XV

L’hélicoptère attend le président, tout près du château de Lusigny. François de Grossouvre vient de marier sa fille chérie, Nathalie. Tout à l’heure, lors des toasts, un sourire radieux illuminait son visage. La cérémonie somptueuse paraît avoir époustouflé Charles Hernu et Gaston Defferre. Nathalie, fusil émérite et grande cavalière, est la plus ravissante des jeunes épousées. Mais le clou de la fête a été l’arrivée de François Mitterrand, témoin de la mariée, dans son oiseau blanc. Qui, à l’Élysée, pourrait prétendre à tant d’attentions de la part du président ?

Aucun convive, pourtant, n’a perçu la violente dispute qui paraît maintenant opposer Grossouvre et Mitterrand. Le chef de l’État a pris ce ton glacé et ce regard dur qui figent sur place même les plus aguerris. « Je vous interdis de parler en mon nom ! Je vous interdis de vous prendre pour moi ! » Face à lui, le père de la mariée, si heureux tout à l’heure, s’est ratatiné comme un enfant grondé. Le président est monté dans son hélicoptère sans un regard.

Pendant des mois, Grossouvre a réussi à garder cette humiliation secrète. À raconter la noce, l’hélicoptère du président, la brochette de ministres, en éliminant soigneusement cette fin de fête gâchée. Il s’aperçoit que désormais on sourit à ses récits. Gagnés eux aussi par la tiédeur de leur maître, les officiers de sécurité, le chauffeur du Président ont fini par rapporter l’algarade. Dans les couloirs, on chuchote derrière lui. Et maintenant que le président semble moins indulgent, on détaille la liste des récriminations contre le conseiller.

Au début, il surprenait. Puis, il a fait sourire. Maintenant, il exaspère. Autour de François Mitterrand, on supporte de plus en plus mal les manières de Grossouvre. Ce n’est pas qu’il soit désagréable. Au sein de la Cour, il se montre même charmant, généreux, d’un naturel plutôt gentil. Mais il use en toutes circonstances de son amitié avec Mitterrand comme d’un viatique. « Le président souhaite que… » « Le président m’a demandé… » Il ne répond à aucune des hiérarchies technocratiques de l’Élysée. Il est incontrôlable.

De plus en plus d’amis, de conseillers ont rapporté au chef de l’État les demandes de Grossouvre qu’ils jugent exorbitantes. Monsieur le conseiller réclame des avions du Glam pour des missions dont le directeur de cabinet paraît tout ignorer. Un ambassadeur a signalé qu’il figurait parmi les invités d’une incroyable chasse au lion en Tanzanie et le service de presse a déjà reçu une série d’appels de journalistes réclamant la confirmation de cette information si politiquement incorrecte pour la gauche.

Depuis que Laurent Fabius est devenu Premier ministre, en juillet 1984, la marginalisation de Grossouvre paraît encore s’accélérer. Le jeune chef du gouvernement est bien plus jaloux de ses prérogatives que ne l’était le placide Pierre Mauroy. Il n’entend pas contester la prééminence du chef de l’État, mais il refuse de laisser les conseillers de l’Élysée gouverner par-dessus la tête de ses ministres. Au ministère de la Défense comme dans les services secrets, les hauts fonctionnaires et les politiques sont devenus moins indulgents, eux aussi. Le départ de Pierre Marion de la DGSE a affaibli à leurs yeux l’ami du président. En 1983, lorsque quarante-trois diplomates soviétiques ont été expulsés de France, Grossouvre n’a pas réellement eu voix au chapitre.

Deux hommes surtout, l’un au Quai d’Orsay, l’autre à l’Intérieur, ont décidé de le neutraliser. L’amusant est qu’ils soient justement à l’opposé l’un de l’autre. Nouveau ministre des Affaires étrangères, Roland Dumas est un séducteur amoral. De lui, le chef de l’État, soupire parfois « il est mon Talleyrand ». En connaisseur des méandres du mitterrandisme, Dumas sait l’importance qu’a pour le président l’amitié. Il a donc « débranché » Grossouvre avec doigté. Désormais, l’ambassadeur du Liban doit lui rendre compte directement plutôt que d’informer le conseiller, comme ceux du Maroc ou de Tunisie. D’un cynisme tout en souplesse, il a décrété que l’on peut bien laisser Grossouvre « grenouiller », on ne répondra plus à ses demandes.

