieillard. « Et ces fioles qu’il trimbalait partout contre l’impuissance ! » Il avait des absences aussi. Des visions, même, parfois. « Tenez, demandez à Védrine ! Un jour, Grossouvre est entré dans son bureau et s’est arrêté sidéré. Il ne savait plus où il était ! »
Michel Charasse vient d’entrer dans la partie. Toutes les semaines, depuis des années, il tient table ouverte après le conseil des ministres dans son petit appartement de fonction à l’Élysée. Sont venus, au fil du temps, toutes les strates du mitterrandisme. Il en a entendu, des anecdotes sur les lubies de Grossouvre. Il en a distillé aussi un bon paquet. Alors, maintenant que le scandale couve, il les sert aux autres conseillers afin qu’ils sachent ce qu’il faudra dire à la presse. L’autre jour, Grossouvre est venu vers lui dans les couloirs de l’Élysée et lui a soufflé dans l’oreille : « Ne te retourne pas, tu es suivi ! » Et quand Charasse, après un regard derrière lui, a expliqué qu’il ne voyait personne, il a répliqué : « Toi, tu ne le vois pas. Mais moi, je le vois ! »
Autour du président, les esprits les plus subtils ont déjà compris. Les Japonais ont un nom pour ces suicides accusateurs où l’on se tue dans un lieu qui désigne le vrai fautif : le seppuku. Avant que le scandale n’éclate, il faut détourner ce doigt que le suicide de Grossouvre paraît avoir pointé vers François Mitterrand.
À l’extérieur, la presse commence à soupçonner quelque chose. Pierre Favier, le journaliste de l’AFP accrédité à l’Élysée, en voyant des gardes courir dans la cour, a téléphoné deux fois au secrétariat particulier : « Dites-moi si Mitterrand a fait un malaise, au moins ! » Dans le doute, il a déjà prévenu sa rédaction en chef qu’il se passe quelque chose. Il faut lui parler. D’un signe, le président a donné son accord. Michel Charasse appelle Favier pour l’informer : « Le Président me demande de te dire que François de Grossouvre vient d’être retrouvé mort dans son bureau. »
C’est fou comme le pouvoir réagit vite lorsqu’il lui faut se prémunir contre une menace. La police, la presse, la famille, il faut tout tenir pendant qu’on le peut encore. François Mitterrand a prévenu Xavier, le cadet des fils de Grossouvre, de la mort de son père, mais lorsque Patrick, l’aîné, a rappelé le président, il a fallu se montrer impérieux et cassant devant cet homme bouleversé qui s’apprêtait à faire, dans la nuit, le trajet de Lyon jusqu’à Paris : « Cela s’est passé dans son bureau. Ici, a asséné trop vivement Mitterrand. Ce n’est pas la peine d’aller chez lui, quai Branly. Il n’y a rien là-bas. Nous allons le faire transporter au Val-de-Grâce. Demain matin, je vous recevrai. » Michel Charasse a compris tout de suite en l’entendant ce que le chef de l’État veut éviter à tout prix : l’intrusion des non-initiés dans les appartements privés dont dispose la présidence de la République sur les bords de la Seine, quai Branly, à deux pas de la tour Eiffel. Bientôt, les agents de la police judiciaire vont procéder aux constatations d’usage, décider du transport du corps à l’Institut médico-légal et poser les scellés. Mais ils voudront ensuite se rendre au domicile de Grossouvre. Et il est clair que c’est ce qu’ils vont y trouver qui inquiète le président. Charasse n’a eu qu’une phrase à dire pour signifier à Mitterrand son partage implicite du secret : « Et puis, il y a Nicole… »
Nicole… Elle est la maîtresse de Grossouvre. C’est elle qui a téléphoné un peu avant 20 heures au garde du corps pour s’inquiéter du retard de l’homme avec lequel elle vit quai Branly. Lorsque le gendarme l’a rappelée pour lui annoncer la nouvelle, elle a été bouleversée, bien sûr. Surprise, non. Depuis des semaines, François paraissait usé. Une jeune femme qui vit auprès d’un homme de 76 ans sait reconnaître ces moments où il n’est plus supportable de constater les effets inexorables de l’âge. Deux jours auparavant, ils ont eu une scène parce qu’il emportait avec lui ce 357 Magnum. Elle l’a toujours vu manipuler des armes. Ce revolver l’a inquiétée, pourtant. Il l’a sommée de taire ses craintes. De ne prévenir personne. Mais au fond, dira-t-elle plus tard, elle s’y attendait.
