XVIII
Entre eux, ils ont adopté un code. Leurs coups de fil doivent être brefs. Jamais de noms propres cités et surtout pas les leurs. Pour le délicieux frisson que procure la clandestinité, ils se sont trouvé des pseudonymes qu’ils utilisent entre eux. François de Grossouvre a choisi un nom transparent pour qui connaît son goût pour l’Allier : « Monsieur Moulins. » Jean Montaldo, lui, se fait curieusement appeler « Grand-Mère ».
C’est un peu ridicule et, au fond, parfaitement superflu. Chaque fois que le journaliste se rend quai Branly, les gendarmes qui recensent chaque entrée notent soigneusement son nom et sa visite est immédiatement connue à l’Élysée. « Grand-mère » passe difficilement inaperçu, d’ailleurs. Ce petit homme mince, presque toujours vêtu de vestes autrichiennes dont il trace lui-même le dessin avant de les faire tailler sur mesure, est un habitué des journaux et la plupart de ses livres sont des best-sellers. Vingt ans auparavant, il a fait rire toute la France en s’installant pendant un mois dans un bureau de la Maison de la radio où il s’est fait attribuer sans difficulté téléphone et matériel. Son enquête, accablante sur la gabegie de l’ORTF, est restée comme une plaie dans le bilan du pouvoir pompidolien.
À gauche, on ne l’apprécie pas pour autant. Les socialistes le tiennent pour un journaliste ennemi. Un homme de droite. Un polémiste acharné à souligner leurs contradictions et leurs turpitudes. N’enquêtant jamais que sur le nerf de la guerre : l’argent. Après avoir beaucoup dénoncé la corruption des milieux gaullistes, il s’est penché sur les pratiques de la gauche lorsqu’il a vu celle-ci en passe de prendre le pouvoir, à la fin des années 70. Ses investigations accablantes sur les finances du parti communiste ou sur l’affaire Lucet et la mafia politique marseillaise ont connu un immense succès. Depuis son élection à la présidence de la République, il a décidé de ne plus lâcher François Mitterrand.
Le président a tout de suite compris qu’il tenait là un adversaire coriace. Le nom de Montaldo lui est parfaitement connu depuis les années 50, mais il évoque d’abord le père de Jean, Pierre-René. Ce dernier, docteur en médecine et sénateur d’Algérie, a longtemps siégé au sein du groupe de la Gauche démocratique, le même que celui de François Mitterrand et, ordre alphabétique oblige, juste à côté de lui. Pierre-René Montaldo faisait partie de ces libéraux qui furent d’ardents défenseurs de la totale intégration de la communauté musulmane algérienne de l’époque à la communauté française. Un progressiste, violemment opposé à Guy Mollet. Longtemps, il a apprécié François Mitterrand, si cultivé, si séduisant. Lors de l’affaire de l’Observatoire, lorsque le parlement a dû se prononcer pour ou contre la levée de son immunité parlementaire, il a pris la parole, en commission, pour défendre son voisin de pupitre. Les affirmations de Robert Pesquet, assurant que Mitterrand aurait commandité ce faux attentat, l’ont ensuite ébranlé et, malgré les dénégations de l’intéressé, il s’est estimé trahi. François Mitterrand se doute depuis que, dans la famille Montaldo, son nom est devenu synonyme de duplicité.
Du fils, il a connu les débuts à Minute, dans les années 60, quand le journal était d’abord un hebdomadaire satirique antigaulliste, essentiellement écrit par des pieds-noirs cultivés. Lors de sa grande époque, quand Minute comptait parmi ses actionnaires Françoise Sagan et Juliette Gréco, Mitterrand venait lui-même chaque semaine apporter au journal une série d’échos politiques destinés à moquer ses adversaires. Il sait bienque Montaldo est parti en 1971, à la mort du fondateur Jean-François Devay, avant que Minute ne devienne un magazine d’extrême droite.
Roland Dumas a longtemps été l’avocat de Montaldo. Chaque fois que Mitterrand l’interroge, il raconte les foucades du journaliste. Ses emportements, ses blagues. Il faut se méfier des apparences, pourtant. Sa minceur laisse supposer une discipline de fer, une sobriété de fond. Déjeunez avec lui, et vous verrez. Il débute au pastis, enchaîne sur un bon vin rouge, termine par un baba au rhum et refuse le verre d’eau qu’on lui propose d’un bon mot : « Jamais, je n’en bois plus depuis les accords d’Évian ! » « Ce type a de l’estomac », a repéré Dumas. C’est aussi un conteur intarissable, mais il peut adopter dans ses enquêtes la minutie du greffier. Ses témoins contre-signent presque toujours leurs témoignages et il fait sceller ses cartons de documents par un huissier.
