XX

Ce vide n’est plus supportable. Depuis leur violente dispute, il ne parvient plus à rencontrer François Mitterrand. Dans ce Palais terrible où il continue de venir, il a la certitude désormais que l’on chuchote dans son dos. À plusieurs reprises, il a téléphoné, le soir, au secrétariat du chef de l’État, espérant qu’il pourrait encore une fois repartir avec lui quai Branly. Quinze minutes de trajet en voiture, le temps de traverser la Seine. Quinze minutes de fausse intimité derrière le chauffeur. Mais tout de même quinze minutes qui pourraient rompre le cycle inexorable de sa disgrâce.

Chaque fois, il entend l’une des quatre secrétaires assurer gentiment qu’elle « va voir ce qu’a prévu le président… ». Chaque fois, il l’entend revenir et annoncer : « Le président vous fait dire de ne pas l’attendre… » Il ignore que les assistantes de François Mitterrand, celles qui savent tous ses secrets, en sont si gênées qu’elles tirent maintenant au sort celle qui aura la difficile tâche de le lui annoncer. C’est d’une cruauté terrible que de laisser ainsi cet homme végéter sans espoir. Mais c’est bien la façon mitterrandienne. Le président ne rompt pas. Il préfère laisser s’installer l’indifférence. Aux autres d’avoir la force de s’en aller.

Les conseillers connaissent bien cette façon qu’il a de préférer ce lent effilochage à la rupture franche. Vingt fois, Michel Charasse, Pierre Chassigneux sont venus lui dire qu’il vaudrait mieux signifier clairement à François de Grossouvre son congé. Ils ont écrit des notes. Proposé au moins de transférer son bureau rue de l’Élysée, dans ces bâtiments où siègent les personnels de moindre importance. Gilles Ménage avait déjà tenté la même démarche. En vain. « Il ne cesse de dire du mal de vous dans tout Paris ! » a fait valoir avec véhémence Anne Lauvergeon. Mitterrand a découragé toute opération vérité : « Vous êtes malveillante, Anne, c’est un vilain défaut… »

La jeune conseillère sait pourtant bien que cette lâcheté a des effets pervers. Politiquement, Grossouvre peut encore se réclamer de l’Élysée. Psychologiquement, elle le voit chaque jour un peu plus s’étioler. « Mais enfin, sortez-le de là ! » a-t-elle un jour grondé. « Vous êtes une tueuse ! a rétorqué en riant le président. Ce sont les méthodes de l’entreprise, ce n’est pas ma culture… » Il assure tout haut répugner à causer du chagrin. À son ami Maurice Benassayag, il explique un jour doctement : « Il faut créer les conditions pour que les gens ne puissent pas faire autrement que partir… » Il oublie de préciser ce qui nourrit au fond son orgueil : on ne quitte pas le président.

Toute une série d’hommes et de femmes paraissent aimantés par cet homme et cet Élysée devenu crépusculaire. On l’aime, c’est un fait. À l’extérieur, il est vilipendé dans la presse. À l’intérieur, on l’adule encore. C’est une passion vénéneuse. Ceux qui font partie de la Cour se racontent de terribles histoires de disgrâce, comme pour conjurer la solitude qu’ils redoutent lorsque le mandat s’achèvera et que tout cela prendra fin.

L’un d’eux a reçu les aveux d’une interprète, au soir de sa retraite : « J’ai aimé passionnément cet homme… » Il attendait le récit d’une liaison, il n’a entendu que celui d’un amour platonique et absolu, mille soirées en solitaire dans des chambres d’hôtels de luxe, lors de sommets internationaux, à espérer l’appel magique : « Le Président a besoin de vous. »

Un autre a découpé un entrefilet dans le journal annonçant le suicide d’un policier autrefois en poste à l’Élysée. L’homme avait quitté le Palais depuis longtemps, mais il avait fait une dernière demande au président pour qu’on le laisse continuer à venir. « Bien sûr », avait répondu Mitterrand, et on continuait à le croiser dans les couloirs, utilisant les photocopieuses et déjeunant au réfectoire. Il a fini par en mourir.

Et puis, il y a les innombrables fanatiques du président. Essentiellement des hommes. Leurs ridicules ! Leurs vanités ! Lors des déplacements, les collaborateurs de Mitterrand les moquent d’un signe : un coup d’œil discret à la montre. Dans l’avion du retour, ils échangeront en riant leurs chronométrages : celui-là a mis deux minutes trente secondes avant de glisser enfin la phrase magique « le Président m’a dit… ». Roger Hanin, le beau-frère de Mitterrand, l’a bien compris : « Il suscite encore plus de phénomènes amoureux chez les hommes que chez les femmes… »

François Mitterrand en plaisante lui aussi. Et, signe qui a sonné l’hallali chez ceux qui l’entourent, il s’est mis à son tour à rire de Grossouvre. Au restaurant, il raconte des anecdotes qui ridiculisent son ancien ami : « Savez-vous qu’une fois, parce qu’il avait vu une jeune femme qu’il trouvait jolie et voulait impressionner, il s’est penché vers moi d’un air de conspirateur pour me demander : "Partageriez-vous avec moi des poireaux vinaigrette ?" » On se gausse autour de lui. Se peut-il que l’ami qui partageait son intimité, l’industriel qui l’a financièrement aidé, l’arbitre des élégances cynégétiques, l’amateur de femmes, soit aujourd’hui ravalé comme tous les autres au rang de maîtresse abandonnée ?