Habituellement, le président la désigne comme « la belle Nicole ». C’est une femme ravissante, en effet. Brune aux yeux verts. Un visage fin. Une élégance naturelle. Un esprit libre. Les hommes de pouvoir ont souvent des engouements parallèles. Des mariages officiels et des amours back street. Mitterrand lui-même… Grossouvre revenait le week-end vers sa famille, dans l’Allier. La semaine, il vivait avec Nicole, dans l’appartement de fonction du quai Branly. Treize ans de vie commune. Discrète. Mais pas clandestine.
Charasse ressent pourtant toujours un petit pincement, lorsqu’il évoque la maîtresse de Grossouvre. Le président n’ignore pas qu’il a eu un béguin pour elle, autrefois. C’est Charasse qui l’avait fait venir jusqu’à Paris en 1980. « Elle est intelligente, jolie et veuve », avait annoncé Charasse à Mitterrand en lui proposant de la prendre comme assistante. À l’époque, les femmes constituaient le sujet favori de Mitterrand. Il a toujours flotté une atmosphère de séduction dans ses campagnes. Nicole avait 36 ans. Un mari mort dans un accident d’hélicoptère. Une vie sans éclat dans l’atmosphère de Clermont-Ferrand. La volonté de changer d’univers.
On l’a envoyée chez Grossouvre afin qu’il lui trouve de quoi s’occuper dans la campagne présidentielle qui s’annonçait. Une jeune femme ravissante devant un homme de 62 ans. À cause des différences d’âge et de statut, elle n’a pas voulu apparaître comme une proie facile, même si elle n’était pas indifférente à l’effet qu’elle produisait sur les hommes. Le soir même, Charasse, Mitterrand et Grossouvre ont emmené la jeune femme dîner boulevard Saint-Germain, chez Lipp, pour la tester, mais elle l’avait déjà emporté. Le lendemain, lorsque Mitterrand a téléphoné à Charasse, il lui a annoncé la nouvelle, avec un peu de perversité peut-être : « Elle est vraiment très bien, votre protégée. Et Grossouvre a été encore plus emballé que moi. »
Il y a donc Nicole. François Mitterrand a gardé le souci des conventions bourgeoises et du respect des apparences. On peut bien mener une double vie, il ne faut pas que cela se sache. Et il ne se voit pas expliquant à la veuve de Grossouvre et à ses enfants qu’il y avait une autre femme. Ce qui l’inquiète surtout, cependant, ce sont bien moins les convenances que le fait qu’il dispose lui-même d’un domicile officieux, au premier étage du quai Branly, précisément sous celui occupé par Nicole et Grossouvre. Là vivent Anne Pingeot et Mazarine. Et la France ne connaît pas encore leur existence. Si l’on découvre la maîtresse de son conseiller, on aura vite fait de trouver aussi sa seconde famille. Il n’en est pas question. Le temps presse. Il faut faire déménager Nicole. Vite. « Occupez-vous-en, Michel », a soufflé Mitterrand. Il est en retard pour son dîner : pour garder encore un peu d’avance sur le scandale, il n’a pas voulu l’annuler.