Le ministre de l’Intérieur est bien plus raide. Jusque-là, François de Grossouvre n’avait à faire place Beauvau qu’à Gaston Defferre, vieux compère des années 70 et compagnon de chasse. Defferre est d’un naturel bonhomme. Il a huit ans de plus que le conseiller, mais c’est un homme de la Résistance, habitué aux personnages de l’ombre, aux amitiés sulfureuses et aux cercles mitterrandiens. Que Grossouvre téléphone aux membres de son cabinet lui importait peu, si cela pouvait lui faire plaisir ! Joxe, fils du ministre Louis Joxe, est un énarque de la plus belle espèce. Lorsqu’il a pris ses fonctions, plutôt que d’exprimer ses ambitions politiques, il a d’abord exposé son attachement à l’administration. Il se méfie de tout. Du GIGN qu’il voudrait voir dissoudre. Des vieux amis du président qui prennent trop de libertés. De sa propre police. Il déteste, par-dessus tout, les comportements de cour. Lui-même continue de parler du chef de l’État en disant Mitterrand quand tout le monde autour de lui n’a que du « Président » à la bouche. C’est un grand bourgeois protestant que les pompes du pouvoir n’impressionnent pas. Lorsque Grossouvre lui téléphone deux fois par jour, « sans doute parce que je ne réalise pas suffisamment son importance », soupire-t-il, pince-sans-rire, il le rappelle rarement.

Mais enfin, un jour, à bout de patience, il est allé voir François Mitterrand pour lui mettre le marché en main : « Pouvez-vous me dire qui, de Grossouvre ou de moi, est le ministre de l’Intérieur ? » François Mitterrand ne s’attendait pas à ce que la demande soit si nette. En quelques secondes, il a évalué les dommages d’une éventuelle démission de son ministre de l’Intérieur contre l’amitié d’un vieux compagnon dont tout le monde se plaint. Et sa réponse a jailli sans ambiguïté : « Mais vous, monsieur le ministre ! » Depuis, Pierre Joxe a fait opportunément sortir dans la presse des échos rapportant ce dialogue clarificateur.

Ce n’est pas la première alerte pour Grossouvre. Déjà, il a dû essuyer les remontrances du président sur le choix de ses collaborateurs. Gilles Kaehlin, ce policier ressurgi du placard, est accusé de faire sortir des dossiers confidentiels sans autorisation. Dûment alerté par Gilles Ménage des dangers présentés par le maintien de Kaehlin auprès de Grossouvre, François Mitterrand a donné son feu vert pour qu’il soit muté, au début de l’année 1983. Frédéric Laurent, un ancien journaliste que François a pris à ses côtés, est soupçonné d’informer sur l’Élysée d’anciens confrères de Libération. Il est finalement parti au grand soulagement du cabinet présidentiel. Le nouveau collaborateur de Grossouvre, Pierre d’Alençon, est sans expérience. Mais au moins, il paraît sans danger. D’Alençon est issu d’une famille d’aristocrates et de militaires et c’est un ami de sa fille, Nathalie. C’est un grand garçon sympathique et loyal, qui admire et respecte le conseiller. Avant mai 1981, il voulait s’engager en politique. Il s’en est ouvert à Grossouvre. « Bon, je peux vous appuyer pour entrer au PS ou au RPR, comme vous voulez, a drôlement lâché son protecteur. À l’UDF, je crois que nous serions mal vus et au parti communiste, je suis grillé. » D’Alençon est entré à la section socialiste de Lyon après un coup de fil à Gérard Collomb, mais comme Grossouvre a de la suite dans les idées, il l’a poussé à se présenter à la DGSE. Le jeune homme a passé les tests. Refusé. Pour finir, Grossouvre l’a engagé à ses côtés. La sœur de Pierre, Véronique, est journaliste à Tam, ce magazine de l’armée. Elle est aussi la bonne amie d’Yves Mourousi qu’elle va bientôt épouser. À l’Élysée, ce n’est pas a priori un handicap. Et Gilles Ménage a su tout de suite qu’avec un collaborateur si inexpérimenté, Grossouvre ne pourrait pas le concurrencer. Mais lorsque le « Cardinal » envoie, en son nom, ce garçon qui n’a pas trente ans dans des cérémonies officielles, il exige qu’on le place devant des ministres chevronnés, parce qu’il représente le conseiller spécial de l’Élysée et donc un peu du président lui même. Cela a fini par exaspérer.

