XIII
Le vendredi est jour de chasse. Un jour de sport et de mondanités. Ces matins-là, monsieur le conseiller part en voiture avec chauffeur pour Marly ou Rambouillet. Une paire de fusils a été placée dans le coffre, des pièces magnifiques, entièrement gravées. Il est encore très tôt, on évitera les embouteillages. Il faut qu’il soit arrivé avant les invités. Pour la chasse à Chambord, il s’en va la veille et dort sur place. Le froid est mordant le plus souvent, les chasses ont lieu de la mi-octobre au début du mois de janvier. Mais qui n’a pas vu les aubes grises sur le château n’a rien vu en matière de beauté.
Le président ne vient jamais à ces périodes-là, grands dieux, il a horreur de la chasse. Ces coups de feu dans la campagne, ces biches que l’on traque, ces cadavres d’animaux… La fois où un faisan qui venait d’être tiré est tombé sur Grossouvre en lui cassant la clavicule, il n’a eu qu’un rire cruel devant le bras en écharpe du conseiller : « Que voulez-vous, hein, la nature s’est vengée ! »
Il a fallu beaucoup de persuasion, juste après son élection, pour qu’il ne se rende pas aux arguments d’Alain Bombard, son ministre de l’Environnement. Bombard, en militant écologiste, voulait fermer les chasses et faire de ces domaines, qui appartiennent à l’État, des parcs régionaux protégés. En apprenant cela, dans un même élan, les ligues de chasseurs et les agents de l’ONF se sont discrètement mobilisés. Quelques vieux socialistes de la Nièvre ne dédaignant pas la bécasse ont évoqué la tradition rurale. Le frère du président, Philippe, grand tireur et fin connaisseur des oiseaux, a plaidé habilement son goût de la nature : « Tous les chasseurs ne sont pas des viandards, allons… » Grossouvre, enfin, a fait appel au grand prédécesseur, le seul auquel Mitterrand accepte d’être mesuré. « Savez-vous que de Gaulle avait fait des chasses présidentielles un lieu de pouvoir essentiel ? On m’a raconté qu’il y recevait Adenauer. Que John et Jackie Kennedy y furent conviés… » Ont suivi toute une liste de grands de ce monde supposés avoir tiré le canard avec le général. Lors d’un déjeuner récent, Marie-France Garaud lui avait montré des photos de ses chasses avec Pompidou. Elle, un sourire ravageur, en bottes, chapeau et chignon strict, au côté de Pierre Juillet, devant l’un des pavillons de Marly. Il a resservi les anecdotes de l’ancienne conseillère. Passé sur Giscard qui réclamait, pendant les battues, d’avoir la place centrale sur la ligne des chasseurs. Et assuré qu’en distinguant avec soin les invités, on avait là un moyen subtil d’élargir ses réseaux et d’accorder des récompenses. Pour finir, François Mitterrand a, c’est le cas de le dire, rendu les armes et nommé son ami « président du comité des chasses présidentielles ».
Il ne pouvait pas lui faire plus plaisir. La chasse est l’une des passions de Grossouvre. Un trait d’éducation autant qu’une hygiène mentale. Dans chacune de ses maisons, à Lusigny, à Paris, il collectionne les fusils. Le week-end, dans l’Allier, il peut passer des heures à l’affût pour rapporter juste quelques petits oiseaux. Ses tenues de chasse, vestes de tweed amples à empiècement de cuir de chez Gotti et pantalons en peau, sont une merveille de recherche et de raffinement. Le soir, il n’est pas rare de le voir lire des traités de balistique pour se délasser.
Il n’est pas le seul à goûter ces moments. Depuis qu’il a relancé les chasses présidentielles, la droite et la gauche font des pieds et des mains pour être invitées. Les parlementaires qui s’invectivaient à l’Assemblée fraternisent devant les rabatteurs. Les ministres réclament à leur cabinet de leur dégager une place dans leur agenda pour s’y rendre. Charles Hernu, venu avec sa femme chasser le sanglier, est reparti enchanté avec un cuissot, dans une toile de lin cousue serrée, brodée aux armes de la République française. Pierre Joxe, qui ne tire pas, a suivi la battue, marchant avec les rabatteurs surpris de le découvrir si aimable sous ses sourcils broussailleux. Gaston Defferre s’est mis au tir lui aussi. Le ministre de l’Intérieur a pris un professeur… de ball-trap. Il en rit lui-même, mais il faut l’entendre, lorsqu’il est placé sur le tiré, achever in vivo la leçon avec son maître d’armes qu’il a exigé d’avoir à ses côtés.
