VII

Il est amoureux ! Il est amoureux, c’est évident. Il en manifeste tous les symptômes. Depuis que la campagne présidentielle de 1981 est engagée, on le voit désormais partout dans l’ombre de Mitterrand. Escorte du chef, financier, intendant autant qu’ami du candidat. Le gentilhomme a trouvé son suzerain. Il l’aime. Il le suit. Il le recherche. Claude de Grossouvre a bien compris l’envoûtement dans lequel est pris son mari. Mais elle veut croire encore qu’il s’agit d’abord d’une affaire de campagne électorale. Elle ne peut ignorer qu’à Paris, François mène aussi ses propres aventures. Mais elle pressent d’instinct que son engouement pour Mitterrand est bien plus dangereux que son goût pour les femmes.

Si elle le guettait dans les meetings, sans doute serait-elle plus inquiète encore. Sa façon de se tenir dans la coulisse ou au pied de la tribune, en prenant des notes dont personne ne comprend très bien l’usage ! Son sourire de ravissement lorsque Mitterrand se penche sur son pupitre pour s’adresser à la foule comme s’il lui glissait une confidence amoureuse ! Si elle l’entendait s’adresser à Lui ! Il l’appelle « François » d’un ton caressant. « François », cet autre lui-même. Cette âme dont il recherche la compagnie et dont il a accepté l’ascendant.

Les autres, ces militants qui l’entourent, sont pires encore. Ils se sont mis à donner au candidat socialiste du « Président » à tout propos. Président de quoi, il n’est même pas encore élu ! L’épouse n’a pas encore tout vu, pourtant. Un psychanalyste de bazar en ferait volontiers son miel. Le soir, il n’est pas rare que Grossouvre se transforme en chauffeur, pendant qu’à l’arrière de la voiture, « Président » a fait monter une journaliste, une petite main de sa campagne, une jeune femme rencontrée le matin même et qui aura le droit de passer la nuit avec Lui.

Les jeunes sabras du parti socialiste n’en sont pas choqués. Eux aussi sont aimantés. Pierre Bérégovoy, qui dégage pourtant une si grande impression d’autorité lorsqu’il organise les équipes, a l’air d’un petit garçon dès que François Mitterrand lui adresse la moindre remarque. Jack Lang, avec ses mines d’acteur, roucoule comme un jeune premier. Jacques Attali se démultiplie pour lui plaire. Alain Boublil est en adoration. Jamais il ne viendrait à aucun d’eux l’idée d’user de la moindre familiarité. Au parti socialiste, tous sont camarades. Pas Lui. Parfois, dans le feu de la campagne, de vieux militants ouvriers proposent de le tutoyer. Il répond, glacial, d’un « si vous voulez » qui brise net toutes les tentatives.

Il y a un bonheur Mitterrand dans lequel la génération des ambitieux du parti est prise, elle aussi. Ce ne sont pas seulement l’allégresse des commencements et la promesse du pouvoir qui s’offre à elle. Cet homme a un ascendant particulier sur les êtres, l’art de donner du sel à la moindre chose. Il peut parler de sport autant que d’architecture, bien mieux de littérature que d’économie, mais tout l’intéresse. La province d’où l’on vient, le temps qu’il fait dans telle campagne, la réfection d’une église qu’il a autrefois visitée.

Gare à ceux qui ne connaissent pas les essences des arbres, lorsqu’ils se promènent avec lui en forêt. Mitterrand n’a pas la révérence des diplômes si c’est pour ignorer la botanique. Il n’est pas de petit sujet que son talent ne rende soudain captivant. Les plus intimes le surprennent parfois à exercer sa mémoire en battant un jeu de cinquante-deux cartes qu’il fait ensuite défiler sur la table avant de les cacher à nouveau et de les nommer ensuite, dans l’ordre exact. Il a la coquetterie des érudits qui aiment à citer des vers par cœur, la force des acteurs qui prononcent un discours sans jeter un œil à leurs textes. Il peut mener la conversation en passant d’un sujet à l’autre, léger ou savant, et tenir d’une main sûre ses interlocuteurs en leur offrant une petite attention qui ne lui a rien coûté mais qui pour eux n’a pas de prix. Un jour qu’on lui rapportait les propos de quelqu’un qui disait du mal de lui, il a soupiré : « Oui, je sais, il m’en veut de ne pas me devoir davantage… »

