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François Mitterrand a fait venir dans son bureau son secrétaire général Pierre Bérégovoy et Michel Charasse, son conseiller. Depuis des mois, les attentats se multiplient en France et le président est inquiet. Il a réfléchi des nuits entières à ce qu’il veut leur dire. « Si on m’enlève, ne cédez pas. Sachez que si on vous enlève, je ne céderai pas, a-t-il énoncé d’une voix blanche. Dans ces conditions, dites aux membres du cabinet que personne n’est obligé de rester. » Une fois Bérégovoy sorti, Charasse a cependant sophistiqué le sujet : « Et si on enlève quelqu’un de votre famille qui vous est très cher ? » Mitterrand, les larmes aux yeux, a dû répondre : « Ne cédez pas non plus. » La question l’a glacé, cependant. Depuis qu’il est président, il est sans cesse sur le qui-vive, inquiet pour Anne et Mazarine. Tout à sa conquête du pouvoir, il n’a pas voulu tout d’abord imaginer ce que son élection modifierait dans sa vie privée. La réalité a cependant fondu sur lui dès le dernier week-end du mois de mai 1981. Ce jour-là, Mitterrand s’est rendu chez les Grossouvre, à la Trevesse, se reposer des fatigues de la campagne, des cérémonies d’investiture, bref de ses débuts présidentiels. Il est venu avec Anne. Il tient à la rassurer sur leur vie future, elle qui craint plus que tout que l’homme qu’elle aime ne lui appartienne plus depuis qu’il appartient au peuple. Jusque-là, le couple a toujours vécu libre dans ce refuge offert par Grossouvre. Les voisins sont discrets. La famille de François sait préserver leur intimité.

Comment aurait-il pu imaginer que deux photographes de l’agence Sipa attendaient là depuis le matin, camouflés par les hautes herbes d’un champ ? Oh, il est convaincu maintenant qu’ils n’avaient aucune intention malveillante. Les deux gaillards pensaient seulement saisir le premier moment d’intimité du nouveau président et de son épouse. Lorsque Mitterrand est sorti, avec sa casquette de marin breton, celle qu’ils ont prise pour Danielle avait gardé son imperméable ouvert et la tête baissée. Une photo parfaite, pour les magazines, d’un couple paraissant réfléchir à son nouveau destin.

Ce n’est qu’en développant leurs pellicules, une fois rentrés à Paris, que les photographes ont compris que la jeune femme brune n’était pas Danielle. Une coiffure différente, des pommettes moins saillantes. Un cliché qu’ils n’auraient jamais dû prendre.

Heureusement, se félicite Mitterrand, la presse est encore très bienveillante à son égard et le tabou de la vie privée reste solide. Le service photo de France Soir a alerté l’Élysée… qui a exigé de récupérer les clichés. Mais il est clair que désormais, la double vie de Mitterrand est menacée.

L’épisode des paparazzis n’a été qu’une première alerte, cependant. Maintenant, c’est Minute qui le harcèle. Le journal d’extrême droite a publié pour la première fois le nom d’Anne Pingeot comme gérante de la SCI Lourdanaud à Gordes. Il menace de publier de nouvelles photos, avec Mazarine, cette fois.

François de Grossouvre a été prévenu. Dès son arrivée à l’Élysée, soucieux d’asseoir son statut d’homme de l’ombre et son passé d’expert en services spéciaux, il a recruté à son service Gilles Kaehlin, un policier des Renseignements généraux. C’est sur lui qu’il entend s’appuyer pour protéger la vie privée du président. C’est peu dire que le gaillard détonne à l’Élysée. Haut en couleur et controversé, Kaehlin n’a pas froid aux yeux. Deux ans plus tôt, il a fait partie du petit groupe de flics qui, en jean, baskets et cheveux longs, ont filé pendant des mois les terroristes d’Action directe. C’est lui qui, à la suite d’un piège, a maîtrisé Jean-Marc Rouillan avant de l’arrêter. Mais c’est aussi lui qui, du fait de ses relations avec l’extrême gauche, passe pour avoir renseigné le reste de la mouvance et entraîné l’assassinat d’un des informateurs de la police sur Action directe. Il végétait aux archives,un placard, quand Grossouvre est venu le chercher. Autant dire qu’après ce miracle qui a sauvé sa vie professionnelle, il est prêt à beaucoup pour son nouveau mentor.

« Mon petit Gilles, ordonne Grossouvre, il faut empêcher Minute de sortir ces photos. » Le président a donné champ libre à son conseiller. Et le voilà, escorté de Kaehlin, porteur d’une mallette garnie de billets provenant des fonds secrets de l’Élysée afin de négocier la remise des photos menaçantes. Ministre de la vie privée… Le conseiller de l’Élysée ne croyait pas si bien dire.

Jusque-là, cependant, Mitterrand a repoussé tout service de sécurité supplémentaire. Comme ancien ministre de l’Intérieur, il sait les dossiers qui circulent sur l’intimité des responsables politiques. Lorsqu’il est arrivé à l’Élysée, on lui a d’emblée proposé de consulter ceux concernant tous les chefs de la droite. Il a refusé à grands cris. Il n’a du reste aucune confiance dans la police.

Seulement, il y a ces attentats et la menace est partout. Ronald Reagan, le pape Jean-Paul II ont manqué être tués par des déséquilibrés. Le 6 octobre 1981, le président égyptien Anouar el-Sadate a été assassiné en plein défilé militaire, sur la tribune officielle. L’Élysée reçoit sans cesse des lettres de menaces contre le président.