Les places sont chères cependant. Chaque année, six chasses sont organisées à Rambouillet pour le faisan, six à Marly pour le canard, et presque autant à Chambord pour le sanglier. Dix-huit chasses par an, cela suppose peu d’élus. Les parlementaires ont leur jour, de même que les ambassadeurs et les officiers de l’armée. Mitterrand y ajoute ses propres invités dont seuls les vrais experts de la géographie présidentielle peuvent deviner la nature du lien avec lui. C’est ainsi qu’un jour, on fait savoir avec mille précautions au directeur des chasses, Jean-Paul Widmer, un homme charmant attaché à l’Office national des forêts de Rambouillet, qu’un certain Monsieur P. viendra chasser. L’invité paraît si mystérieux et si important, que Widmer croit avoir affaire à un agent des services secrets, sans se douter qu’il s’agit de Pierre Pingeot, le père d’Anne, que le président tente d’amadouer.
Les chasses les plus élégantes, cependant, sont celles qui sont réservées aux personnalités de la principauté d’Andorre et surtout celle attribuée à la famille de Monaco. Ah, la chasse des Monaco ! Grossouvre entretient de longue date une amitié avec Rainier, connaît Albert et Stéphanie depuis l’enfance. Mais c’est Caroline qui attire tous les regards. La princesse est si belle, si brune, si élégante avec sa jupe longue, sa veste de cuir brun et ses bottes. Chaque fois, Grossouvre ressent un coup de cœur pour l’aînée des Monaco, son rire, sa conversation raffinée, et son coup de fusil très sûr qui achève d’emporter l’admiration.
Il n’est pas seul à ressentir cet engouement. Les lendemains de chasse où la famille princière a passé la journée à Marly, François Mitterrand réclame toujours un récit détaillé : « Dites-moi où en sont ses amours ? Un acteur français, vraiment ? A-t-elle toujours ces fossettes profondes lorsqu’elle sourit ? » Et voilà les deux sexagénaires qui comparent les sœurs. Grossouvre : « La cadette a du chien, également… » Mitterrand : « Je vous assure qu’elle n’a pas comme son aînée la grâce de leur mère… ― Eh bien, je vous assure que si j’avais le choix entre elles deux, la cadette me plairait aussi… ― Vous croyez vraiment que vous aurez le choix un jour, Grossouvre ? »
Ces journées-là n’ont pourtant pas qu’un intérêt sentimental. Les chasses les plus intéressantes sont aussi les plus secrètes. Les plus intrigantes. Celles auxquelles l’Élysée attache le plus de prix. On les appelle « chasses réservées ». On y croise les grands industriels de l’armement ou des travaux publics français et toute une série de ministres africains et du Moyen-Orient. Au sein de la Grande Loge nationale de France, l’obédience la plus influente au sein du complexe militaro-industriel français, tous ces hommes se côtoient déjà fréquemment. Et Grossouvre s’est souvent arrangé pour rencontrer ces réseaux maçonniques gabonais, ivoiriens, sénégalais ou rwandais. Les chasses ne sont qu’un prolongement de ses mondanités. Le colonel Ahmed Dlimi, l’homme des services secrets et de l’armée marocaine d’Hassan II, est un habitué. Omar Bongo en raffole. Marcel puis Serge Dassault y viennent volontiers retrouver ces dictateurs africains qui sont aussi leurs clients. Un jour que Rifat el-Assad est venu à Rambouillet pour une chasse au faisan, on a aussi convié Francis Bouygues qui réalisait en Syrie un programme immobilier. Dans le feu de l’action, le frère du président syrien a fait une fausse manœuvre et tiré sans le vouloir en direction du patron français. La balle n’a fait qu’effleurer l’oreille de Bouygues. Mais Mitterrand, en apprenant l’incident, s’est vu confirmé dans ses certitudes : « À force de tirer dans tous les sens, vous finirez bien par vous entre-tuer ! »
S’il venait assister à une chasse, il serait pourtant impressionné. Les chasses au faisan se déroulent à Rambouillet selon une technique imaginée par le comte de Girardin, sous Napoléon III. Toute l’année, le domaine est entretenu en prévision de ces journées si courues. À quelques centaines de mètres du château, on trouve l’enclos de ponte avec les reproducteurs. Les œufs sont placés en couveuse artificielle. Lorsque les poussins ont vingt-quatre jours, les voici relâchés sur les vastes arpents d’herbes et de haies qui forment les tirés sur lesquels se tiendront plus tard les chasseurs. Chaque jour, les gardes-chasse sifflent dans leurs appeaux pour appeler les jeunes à se rassembler pour picorer le grain. À Marly, l’élevage des canards répond au même principe et les colverts sont conditionnés à revenir toujours vers l’étang derrière lequel on postera les chasseurs. En septembre, les oiseaux sont adultes. Un mois plus tard, la chasse peut commencer.