À l’Élysée, on surveille Montaldo du coin de l’œil, depuis qu’il enquête sur le financement du parti socialiste marseillais. Ces montages financiers sont toujours de dangereux mille-feuilles. Une couche de fausses factures, une couche d’intermédiaires. En reniflant l’odeur de l’argent à Marseille, le journaliste est tombé sur Urba, un bureau d’études bidon. Le système est d’une simplicité lumineuse : Urba prélève, en émettant de fausses factures, une dîme sur toutes les entreprises désireuses d’emporter un marché public auprès d’une municipalité socialiste, puis fait remonter l’argent récolté jusqu’au parti.
En tombant sur Urba, Montaldo a aussi trouvé Grossouvre. François en est le cofondateur… Tout à son désir d’aider financièrement Mitterrand, il a accepté de figurer dans les statuts de la société, fondée en 1973. Il y était à l’époque en bonne compagnie, avec Charles Hernu, devenu ministre de la Défense, Jean Deflassieux, bombardé en mai 1981 à la tête du Crédit Lyonnais, et Gérard Monate, le riche P-DG d’Urba. Dès la publication du premier article de Montaldo dans le Quotidien de Paris, Grossouvre s’est donc franchement inquiété et a contacté le journaliste par l’intermédiaire d’un ami commun.
Leur rencontre a été un modèle du genre. Une sorte de vaudeville comme les aime le journaliste et dans lequel François a tenu vaillamment son rôle. Montaldo, par goût de la provocation, avait tenu à venir à l’Élysée. Il y a débarqué affublé d’une incroyable perruque, une sorte de casque gris argenté comme en ont les vieux beaux. Cela a tout de suite donné une tonalité particulière à leur rencontre : dissimulation et moquerie. Enfin, tout de même, Grossouvre s’est liquéfié d’angoisse.
« Vous n’allez pas publier mon nom ? a-t-il imploré.
— Et pourquoi pas ? J’ai tous les documents nécessaires. Voici votre patronyme parmi les fondateurs, avec votre adresse et le nombre de parts que vous avez souscrites…
— Mais j’ai démissionné lorsque j’ai compris ce qu’ils faisaient !
— Ainsi donc, vous me rejoignez dans la dénonciation de ce racket… Seulement il me faut des preuves… »
Grossouvre a ouvert son tiroir, en a sorti un revolver de gros calibre. Dessous, se trouvait le document prouvant sa démission d’Urba.
Il a eu de la chance. Montaldo ne l’a pas accablé. Aussi grand chasseur que François, le journaliste a flairé l’intime du président, derrière le conseiller, l’homme de droite derrière le contributeur socialiste. Tenir ainsi dans sa main un proche de Mitterrand, c’est une chance qu’il faut cultiver pour la suite. Il s’est constitué son dossier sur le personnage. Y figurent quelques broutilles qui peuvent servir. Une intervention dans une vente d’armes, une commission réclamée, un jeu d’influence. Depuis, ils continuent de se rencontrer de loin en loin.
Longtemps, lors de leurs retrouvailles, quai Branly, Grossouvre a dressé un portrait flatteur de François Mitterrand. Mais Montaldo a noté le changement qui insensiblement s’est opéré en 1988. Depuis la réélection de François Mitterrand, il n’en finit plus de dénoncer devant le journaliste la faune des courtisans, des aventuriers et des gredins sans scrupules dont il perçoit l’odeur faisandée qui, jusque-là, n’effleurait pas ses narines. Il a détesté que Bernard Tapie, élu député des Bouches-du-Rhône en 1988, soit reçu en fanfare à l’Élysée, « le 14 juillet, vous vous rendez compte ! ». Les noubas de Jean-Christophe Mitterrand l’insupportent. Enfin, il y a Roger-Patrice Pelat.
La haine de Grossouvre pour le plus truculent, le plus drôle, le plus riche des amis du chef de l’État est inextinguible. Mitterrand adore Pelat qui supporte tout juste Grossouvre. François souffre mille morts lorsque le président, les conviant tous les deux dans de longues marches dans Paris, l’oblige à sourire de ce curieux équipage. Montaldo ne s’était jamais intéressé à Pelat, jusque-là. Mais Grossouvre le prend par les sentiments. Au début, il n’évoquait que sa vulgarité dans les dîners, sa Rolls, ses manières d’ouvrier parvenu, sa façon d’entrer comme chez lui dans le bureau du président à l’Élysée. En somme, il en brossait une peinture sympathique aux yeux du journaliste. Il détaille maintenant devant lui le nom de ses sociétés, le château en Sologne où de gigantesques travaux ont été effectués. Il raconte la nomination de Pelat au conseil d’administration d’Air France, qui lui permet de voyager partout dans le monde en première classe. Et intime à Montaldo : « Cherchez ! »
Il faut croire que d’autres cherchent aussi. Le 6 janvier 1989, une enquête de la Commission des opérations de Bourse (COB) a révélé au grand jour que Roger-Patrice Pelat a réalisé 2 238 997 francs de plus-value en achetant 10 000 actions de la société américaine Triangle qui contrôle American Can, cinq jours avant que Pechiney n’annonce l’acquisition du numéro un de l’emballage aux États-Unis. L’affaire est trop belle pour que la COB ne le suspecte pas d’avoir bénéficié d’une information privilégiée susceptible de constituer un délit d’initiés.
