V
Il y a au moins deux témoins à leur rencontre. La journaliste la plus en vue de l’époque et l’ancien président du Conseil le plus regretté, excusez du peu. Habituellement, lorsqu’il faut retrouver les débuts, se souvenir de l’endroit, du moment et des personnages, on ne tombe que dans des trous de la mémoire et des approximations. Là, le coup de foudre a été si frappant qu’il a marqué les esprits.
Françoise Giroud a immédiatement compris ce qui se tramait. À l’instant qui nous intéresse, c’est une journaliste experte en séduction masculine. Une intelligence étincelante. Une spécialiste aguerrie des hommes de pouvoir. Dans les dîners du Tout-Paris, sa conversation est un chef-d’œuvre de verve et d’esprit de repartie. François Mauriac, Albert Camus, Pierre Mendès France l’adorent, la respectent et la craignent un peu. Combien de fois ne l’ont-ils pas vu assassiner d’un trait d’une implacable cruauté et d’une hilarante insolence un ministre qui croyait, le malheureux ! l’avoir bluffée.
Depuis des années, elle court après l’argent pour financer l’Express, ce bébé sublimé qu’elle a fondé avec l’homme qu’elle aime et dont elle n’a pas eu d’enfant, Jean-Jacques Servan-Schreiber. De François de Grossouvre, elle connaît surtout la générosité. Pierre Mendès France le lui a présenté un soir, dans un de ces cocktails mondains où se côtoient les grandes familles parisiennes, les Nora, les Duhamel et le clan qui gravite autour de « JJSS ». Toute une intelligentsia sortie régénérée de la guerre se presse dans des clubs républicains et socialisants et cherche à accompagner le retour de la gauche au pouvoir. « Il pourrait vous aider. Il pourrait nous aider », a soufflé Mendès en annonçant tout bas l’évaluation de la fortune de l’industriel lyonnais. Giroud a saisi tout de suite la perche qui la menait à ce nouveau mécène.
Dans les bagages des GI’s du débarquement, les Français ont découvert le Coca-Cola, et François de Grossouvre s’est associé en 1950 à Napoléon Bullukian, un riche Arménien dont la propriété s’appelle en toute modestie « la Malmaison » et qui possède la plus grosse usine d’embouteillage de soda à Lyon. Dans ces milieux parisiens où l’on écoute du jazz en rêvant d’Amérique, cela lui assure un certificat d’homme à la page qui efface son étiquette de provincial. Il est manifestement de droite ? Cela n’a aucune importance puisqu’il déteste l’ordre établi, ce général de Gaulle qui vient de revenir au pouvoir et apprécie Mendès.
Depuis, Grossouvre finance aimablement l’Express et Françoise l’emmène de temps à autre déjeuner, comme en remerciement, dans ces milieux politiques qui l’éblouissent. En cet hiver 1959, Pierre Mendès France a proposé à la petite troupe de le retrouver au Berkeley, un restaurant tout près des Champs-Élysées.
L’ancien président du Conseil de la IVe République a prévu d’inviter aussi François Mitterrand. Ce n’est pas qu’il l’apprécie particulièrement. Il le tient même pour un faiseur, sans morale ni conviction. Mais Mitterrand, à l’époque, se croit un homme fini. Ancien ministre de douze gouvernements, sa carrière politique est en chute libre depuis que, le 16 octobre, il s’est laissé piéger dans un attentat bidon, rue de l’Observatoire à Paris. Il a menti et ceux qui le soutenaient autrefois se détournent de lui. Parfois, ses amis les plus proches le voient pleurer de rage et d’angoisse sur la belle aventure de sa vie qu’il croit terminée. Et Mendès a suffisamment de cœur pour tendre la main à un homme à terre.
