III
Une voiture roule discrètement dans la nuit, jusqu’au 11 quai Branly, et va se ranger au fond de la cour, vers une partie des anciennes écuries Napoléon III qui servent de garage. Passé le porche, les gendarmes derrière leur vitre de verre contrôlent habituellement l’identité de chaque visiteur. Mais ils ont été prévenus de l’arrivée de leurs homologues du GSPR. Chassigneux, qui dispose d’un appartement dans l’endroit, a pris place dans la voiture. Personne n’a fait de difficulté pour les laisser entrer.
Situés au bord de la Seine, entre le pont de l’Alma et la tour Eiffel, les bâtiments sont imposants. Mais on y vit préservé de la curiosité des passants. Le « Quai Branly » est gardé par une lourde porte cochère, elle-même surveillée par une caméra télécommandée. À l’intérieur, d’autres caméras disposées à chaque angle de pierre permettent au poste de garde de voir les trois belles cours intérieures, la cour d’honneur, celle de la maréchalerie et celle de la poste. Au premier coup d’œil, on trouve toujours l’endroit trop solennel pour avoir du charme. Trop lourd pour permettre la fantaisie. C’est un lieu idéal, cependant, pour abriter des jardins secrets.
Plusieurs membres de l’Élysée y résident. Tout un petit monde de préposés aux cuisines, d’officiers de sécurité et d’aides de camp qui disposent d’un appartement de fonction parce qu’ils doivent pouvoir rejoindre l’Élysée, de l’autre côté de la Seine, à toute heure du jour ou de la nuit. Les logements les plus vastes ont été réservés aux conseillers, selon une péréquation compliquée qui mêle le degré dans la hiérarchie du pouvoir et le nombre de mètres carrés. Le directeur et le chef de cabinet y logent traditionnellement, comme le chef d’état-major particulier. Les plus beaux appartements, cependant, à gauche en passant le porche, ont été réservés dès 1981 au bon plaisir du président.
C’est vers eux que les gendarmes du GSPR se dirigent maintenant. Les voilà dans l’escalier. Ils connaissent parfaitement chaque détail du parcours. Ce qui se joue derrière les portes. Ce qu’il faut à tout prix préserver de la curiosité. Ils savent bien que jamais François Mitterrand n’aurait envoyé la police pour accomplir la tâche peu reluisante de ce soir-là. Ils forment une unité d’élite autant qu’un service de sécurité parallèle affecté à la protection exclusive du chef de l’État et des siens. Leur mission, cette nuit, est difficile. François de Grossouvre vient de mourir et ils vont devoir effacer les traces d’une partie de son passé.
Ils ont d’abord grimpé jusqu’au premier étage, sans s’arrêter devant la porte massive et pleine de l’unique appartement du palier. Derrière, ils le savent, vit depuis plus de dix ans le secret du président. Une femme longue et brune, discrète à l’excès, et une jeune fille de dix-neuf ans ressemblant de façon si frappante à son père qu’ils se disent chaque jour que c’est un miracle que son existence n’ait pas encore été révélée : Anne Pingeot et Mazarine, la maîtresse et la fille du président.
Habituellement, c’est chez elles qu’ils montent, ce sont elles qu’ils protègent en s’efforçant de rester invisibles parce que Anne, conservatrice au musée d’Orsay, déteste ce qu’elle considère comme un insupportable empiétement sur sa liberté. À l’Élysée, les conseillers n’en parlent qu’à demi-mot, comme d’un sujet si tabou qu’ils paraissent même s’inquiéter de l’évoquer entre eux. Devant le président, personne n’a jamais osé employer ces deux mots si simples : « votre fille ». Les amis dans la confidence disent « Mazarine ». Les gendarmes, qui veillent sur elle depuis son enfance, la désignent plus affectueusement d’un « Zaza » devant lequel Mitterrand ne se formalise pas.
Dans la presse, les quelques journalistes au courant de l’affaire l’ont toujours contournée, au nom du respect de la vie privée. Les plus provocants, les plus bravaches écrivent parfois, au détour d’une phrase, qu’un « vélo est posé contre le mur, le long de l’immeuble du quai Branly », parce que Anne Pingeot a pris l’habitude au grand dam des gendarmes de l’Élysée de circuler à bicyclette. Une simple allusion pour initiés. Mais dans ces cours protégées, ils sont des centaines d’employés et de petites mains à être dans la confidence. Mazarine, petite fille, jouait au ballon dans la cour avec les enfants des conseillers et des préposés aux cuisines de l’Élysée. Ils saluent Anne Pingeot le matin. Voient rentrer François Mitterrand, le soir. Jamais rien n’a filtré.