À l’Élysée, plus aucun conseiller n’appartient à la génération de Grossouvre. Personne ne l’a connu du temps de sa splendeur. Aucun n’imagine qu’il ait pu un jour compter. Ceux qui sont restés là jugent plus enviable le sort du général Bertrand ayant suivi Napoléon jusque dans l’île de Sainte-Hélène que celui de Marmont, duc de Raguse, qui a capitulé en faveur des armées de la Restauration. Depuis ses confessions au juge Jean-Pierre, Grossouvre est à leurs yeux un traître, seul responsable de son propre abandon.

François se bat pourtant. Parfois, il continue de se dresser contre « ces gens qui veulent m’écarter ». Un soir, il est entré dans le bureau de Michel Charasse : « Crois-tu que c’est agréable pour un homme de mon âge de me retrouver à quatre pattes sous mon bureau afin de vérifier les micros que l’on y a placés sur ton ordre ? » Il se pense surveillé et suivi. S’est mis à se méfier de tout. Deux ou trois fois, il a pris par l’épaule Jean Montaldo : « Attention, ils chercheront à me salir ! »

Lorsqu’il n’en peut plus de sa solitude, il appelle les journalistes. Ceux qu’il sait opposés à François Mitterrand. Mais aussi ceux qui sont proches du président et qui lui rapporteront sa conversation.

L’éditorialiste du Nouvel Observateur, Jean Daniel, le retrouve ainsi, dans son appartement du quai Branly, les yeux creusés par la fatigue, les larmes près de jaillir. Catherine Nay, biographe du président, l’entend longuement se plaindre des « gredins » qui se pressent à l’Élysée. À Edwy Plenel, du Monde, il assure que François Mitterrand n’est plus le même : « L’argent et la mort, il n’y a plus que cela qui l’intéresse… » À Pierre Favier, ce journaliste de l’AFP en poste à l’Élysée, il répète chaque fois qu’il le rencontre : « Méfie-toi des gens que tu vois là-haut… » Il se plaint parfois de la vieillesse. Prend des pilules de ginseng censées le prémunir contre les effets de l’âge, un remède appris dans ses voyages sud-coréens. Scrute en médecin les symptômes de sa propre dégradation.

À la chasse, le directeur de Marly et Rambouillet Jean-Paul Widmer le trouve physiquement diminué. Grossouvre a longtemps été un sportif accompli. Torse nu, même à soixante-dix ans passés, il était encore un bel homme. Mais désormais, ses mains tremblent. Le cavalier émérite a renoncé à monter à cheval. Le grand chasseur n’a plus le même allant. Ses cervicales sont parfois si douloureuses qu’il doit choisir des fusils de plus petit calibre afin d’atténuer les effets du recul. Il se plaint d’incessants bourdonnements dans les oreilles. Il passe parfois moins de temps à l’affût d’un oiseau qu’à pester contre Jean-Christophe Mitterrand. « Ah mon petit, si vous saviez ce qu’il fait… Je l’ai dit au président, mais il refuse de m’entendre. » Widmer a noté le changement : « Cette dernière saison de chasse a été pour lui un calvaire… »

Grossouvre a toujours été un homme émotif. Mais désormais, il n’est pas rare qu’il pleure en se plaignant de l’injustice qui lui est faite. Il a le sentiment d’être persécuté. Au fond, ses dernières semaines sont épouvantables. Robert Mérieux, son ami venu de Lyon, le trouve accablé. Convaincu que des scandales vont bientôt l’éclabousser. Devant l’écrivain Gilles Perrault, il confie : « On va m’attaquer ! » Quelques jours plus tard, c’est Pascal Krop qui le trouve « effondré », redoutant encore une fois que l’on « monte une affaire contre lui ». Jamais le journaliste, qui le connaît pourtant bien, ne l’avait vu ainsi. « Je suis lâché par tous, répète Grossouvre. C’est sans issue. » Sans issue ? Se peut-il qu’il soit devenu incapable cette fois de se relever ?

Le 29 mars, il a convié quai Branly Robert Mélinette, célèbre armurier de la rue de Longchamp, dans le XVIe arrondissement. Depuis vingt-cinq ans, Grossouvre le consulte pour l’achat de ses fusils et de ses carabines. En 1984, dans l’espoir de sauver Manufrance, le conseiller a fait nommer Mélinette conseiller technique de l’emblématique manufacture stéphanoise. Les deux hommes sont devenus de solides amis. Ce jour-là, Grossouvre a commandé un calibre 410, plus léger, qui, pense-t-il, épargnera mieux ses cervicales et ses oreilles. En quittant Grossouvre, l’armurier a eu la surprise de le voir s’approcher pour l’embrasser. En rentrant, Mélinette a confié à sa femme : « J’ai eu l’impression qu’il voulait me dire adieu… »

Dans l’appartement du quai Branly, Nicole a compris la grave désillusion qu’il traverse. Quand les juges, les journalistes, les amis entendent encore ses diatribes, elle assiste dans l’intimité à son effondrement moral. « Il n’a plus la carapace nécessaire », pense-t-elle. Elle sait bien que l’on murmure sur sa dépression, sa sénilité. Elle le juge surtout fatigué, d’une lassitude profonde que rien ne paraît devoir endiguer. Parfois, ils évoquent encore ensemble cette rupture qu’il aurait dû assumer, cet Élysée qu’il aurait dû quitter. Plus rien ne le retient vraiment quai Branly si ce n’est l’illusion d’être encore dans l’orbite du pouvoir. Anne le salue de loin. Mazarine est bachelière et ne monte plus jamais voir son parrain.

Il ressentait de la colère. Désormais, il n’a plus que du chagrin. Et la certitude de son abandon. Le chasseur a désigné son tueur, François Mitterrand. En lui-même, il a reconnu l’abandon qui saisit l’animal blessé perdant peu à peu son sang et sa vie.