Très vite, cependant, il est apparu que Pelat règle aussi certaines dettes de Mitterrand. Grossouvre le sait parfaitement, Pelat, comme lui, a financé les campagnes et surtout son train de vie avant 1981. En 1982, le président a renvoyé l’ascenseur. Il a donné ordre à Alsthom de racheter une société spécialisée dans les amortisseurs aéronautiques et dirigée par Pelat, Vibrachoc. Montant de la transaction : 110 millions de francs. Six mois plus tard, Alsthom a découvert que les actifs de Vibrachoc atteignent péniblement 2 millions de francs.
Grossouvre n’a pas de chance dans sa vengeance. Il aurait voulu voir Pelat humilié, crucifié et surtout renié par Mitterrand. Il a bien cru savourer ce moment exquis en entendant le président prendre ses distances avec Pelat, un soir à la télévision. Mais le 7 mars 1989, Pelat est terrassé par une crise cardiaque, à l’hôpital américain de Neuilly. La mort apporte toujours le grand pardon. Depuis, François Mitterrand s’exaspère contre tous les procureurs de son vieil ami. Chaque fois que François remet les affaires de « Patrice » sur le tapis, Mitterrand lui intime, d’un geste cinglant, l’ordre de se taire. Il sait bien à quoi s’en tenir : la famille de Pelat a refusé que Grossouvre assiste à l’enterrement.
François devient pénible avec ses obsessions. Ses jalousies. À Montaldo, il a désigné Pelat. C’est à Pierre Péan qu’il désigne Jean-Christophe Mitterrand.
Depuis que Grossouvre est intervenu pour tenter d’empêcher la publication de son livre accablant pour Omar Bongo, Péan est toujours partagé sur son compte. Il a une certaine affection pour l’homme, son élégance aristocratique et sa gentillesse. Il ressent un évident malaise devant ses diatribes. Mais le journaliste a lui aussi repéré une éventuelle source sur l’Élysée.
Péan, contrairement à Montaldo, vient de la gauche et garde une profonde admiration pour François Mitterrand. Il n’ignore pas que le fils aîné du président mêle en Afrique de vagues fonctions diplomatiques avec une activité de voyageur de commerce. Au Gabon, la politique va toujours avec l’argent. Tout Libreville bruit de rumeurs sur les soirées de Jean-Christophe Mitterrand et Grossouvre a rajouté une bonne dose de détails accablants. Là aussi, comme à Montaldo, il a intimé un « Cherchez ! ». Mais Péan a vite compris que l’ancien conseiller n’a ni preuves, ni documents.
Il n’est pas rare, maintenant, que Grossouvre reçoive quai Branly tout ce que la presse compte d’enquêteurs dans les journaux. C’est une petite armée d’hommes presque exclusivement. Des amateurs de secrets, des lecteurs de romans policiers. Des types passés maîtres dans l’art du repérage de la bonne source, du maillon faible qui déballera tout, du juge qui ouvrira son dossier d’instruction, du cadre qui fournira un document.
Avec Grossouvre, ils ont le sentiment de tenir un acteur intéressant, mais dont ils attendent la grande scène. Pascal Krop, de l’Événement du jeudi, Edwy Plenel, du Monde, Jean-Marie Pontaut, de l’Express, le pionnier de l’investigation Jacques Derogy, viennent régulièrement s’asseoir dans le salon de François. Chaque fois, c’est le même flot de récriminations et de rumeurs d’où surgit presque toujours le mot « magouille ». Aucune révélation. Aucun fait précis. Mais chacun est envoûté.
À presque tous, Grossouvre a réclamé de l’aide pour écrire ses Mémoires. Tous ont reculé. Ils veulent bien nourrir leurs articles d’une anecdote, d’une notation fournie par François. Bâtir tout un livre avec lui, c’est autre chose. Il parle, il parle, mais est-il prêt à tout dire ? Pascal Krop n’a vu que quelques feuillets concernant ses années de jeunesse. Ses anciens collaborateurs Frédéric Laurent et Pierre d’Alençon ont chacun rédigé un chapitre sur la période qu’ils ont traversée à ses côtés. Ces quelques morceaux de manuscrit sont gardés à Lusigny sans que François y travaille vraiment. Montaldo a organisé un déjeuner chez Faugeron avec la direction des éditions Albin Michel. Grossouvre n’a pas donné suite. Mais tous continuent à venir le voir. Surpris qu’au cœur même de l’Élysée, un ami du président ait entrepris de déballer la pelote qui pourrait politiquement le tuer.