À 20 h 30, le professeur Didier Sicard s’est présenté à la loge d’entrée de l’Élysée. Il a laissé sa vieille 204 cabriolet près de la place Beauvau, un peu honteux de pénétrer au volant de sa voiture hors d’âge dans la cour du Palais présidentiel. Jamais auparavant il ne s’est rendu dans ce lieu intimidant, et il s’étonne que l’endroit soit si sombre et si désert. Un huissier lui a pris son manteau et, sans l’accompagner, l’a laissé monter jusqu’aux appartements privés. Maintenant qu’il est seul dans le salon particulier du président, le voilà qui s’interroge : peut-être a-t-il mal compris ? Se pourrait-il qu’il se soit trompé de date pour ce dîner improvisé…
L’après-midi même, François Mitterrand est venu visiter son service de médecine interne à l’hôpital Cochin, à l’occasion de la journée de mobilisation contre le sida. « Je voudrais m’entretenir avec quelques uns de vos malades… », a-t-il réclamé. Lui qui regarde chaque jour sur son visage la progression du cancer qui le ronge, il voudrait connaître ce secret qui l’obsède : que ressent-on au moment de la grande bascule vers la mort ? Le professeur, un peu étonné, n’a pas pu repousser la demande royale. Il a donc interrogé ceux qui agonisent dans son service. Deux de ses patients, parfaitement conscients de l’inéluctable, voulaient bien s’entretenir avec François Mitterrand. Le président est entré seul dans leurs chambres. Et la suite élyséenne, le groupe des médecins en blouse blanche ont attendu vingt minutes dans le couloir que le président ait terminé son entretien avec les mourants. En sortant, il s’est tourné vers Sicard : « Faites-vous quelque chose ce soir ? Venez donc dîner à l’Élysée, vers 20 h 30. Nous causerons avec l’anthropologue Françoise Héritier… »
Le médecin est donc là, qui attend dans ces appartements privés. François Mitterrand arrive pourtant vers 21 heures. Tout à l’heure, à l’hôpital, le médecin avait jugé le président très en forme malgré son cancer sur lequel tout Paris bruit de rumeurs. Mais le voici désormais bien pâle et visiblement ému. « Il est arrivé un drame, ce soir. Je suis désolé de vous recevoir ainsi, mais un de mes collaborateurs vient d’être retrouvé mort et je dois encore régler quelques affaires avec le commissaire de police. Je vous prie de m’attendre quelques instants. Nous dînerons ensuite. »
Dans l’antichambre, Françoise Héritier vient à son tour d’arriver. Et Jack Lang fait son entrée. Bronzé, léger comme un habitué des lieux. Décalé, pour tout dire, dans cette atmosphère funèbre. C’est une chose étrange que de le voir raconter ce petit voyage au Maroc dont il revient et dont il a déjà poli les anecdotes les plus savoureuses à l’intention du président. Il réagira à peine lorsqu’on lui annoncera la nouvelle. Lui non plus n’aimait pas Grossouvre. Et il ne laisse jamais rien, même les morts, gâcher ses rencontres avec le président.
Dans l’aile ouest, la police a commencé ses premières constatations. On n’a pas trouvé tout de suite la balle, fichée profondément dans le plafond. Mais on a relevé les empreintes et procédé au prélèvement de poudre sur les mains du cadavre. Le corps va maintenant être transporté à l’Institut médico-légal. Charasse a préparé pour la presse un communiqué qui sera enfin diffusé à 23 heures : « François de Grossouvre, président du comité des chasses présidentielles, s’est donné la mort, ce jeudi 7 avril, en fin de journée, dans son bureau. Conformément aux règles habituelles, le parquet de Paris, qui s’est rendu sur les lieux, a prescrit à la police judiciaire de diligenter l’enquête-décès prévue par l’article 74 du Code de procédure pénale. » Des caméras sont arrivées. Pour filmer quoi ? Un Palais vide ? Il y a si peu d’images de Grossouvre dans les rédactions…
Au premier étage, le bureau a été fermé. On a réclamé un garde qui veillera devant la porte. Le sang n’a pas encore été nettoyé. Le président a été averti que l’on allait poser les scellés. Il a donné son accord sans venir jusque-là. Il n’a pas voulu voir.