Aucune chasse privée en Europe, même pas celle de l’industriel belge Albert Frère dans les Ardennes, n’égale alors les chasses présidentielles françaises. François de Grossouvre le sait bien qui accueille, au petit matin, les invités au nom de la République comme s’il était lui-même châtelain. La plupart des convives sont arrivés en tenue, avec leurs fusils. Dans le pavillon de chasse de Marly, dans la salle du château de Rambouillet, une table a été dressée pour le petit déjeuner par le personnel des cuisines de l’Élysée dépêché tout exprès. Porcelaine de Sèvres et café chaud. Aucun journaliste, au grand jamais, n’est invité. François Mitterrand l’a interdit expressément : le peuple de gauche ne goûterait pas de découvrir dans son journal une démonstration si éclatante de cette survivance monarchique au cœur de la République.
Une douzaine de chargeurs, autant que d’invités, ont été servis à une table séparée. Ils portent la tenue de l’ONF, bottes noires, culottes de cheval gris bleuté, vareuse militaire à boutons, grade cousu aux épaules, chemise et cravate kaki, képi de gendarme portant en blason un cor de chasse. Chaque invité aura son chargeur, pour porter ses fusils, les recharger, les nettoyer à la fin de la journée. On tire au sort les emplacements de chasse. Bien sûr, tout l’art du directeur des chasses consiste à faire en sorte que le « sort » favorise toujours l’invité de marque. Avant de partir en car jusqu’aux terrains, François de Grossouvre a pris soin d’expliquer les règles de la chasse et de rappeler quelques consignes de sécurité.
Les chasseurs ont été disposés en arc de cercle, immobiles en tête de battue. Les rabatteurs, qui ont pris un solide en-cas à la faisanderie, sont en place en queue de battue, dans le tiré et sur les bords. Trois ou quatre chiens les accompagnent qui ramasseront plus tard les oiseaux blessés. On fait silence sur la ligne. Au côté des invités, Grossouvre a fait un signe de tête à Jean-Paul Widmer, le directeur des chasses, qui sonne trois coups de trompe. Les rabatteurs commencent à remonter en tapant avec des bâtons sur les haies.
Il faut imaginer ces centaines de faisans, de canards, de petits oiseaux qui s’envolent alors dans un éventail de couleurs d’automne au-dessus de la tête des chasseurs qui tirent maintenant, sans bouger de leur place. « Plus beau qu’un feu d’artifice », dit chaque fois Widmer. À midi, après deux battues, on s’arrête pour déjeuner. Une table a été dressée dehors, dans une clairière. Couverte de soupières pleines d’un bouillon chaud, de plats de viandes froides, de plateaux de fromages, de grands bordeaux et de vin de Champagne. Chargeurs et rabatteurs déjeuneront de leur côté avant les deux battues de l’après-midi.
Quatre mille faisans sont lâchés en une journée. Près de six cents sont tués et s’amoncellent, que les chargeurs disposent maintenant devant le château, en dessinant des blasons, un cor de chasse, une fleur, « pour que cela ne ressemble pas à un cimetière ». À Chambord, où trente à trente-cinq chasseurs triés sur le volet ont chassé le sanglier, les tableaux sont plus impressionnants encore. Ils ressemblent à de petites collines où reposent les bêtes, éclairées par des torchères, pendant que les sonneurs jouent du cor, devant le château Renaissance, tout spécialement éclairé. « Quel carnage ! » soupire chaque fois François Mitterrand, lorsqu’on lui rapporte le butin de ces journées.
Mais Grossouvre a cet art de noyer la violence des chasses dans la lumière séduisante des mondanités. Chaque lundi, il tient donc son récit des dîners qui ont suivi la battue, lorsque les invités quittent leurs Barbour pour des tenues de soirée : « Defferre a fait rire toute la tablée… Ladislas Poniatowski a raconté Giscard… On dit qu’il exigeait un valet pour porter son fusil… Le comte de Paris a fait de vous un éloge appuyé… » Le président n’ignore pas combien ces chasses concourent à son prestige. Et la politique lui a appris depuis longtemps la première règle de l’art : le pouvoir exige toujours de sacrifier quelques bêtes.