Voilà, tout est donc prêt pour la grande scène de l’acte II. Celle qui va faire succomber Grossouvre et déterminer le reste de sa vie. Mitterrand sait bien masquer ses angoisses profondes. Et il n’a rien perdu de son charme. Françoise Giroud n’a jamais beaucoup aimé ses airs d’hidalgo gominé, mais en fine observatrice elle a noté « le rayonnement de capitaine. Immédiat ». Dès les premières minutes, elle l’a vu déployer toutes les armes de sa séduction et a regardé son financier de Lyon y succomber. « Peu d’hommes ont ce pouvoir de plonger d’autres hommes dans une relation qui relève quasiment du rapport amoureux. Et Grossouvre est séduit », écrira-t-elle plus tard. Elle ne croit pas si bien dire. François de Grossouvre est chaviré. Mendès lui-même en est bluffé : « J’ai l’impression d’avoir provoqué un coup de foudre sous mes yeux », dit-il à son ami lyonnais, l’avocat André Soulier. Grossouvre vient de découvrir enfin un homme à sa mesure.
Ils ont le même prénom et presque le même âge. Mitterrand est né en 1916, Grossouvre en 1918. Autant dire qu’ils peuvent comprendre l’un et l’autre les méandres de leur passé pendant la guerre. Mitterrand le reconnaît facilement : « Avant la guerre, je n’avais pas fait de choix véritable, j’allais indifféremment écouter les discours de Doriot, de Blum, de La Rocque, raconte-t-il… J’ai vécu pendant ces années-là une expérience très riche, très immédiate. Je n’étais pas engagé. Je faisais partie d’une bande d’étudiants qui se piquaient de musique, de philosophie, d’art. C’est la guerre qui a construit ma détermination à faire de la politique. Disons ; pour être plus juste, que les circonstances ont précisé un goût pour la politique. » Grossouvre croirait s’entendre lui-même, l’engagement politique excepté !
Lorsqu’ils se racontent leur traversée des années 40, c’est comme s’ils se livraient un morceau de leurs caractères. Mitterrand, après dix-huit mois dans les stalags et une évasion, a rallié Vichy au Commissariat au reclassement des prisonniers de guerre avant de rejoindre, au printemps 1943, la Résistance lorsqu’il a vu que plus rien n’était possible avec Pétain. Dans les milieux gaullistes, il passe pour un opportuniste et il n’est pas rare qu’on le condamne encore pour sa francisque qui, à leurs yeux, ne s’efface pas derrière « Morland », son nom dans la clandestinité.
Les souvenirs de guerre de Grossouvre sont pleins d’ombres eux aussi. Mais Mitterrand goûte volontiers les secrets des autres, se dédouanant ainsi de ses propres dissimulations. Il faut croire que les années 40 leur ont fourni un petit matelas de culture commune sur lequel baser une camaraderie.
Ils ont donc connu leur coup de foudre, ces deux quadragénaires épris d’aventure. Voici venu maintenant le temps de la cristallisation. Du voyage initiatique qui va les souder l’un à l’autre et installer aux yeux de Grossouvre l’illusion trompeuse d’une relation égalitaire.
Comme une fiancée pudique, il laisse toujours Mitterrand en tenir le récit et lui donner une saveur politique et exotique particulière. Lequel a eu le premier l’idée de ce voyage à deux dans le nouvel empire communiste ? Mitterrand, bien entendu : « Je voulais visiter la Chine communiste de Mao Tsé-toung. » Mais Grossouvre en a été enchanté. Cet anticommuniste notoire s’est propulsé lui-même à la tête des… Amitiés franco-chinoises, une association qui tient plus du nid d’espions que du cercle sinophile. Elle sera pourtant sa couverture et son prétexte. Par pudeur, ni l’un ni l’autre ne précise que c’est l’industriel qui a entièrement financé l’expédition.
Les voilà partis ensemble. Le périple doit durer trois semaines. Un voyage d’unités agricoles en usines, entre les réunions de parti et les campagnes de propagande massive, dans ce régime qui, écrira plus tard Mitterrand, « mêle l’absurde et l’admirable ».