Mitterrand s’aime beaucoup. Il connaît sa culture. La séduction de son verbe. Il s’amuse quand la presse le qualifie d’esprit florentin : « Mais pour moi, c’est un compliment ! » En parlementaire expérimenté, il a l’art des phrases assassines qui le font s’esclaffer lui-même. Quand Valéry Giscard d’Estaing a présenté sa candidature pour être réélu, il a fait rire toute une salle de meeting en lançant : « On attendait plutôt qu’il nous présente ses excuses ! » Bien sûr, il a des ennemis. Des hommes qui connaissent ses défauts et suspectent ses secrets. Mais il sait que l’approcher, c’est déjà prendre le risque de succomber à son charme.

Comme tous les amoureux, Grossouvre a donc appris à être jaloux. Mitterrand place l’amitié au-dessus de tout. Mais dans le cercle des amis, François a eu tôt fait de repérer ses concurrents. Il pourrait en dresser la liste de mémoire. Les anciens des camps de prisonniers et de la Résistance y tiennent une place de choix : Roger-Patrice Pelat, Jean Munier, Georges Beauchamp. Puis, les conventionnels des années 60 : Roland Dumas, Charles Hernu, Louis Mermaz, Louis Mexandeau, Georges Fillioud ou Claude Estier. L’amusant Charles Salzmann, aussi, qui fait rire la petite Mazarine. André Rousselet, qui offre sa maison de campagne dans les environs de Paris. La figure morale des Badinter. Longtemps, il a envié la proximité de l’ami de toujours, Georges Dayan. Un géant sympathique que Mitterrand a connu en 1938 à la Sorbonne puis pendant la guerre, en Algérie. Mais le 28 mai 1979, Dayan est mort. Et, malgré les sanglots versés par Mitterrand sur son ami disparu, Grossouvre croit avoir gagné en intimité.

Depuis que la campagne présidentielle est lancée, depuis que l’alternance est devenue possible, il s’est encore rapproché. Tout le temps qu’il passait autrefois en famille s’en trouve dévoré. Pour être plus près de l’homme aimé, il a voulu habiter rue de Bièvre. Roland Dumas, qui y possède un petit appartement en rez-de-chaussée, juste en face de la maison des Mitterrand, a accepté de le lui prêter. Une dame très comme il faut, qui quittait un matin l’immeuble, a soudain vu surgir un homme à barbiche d’Ancien Régime, en pyjama et armé d’un pistolet de gros calibre. C’est lui qui veille, de son cagibi. Désormais, les journalistes qui font le pied de grue devant le domicile du candidat socialiste attendent de voir sa silhouette, le plus souvent sanglée dans un imperméable à la Bogart. S’il sort, c’est que Mitterrand n’est pas loin.

Mitterrand ne se trompe pas sur les qualités de son ami. Il juge Grossouvre trop novice en politique. À la fois amateur de secrets comme un redoutable tacticien, mais trop naïf pour être stratège. D’ailleurs qui pourrait prétendre l’égaler, lui, dans cette matière ? Mais François a son utilité. Il se dit franc-maçon, membre de la Grande Loge nationale de France, et connaît mille personnalités influentes. Et puis, il a ce style vieille France dont sont dépourvus les jeunes gens chevelus qui entourent Mitterrand.

Sa fréquentation de la bourgeoisie lyonnaise lui a permis d’apprendre que déjà Raymond Barre entend se replier dans le Rhône, prévoyant la défaite giscardienne. « Gardez des relations avec lui, a demandé Mitterrand à Grossouvre, cela peut toujours servir. »

Juste entre les deux tours de la présidentielle, le candidat socialiste a aussi envoyé son aristocratique compagnon voir Jacques Chirac. Le jeune chef RPR détient la clé de l’élection. Qu’il mette ses forces dans la bataille pour soutenir Valéry Giscard d’Estaing et Mitterrand sera fichu. Qu’il ne soutienne que du bout des lèvres ce président qu’il déteste et la victoire est à portée de main de la gauche.