C’est au deuxième étage que le petit groupe grimpe, maintenant. Là où habite le « parrain » de Mazarine : François de Grossouvre. Nicole les attend déjà. Tout à l’heure, dès qu’il a pu s’isoler quelques instants, Michel Charasse a pris soin de la prévenir. « Il va falloir que tu partes ce soir. Il est probable que la police et le juge voudront perquisitionner. J’ai un appartement, dans le XVe arrondissement, tu peux t’y installer, en attendant. » Il a essuyé un refus ferme et bouleversé. François louait pour elle un petit appartement, tout près, pour les jours où sa famille officielle venait de l’Allier à Paris. C’est là qu’elle a prévu de se réfugier. Malgré treize ans de vie commune, elle sait que, dans les appartements de la République, les maîtresses sont censées ne pas exister.
Chassigneux et les gendarmes ne savent plus trop comment procéder devant sa beauté renversante. Mais malgré le choc, malgré les larmes, elle préférerait mourir plutôt que de laisser voir combien elle se sent humiliée. On lui a assuré qu’aucune lettre de Grossouvre n’avait été trouvée. Il n’a rien laissé pour elle. Plus tard, bien plus tard, elle dira qu’elle non plus ne laisserait pas de lettre si elle choisissait de mourir. Pourquoi s’expliquer ? Mais ce soir, puisqu’il lui faut disparaître comme une actrice scandaleuse, elle voudrait bien emporter quelque chose de lui, de leur vie commune, un souvenir malgré ces hommes qui l’entourent et la pressent. Des affaires sont déjà empaquetées. Des valises attendent devant les placards ouverts. Elle ne veut pas savoir ce qu’ils ont à faire. Pendant qu’elle termine ses bagages, les gendarmes commencent leur fouille.
L’appartement est vaste. Aussi vaste que celui qui, juste en dessous, abrite la seconde famille du président. Cinq pièces classiquement meublées par le Mobilier national. Sur la console, dans l’entrée, est encore posée l’épaisse serviette de Grossouvre, celle où il place les papiers à emporter dans son château de Lusigny, dans l’Allier. Il y a aussi un petit coffret qui contient un revolver de collection, offert par un hôte étranger. Un salon, un secrétaire surplombé de décorations encadrées. Une salle à manger.
Dans le bureau, deux armoires à fusils où se tiennent bien rangées les plus belles armes du président du comité des chasses présidentielles. Quelques photos de ses petits-enfants, des gravures de chiens guettant le gibier. Un cliché, aussi, qui montre Grossouvre au côté de Mitterrand, sortant de son domicile de la rue de Bièvre et, au-dessus de la table de travail, la photo officielle du président prise en 1981 par Gisèle Freund. Des placards un peu partout. Trois chambres, encore, à « visiter ».
Depuis des mois, le vieil ami de François Mitterrand, son ancien conseiller, le président des chasses à Chambord, Marly et Rambouillet, menaçait de « tout dire » sur la corruption des proches du chef de l’Etat. De livrer ses archives. De publier ses Mémoires. Il en a parlé à dix journalistes. Aux visiteurs reçus chez lui. À ses compagnons de chasse. Personne n’a vu la masse des preuves compromettantes promises. Mais la mise en garde est arrivée aux oreilles du président.
Un an auparavant, François Mitterrand a réclamé à Grossouvre la remise de ses dossiers. « Ils ne seront jamais plus en sûreté qu’ici, à l’Élysée, dans le coffre de Charasse », a lâché le président. Le coffre de Charasse, son rival de toujours ? « Il n’en est pas question ! » La dispute a été violente. Les secrétaires ont vu sortir un Grossouvre vociférant et furieux. Les tentatives de séduction du président, revenant à la charge, n’ont pas été plus concluantes. De guerre lasse, Mitterrand lâche parfois : « Il est devenu fou… » Mais les plus proches conseillers de l’Élysée hésitent encore entre la conviction réconfortante que les dossiers menaçants n’existent pas… et le doute. C’est aussi une réponse à cette incertitude que les gendarmes sont venus chercher.
Ils cherchent donc. Le garde du corps de Grossouvre, qui connaît mieux les lieux, a indiqué les tiroirs et les placards. Tous sont ouverts. Et tous soigneusement refermés. Ce sont des hommes méthodiques et précis. Il faut faire vite, sans laisser de trace de la fouille qu’ils sont en train d’opérer. Dans le bureau, ils ont aussi retrouvé sans difficulté la boîte de munitions du 357 Magnum. Ils la laissent là, en évidence, pour la police qui ne tardera pas.