Les services de sécurité du Palais sont indigents. Valéry Giscard d’Estaing, qui tenait à préserver sa liberté personnelle, n’a rien fait pour les renforcer. Il sortait le soir, seul au volant de sa voiture, sans même une équipe suiveuse. Le jour où, rentrant au petit matin, il a tamponné avec sa voiture un camion de lait, il n’avait même pas un garde du corps à ses côtés. François Mitterrand n’est pas loin de vouloir faire de même. N’importe qui d’un peu déterminé pourrait l’assassiner lors de ses déplacements. Dans la Nièvre, un chien errant a failli mordre le chef de l’État sans qu’aucun policier réagisse.

François de Grossouvre a vite pris la mesure du problème. Depuis l’épisode des paparazzis dans sa propriété à Lusigny, il se sent à la fois coupable de n’avoir pas su empêcher l’intrusion des photographes et fragilisé lui-même. Si la Trevesse n’offre plus le havre de paix d’autrefois, le président cherchera un autre endroit pour rencontrer sa seconde famille. La seule pensée de perdre une part de sa proximité avec Mitterrand le met à la torture. Depuis, il s’acharne à garantir la tranquillité du chef de l’État.

Il a d’abord exigé de la DGSE un rapport sur les services de sécurité présidentiels. Une note accablante lui est revenue. Mais Mitterrand regimbe encore. Les policiers ont des relais. Grossouvre a des rivaux. Il n’est pas simple de tout bouleverser, même au cœur de l’Élysée. Alors l’ami du président a eu l’idée d’organiser une petite mise en scène éclairante. Pour démontrer l’inefficacité du système, il a placé au pied d’une plante verte, dans la salle des fêtes du Palais, deux cartons à chaussures pleins de sable censés figurer une bombe. Il les a fait entrer par un ami qui n’a pas été fouillé à l’entrée. Dans les couloirs, l’homme est passé sans encombre. Une fois sur place, il a déposé ses « bombes ». Personne ne les a remarquées.

Bien sûr, en fin psychologue, François a pris soin de raconter l’anecdote à Anne Pingeot qui bientôt s’affole. Celui qu’elle aime, maintenant qu’il est président, est l’homme de France le plus exposé. « Bon, occupez-vous-en », a concédé Mitterrand à son ami.

Le président a cédé cette fois d’autant mieux que, en plus du secret de sa double vie, il doit désormais cacher une autre vérité. Le 16 novembre 1981, il a appris que le mal de dos dont il ne parvenait pas à se débarrasser est en fait un cancer. Son médecin personnel, Claude Gübler, et le professeur Adolphe Steg, urologue réputé de l’hôpital Cochin, le lui ont annoncé avec le plus de ménagements possible, mais ils n’ont pas pu lui cacher la terrifiante réalité.

« Vous avez un cancer de la prostate qui est diffusé dans vos os et cette diffusion est importante », a expliqué Steg.

Un cancer, alors même qu’il vient d’atteindre l’objectif de toute une vie ! « Je suis foutu ! » La scène a été terrible. « On ne peut pas dire ça, voyons, on ne peut jamais dire qu’on est foutu.  Arrêtez vos salades, je suis foutu ! » Les deux médecins ont proposé un protocole médicamenteux qui suppose une surveillance étroite.

Mais plus tard Gübler a demandé : « Que dois-je dire à Danielle ?  Rien. – Qui dois-je avertir ? Qui peut m’aider dans votre entourage familial ?  Personne. » Il a alors compris que ce serait compliqué.

En réalité, Mitterrand n’a pas pu cacher la terrible nouvelle à Anne. Mais il a commis l’imprudence de s’en ouvrir à d’autres. André Rousselet, son directeur de cabinet, Pierre Bérégovoy, son secrétaire général, Jacques Attali, son conseiller spécial, Pierre Mauroy, son Premier ministre et… Grossouvre. Un jour que celui-ci est monté le voir, Mitterrand a ouvert la porte de sa chambre, dans ses appartements privés à l’Élysée, et montré une table de chevet couverte de petites fioles. « Voilà où j’en suis, François. J’ai un pépin de santé. Je viens d’être élu et je vais mourir ! »

Mais maintenant que le choc est passé, il voudrait bien que tout cela soit oublié. Est-ce parce qu’il se ment à lui-même ou parce qu’il refuse que ses intimes le croient affaibli, il a juré à Rousselet, à Bérégovoy et même à Grossouvre qu’il avait eu peur pour rien. « Les médecins ont fait une erreur de diagnostic », ment-il avec aplomb. Jacques Attali, dans ses notes, a écrit au mois de décembre 1981 : « Le Président me dit qu’il a un cancer et qu’il est condamné. » Quelques jours plus tard, il se reprend : « Le Président me dit : "Les médecins sont des imbéciles, ils se sont trompés. Je n’ai pas de cancer." » Dans quelques semaines, à le voir si vaillant, ils auront tous oublié.

Mais Mitterrand a gardé la hantise qu’un malaise le prenne lors d’un voyage officiel, d’une réception, d’un entretien à l’étranger. Il lui faut une équipe pour empêcher toute fuite sur sa santé. Les fausses bombes de Grossouvre sont donc une aubaine. Et comme ce dernier a suggéré le nom de Christian Prouteau, le président a donné son accord.