À peine descendus de l’avion, à l’aéroport de Pékin, ils ont été séparés, cependant. Par un enchevêtrement de circonstances dont Mitterrand lui-même a perdu le fil, Grossouvre a été arrêté dès son arrivée. Le voilà emmené dans un hôtel en résidence surveillée. On s’agite dans les ambassades. On s’inquiète dans la délégation. Mitterrand exige de le retrouver. Une rencontre avec Mao lui a été organisée mais il menace d’annuler tous ses entretiens si on ne le mène pas jusqu’à François. Il le retrouvera amaigri, inquiet, sans nouvelles. Évidemment, l’histoire se termine toujours, sous les regards admiratifs et amusés de l’auditoire, par le sauvetage de l’industriel par le politique, juste avant de rallier la démocratie. Plus tard, lorsqu’il racontera pour la centième fois ce voyage épique, Mitterrand glissera qu’il avait compris à l’époque que Grossouvre faisait partie des services spéciaux.
Il n’a pas tout à fait tort. Grossouvre se plaît encore et toujours à fréquenter les cercles de renseignements comme les soirées maçonniques, qu’il confond dans un même goût pour l’influence et le secret. Depuis, Mitterrand lui ressert souvent la même antienne, dès qu’il se trouve dans un imbroglio : « Ce sont encore vos histoires de services… »
Mitterrand a été ministre de l’Intérieur. L’expérience l’a donc passablement déniaisé sur le rôle des renseignements français. Mais c’est un des petits gages d’amitié qu’il offre volontiers à Grossouvre : jouer l’inexpérience afin que l’autre goûte le plaisir sans conséquence de l’initier. En vérité, il a déjà son plan et la certitude de son destin. Et pour l’accomplir, il lui faut de l’argent.
En 1965, il a expliqué tranquillement aux quelques amis qui ne l’ont pas lâché après l’Observatoire : « Je vais me présenter à la présidentielle. Mais je n’ai pas de bureau, pas d’équipe et pas de moyens financiers. » Les troupes de son petit club, la Convention des institutions républicaines, sont maigres. Mais on s’est installé au 25 rue du Louvre, avec des fidèles venus du mendésisme, quelques petites mains pleines d’énergie, trois préfets dont deux s’étaient retrouvés à Vichy. Cela n’embarrasse pas Mitterrand. Il est décidé à faire feu de tout bois. Dans ses meetings, il n’est pas rare que, dans les trois premiers rangs, on trouve René Bousquet, l’ancien secrétaire général de la police de Vichy. Écarté d’abord de la haute fonction publique, il a été amnistié en 1958 et porte à nouveau sa Légion d’honneur. Il dirige surtout, aux côtés d’Évelyne Baylet, la Dépêche du midi, dont il tient la ligne antigaulliste et favorable à François Mitterrand. Autour d’eux, on sait sans savoir. Grossouvre racontera plus tard qu’il a quitté la table en apprenant le passé de Bousquet. Les vieux compagnons de l’époque ne se souviennent pas d’avoir entendu le moindre éclat.
René Bousquet, quoi qu’il en soit, finance la campagne. Comme Grossouvre. L’ami lyonnais paie un peu d’intendance, assiste aux meetings, fait figure auprès de tous d’intime. Il s’est lié avec Charles Hernu et André Soulier, un avocat du Rhône. Ils formeront le triumvirat de direction de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste, la FGDS, que préside Mitterrand. Il n’a pourtant aucune ambition électorale pour lui-même. Mais depuis que Mitterrand a mis de Gaulle en ballottage, il a le sentiment de vivre l’aventure qui lui manquait tant.
Grossouvre n’a pas lâché ses affaires pour autant. Elles sont sa sauvegarde autant que sa base arrière. Dans les années 70, il est devenu actionnaire majoritaire du Journal du Centre et de la Montagne, a repris une entreprise de soieries. Il dispose d’une jolie fortune, vraiment. Mais rien ne lui plaît plus que d’emmener Mitterrand en voiture jusqu’à ces réunions publiques qu’il suit, sous la tribune, dans le cercle des intimes, en notant sur un calepin les passages où son ami a été le plus applaudi.