On a discrètement frappé à la porte. C’est Anne Pingeot qui vient de monter l’escalier pour dire quelques mots à Nicole. Le président lui a téléphoné. Il a raconté le suicide. Recensé ce qu’il désigne maintenant comme des signes avant-coureurs. Il a évoqué la police qui doit venir. Et son choc à lui face à cette mort qu’il refuse encore de comprendre. Alors Anne est montée dire quelques mots à Nicole qui s’en va, réclamer un numéro de téléphone, la promesse de se donner des nouvelles. Songe-t-elle, elle aussi, à la fragilité des amours officieuses ?
Entre les deux femmes, il y a pourtant un monde. Elles ont certes en commun le Pays basque, où Anne a passé ses vacances et Nicole son enfance, ainsi que Clermont-Ferrand, berceau des Pingeot qui y possèdent un hôtel particulier rue de l’Oratoire, quand Nicole n’est venue y vivre qu’après son mariage. Mais Anne Pingeot est devenue la maîtresse de Mitterrand à 18 ans et il est l’unique homme de sa vie. C’est une bourgeoise, fille d’industriels, et si elle n’a rien des beautés spectaculaires qui gravitent dans les cercles du pouvoir, elle a ceci de supérieur à toutes les conquêtes du président qu’elle a obtenu de lui un enfant. Un jour où Jean-Claude Colliard, le directeur de cabinet des débuts de la présidence Mitterrand, interrogeait « Qui donc est cette jeune femme ? », Grossouvre l’a initié en une phrase à la fois énigmatique et vraie : « Elle n’est ni tout à fait unique ni tout à fait la même que les autres. »
Nicole, d’une certaine façon, est son contraire. Vraiment jolie. Plus curieuse des choses de l’amour et sans doute moins puritaine. Beaucoup d’hommes l’ont aimée, l’ont fait rire, l’ont emmenée en voyage. Elle a apprécié le confort d’être la maîtresse d’un homme de pouvoir, les voitures qui viennent vous chercher, les week-ends en avions privés. Mais c’est aussi une femme qui entend rester libre, même en étant entretenue. Anne Pingeot aurait rêvé d’une vie plus simple. Plus conforme à son éducation familiale. Elle a longtemps souffert de voir ses parents, catastrophés de la savoir maîtresse d’un homme dont ils connaissaient parfaitement l’épouse officielle Danielle, garder le secret espoir que le mari infidèle divorcerait et rendrait son honneur à leur fille. Nicole, elle, est veuve et peu pressée de se remarier. Une fois, une seule, François de Grossouvre lui a proposé de l’épouser. Elle a décliné. « À quoi cela servirait-il ? » a-t-elle lâché d’un ton léger. Le partage des maisons, l’indignation des six enfants de François lui ont vite paru une montagne infranchissable. Mieux valait épargner à l’homme aimé cette épreuve et peut-être s’épargner à elle-même le risque de le voir renoncer par lâcheté. Elle s’en amuse parfois : « Il ne me l’a jamais proposé une seconde fois. »
Anne Pingeot ne reste pas longtemps dans cet appartement que l’on fouille. La voici déjà repartie, avec sur un bout de papier le numéro de téléphone de Nicole noté à la hâte. Les bagages sont terminés. L’inspection des gendarmes aussi. Il faut partir. Les hommes portent les valises jusqu’à la voiture. Nicole suit le mouvement, comme glacée. La jeune femme part sans se retourner sur cet endroit où elle a vécu treize ans. Aucun voisin n’a vu la scène. Dans ces appartements de fonction, il n’est pas d’usage de s’épier et les gaillards du GSPR savent être discrets comme des chats. À 23 heures, tout est bouclé. On repasse lentement le porche et les barrages de sécurité pour emmener la jeune femme vers sa nouvelle vie.
Il était temps. Quelques minutes plus tard, le patron de la police judiciaire Claude Cancès et le substitut du procureur Bernard Pagès arrivent à leur tour quai Branly, accompagnés de leurs collaborateurs et du chauffeur de Grossouvre. Impressionnés par le nombre d’armes de chasse, ils ont trouvé sans mal la boîte de munitions, mais aucune lettre ou document qui puisse les mettre sur la voie. Cela ne les surprend pas outre mesure. Bien des suicidés négligent de laisser une explication à leur choix. Ils diront plus tard, aux journalistes qui les interrogeront, n’avoir pas remarqué que l’appartement avait déjà été visité.