Grossouvre s’est donc fait annoncer à la mairie de Paris. Chirac était curieux de le voir. Les deux hommes se sont plu immédiatement. Le sexagénaire compagnon de Mitterrand a du maintien et cette élégance désuète qui désarme toutes les préventions. Le jeune loup de la droite est tout en instinct. Grossouvre lui a dit ce qu’il voulait entendre.

« Je peux vous annoncer, au nom de François Mitterrand qui m’a mandaté pour le faire, que nous maintiendrons le scrutin majoritaire à deux tours, a commencé Grossouvre.

— Mais la proportionnelle est dans son programme ?

— François Mitterrand l’a inscrite dans son programme pour se ménager les bonnes grâces du parti communiste. Mais je peux vous assurer qu’il est décidé à ne pas instaurer la proportionnelle. Ni pour les municipales, ni pour les législatives. »

Après cela, on a déjeuné amicalement de concert. Chirac, vaguement bluffé par l’aplomb et le cynisme de la promesse socialiste. Grossouvre, enchanté d’être le messager de l’ombre, porteur des secrets politiques qui offrent de l’Union de la gauche le visage qu’il en attend : elle sera, en vérité, un piège pour le parti communiste.

Maintenant que Mitterrand est en passe d’être élu à l’Élysée, il entend bien ne pas perdre sa place privilégiée d’ami et de conseiller. Son quotidien d’industriel le lasse. Il a perdu le goût des atmosphères provinciales lorsqu’il faut s’y fondre chaque jour.

Depuis quelques mois, Grossouvre a rencontré Nicole, cette charmante brune que lui a envoyée Charasse. Elle n’est pas socialiste, oh, cela non. D’ailleurs, elle se moque de la politique. Mais elle est amoureuse et c’est un miracle pour un homme de 63 ans d’illuminer encore le regard d’une jeune femme.

Le jour, il s’installe dans le bureau de François Mitterrand à l’Assemblée et reçoit tous ceux que la possible victoire de la gauche inquiète. Le soir, il emmène Nicole chez Lipp, sur le boulevard saint-Germain, et l’étourdit sous un flot d’anecdotes savoureuses et d’attentions délicates. Il se sent encore si jeune.

Parfois, dans l’intimité des arrière-salles de meetings ou des petits hôtels, lorsqu’on se change à la va-vite, les sabras socialistes admirent sa silhouette parfaite et son torse musclé. Il s’astreint chaque jour à une cinquantaine de pompes et autant d’abdominaux. Se soumet à d’épuisantes séances d’entraînement contre un sac de sable, en salle de boxe. Ses cheveux sont devenus gris, mais il a belle allure. C’est un effort de chaque instant, cependant, que d’aimer une si jeune femme. L’autre fois, chez un bijoutier où il s’était rendu en compagnie de Nicole pour lui offrir un bracelet, on les a pris pour le père et la fille. La méprise l’a blessé comme un coup de poignard, mais Nicole a effacé l’affront en l’embrassant passionnément devant le bijoutier rouge de honte. Depuis, François ne peut pas la rejoindre sans avoir le cœur qui bat.

Lui qui cherche toujours de nouvelles conquêtes, il ne pensait pas qu’il y serait si attaché. Lorsqu’il entend, à la fin des meetings, la musique de Mikis Theodorakis et ces militants qui chantent à pleine voix « Changer la vie », il songe parfois qu’il pourrait transformer la sienne.

Le 10 mai 1981, en rentrant de Château-Chinon derrière la voiture de Mitterrand, alors qu’on dansait à la Bastille, il y a repensé encore et encore. Paris s’offre à lui aussi. « Vous serez à mes côtés, bien sûr », avait réclamé le candidat. Maintenant qu’il est président, le rêve peut s’accomplir. Grossouvre a déjà imaginé de devenir son conseiller spécial au sein de cet Élysée que la gauche vient de conquérir. Dans le flou des promesses mitterrandiennes, cela laisse ouvertes toutes les possibilités. Mais Grossouvre n’a vu qu’une chose, tout d’abord : une nouvelle vie va commencer.