À Lyon, ses fréquentations à gauche ne sont certainement pas du goût de la bourgeoisie. François Mitterrand y passe au mieux pour un opportuniste, au pire pour un voyou. En somme, on s’en méfie et personne ne comprend que Grossouvre, dont on connaît la culture de droite et le grand train de vie, se pique de pousser la gauche vers le pouvoir. « Vous ne savez pas ce qui nous unit ? tente-t-il parfois. Notre anticommunisme viscéral ! » Il ne convainc pas. Lorsqu’il s’avisera de financer la campagne de Charles Hernu à Lyon, il n’en retirera qu’un surnom : « le Marquis Rouge ». Grossouvre n’en a cure. Ses affaires sont florissantes et il est bien libre d’user de sa fortune comme bon lui semble. Il a revendu Saint-Cyr pour une somptueuse propriété à Meillard, dans l’Allier, revendue à son tour au baron Bich, avec une très jolie plus-value. Avec cet argent, le voici maintenant détenteur d’un petit château dans l’Allier qui convient à son rang et l’éloigne un peu plus de cette ville qui tord le nez devant ses amitiés.
Depuis 1965, Grossouvre est convaincu que Mitterrand peut devenir président de la République. Il en a le charisme, le talent, la dimension. Mitterrand lui sait gré de cette certitude et de sa fidélité. Il aime bien les manières de Grossouvre. C’est un homme qui rit volontiers et fait preuve de cette ironie aiguë qu’apprécie en connaisseur le chef politique. Il a gardé de son éducation chez les pères du respect pour les Églises mais une vision souple du dogme. Il est moins cultivé que Mitterrand, mais cela lui donne aux yeux de ce dernier, qui aime briller sans rival, un charme supplémentaire. Sa générosité fait le reste.
En 1974, il figure tout en bas de l’organigramme de campagne sous la rubrique « Action sur le terrain. Sécurité voyages ». Une désignation de garde du corps. Mais on ne pouvait tout de même pas le placer sur la liste de ceux qui financent le candidat ! Car l’aide matérielle de Grossouvre s’exerce maintenant à plus grande échelle. En 1965, il payait des salles de meetings, les voyages du candidat. Pour 1974, Mitterrand a plus d’ambition. Face à lui, Giscard d’Estaing, ministre de l’Économie et des Finances, dispose en partie de l’appareil d’État. Pas le candidat socialiste. Il a donc fallu compenser par un financement extérieur.
En 1972, Grossouvre a eu l’idée de fonder avec d’autres la société Urba-Gracco, chargée de trouver de l’argent pour le parti socialiste en organisant notamment les autorisations d’implantations des magasins de la grande distribution. Dans cette France qui plonge dans la société de consommation, c’est une source pleine de promesses qui vaut bien le pétrole et les réseaux africains de la droite. Lorsque Mitterrand a raté l’élection d’un cheveu, il s’est penché vers Grossouvre : « Je suis déçu. Mais si on savait se battre, ça pourrait marcher… »
Maintenant que s’annonce la campagne présidentielle de 1981, sa place dans l’organigramme est à peine plus précise : « Planning, campagne et déplacements. » En vérité, cependant, il a pris de l’importance en sept ans. Mais cette fois, autour du candidat, sont montés les sabras d’un parti désormais solide et organisé, le PS. Toute une génération de jeunes énarques brillants et ambitieux qui fournissent nombre d’idées nouvelles tout en rajeunissant l’image du candidat. Mitterrand n’a pas rompu avec ses anciens fidèles pour autant. Dans son sillage, Grossouvre le suit toujours comme une ombre. Ses relations dans le monde des affaires peuvent être d’une grande utilité. Déjà, l’industriel a convaincu bon nombre de grands patrons de contribuer financièrement à l’ascension du candidat socialiste et Mitterrand a vite compris l’étendue de son entregent.
Parfois, quand il veut faire plaisir à son ami, il lance à la cantonade, après un clin d’œil appuyé à Grossouvre ravi : « Le sel de notre vie, hein François, ce sont nos secrets… »