Au fond, les belles années de confiance commencent à s’étioler. Le soir, Mitterrand continue pourtant de revenir à pied ou en voiture avec François. Mais la complicité des débuts s’est insensiblement altérée. Au début de leur amitié, Grossouvre se sentait sur un pied d’égalité, même s’il a toujours reconnu la supériorité intellectuelle de son ami. Depuis qu’il est président, François se surprend lui-même à quémander un regard, au milieu de courtisans obséquieux dont il finit par se demander, les jours de tristesse, s’il ne leur ressemble pas un peu. Mitterrand est resté affectueux, attentif. Ils rient encore souvent tous les deux, mais parfois il se montre dur et glacé et Grossouvre sent son cœur se liquéfier sans pouvoir répondre.

Surtout, il le devine, il a perdu un peu de son exclusivité. De plus en plus fréquemment, lorsqu’il vient chercher Mitterrand, le soir, il trouve dans le bureau du président Roger-Patrice Pelat. Et les voilà qui reviennent à trois, par les quais. Chaque fois, François sent le pincement aigu de la jalousie qui le tenaille.

Pelat a une supériorité sur lui : le passé commun des camps de prisonniers. Mitterrand l’a connu en octobre 1941 au stalag de Schaala, en Allemagne. « Rares sont les prisonniers de guerre, dans de telles circonstances de misère et de solitude, qui ont montré autant de force d’âme, de caractère et de camaraderie », assure le président. Grossouvre, lui, ne voit que sa vulgarité. Il déteste entendre Mitterrand rire aux éclats lorsque Pelat lui parle de « nénettes ». Souvent, lorsqu’ils croisent le long de la Seine une jolie femme dont la jupe froufroutante caresse doucement les jambes, le voilà qui livre tout haut une plaisanterie salace que le président, qui tord habituellement le nez pour la moindre grossièreté, accepte en s’esclaffant.

Pour un peu, Grossouvre, si éduqué, le giflerait. Le fils de banquier considère le fils d’ouvrier comme un manant, un parvenu, un intrigant dans l’ombre du président. Et puis, Pelat est riche. Maintenant, chez les libraires, dans les restaurants, c’est lui qui devance Grossouvre et sort des liasses de billets de son portefeuille pour payer une édition rare que Mitterrand a repérée. L’ancien prolétaire, l’ex-commis boucher est devenu homme d’affaires et milliardaire. Grossouvre en est venu à guetter, lorsqu’il sort, sa Rolls or métallisé garée dans la rue de l’Élysée.

Non, cette fois, le doute n’est plus permis : les choses ont vraiment changé. À l’Élysée, les autres conseillers sont moins déférents. Gilles Ménage, le directeur de cabinet adjoint, s’arroge désormais exclusivement la gestion des affaires de police et de renseignements. Même les ministres amis sont devenus plus prudents. Lorsque Grossouvre a réclamé, au nom du président, à Charles Hernu de grimper dans la hiérarchie militaire, lui qui est colonel de réserve, Charles, vaguement gêné, est allé s’enquérir auprès de Mitterrand : « Vous avez demandé que François soit nommé ? » Le chef de l’État a aussitôt répliqué : « Il n’en est pas question ! Et lorsqu’on vous parle en mon nom, demandez-moi tout de même mon avis, afin d’être au moins sûr que c’est vrai ! » Et Hernu a dû refuser à Grossouvre la nomination espérée.

Cela devient insupportable. Même au comité des chasses, il n’a plus le sentiment de régner comme avant. Pour lui être agréable autant, peut-être, que pour les mettre en concurrence, François Mitterrand y a nommé Roger-Patrice Pelat, le rival. Pelat ne vient jamais chasser. Mais il s’est mis à surveiller les listes d’invités, à vouloir rayer un nom, en rajouter un. Au lendemain des battues, il téléphone pour s’enquérir de la façon dont la journée s’est passée. Il a longuement commenté devant le président cette chasse organisée tout spécialement pour le GSPR. Grossouvre l’avait promise à « mon petit Paul », le capitaine Paul Barril. Une superbe battue de plusieurs centaines de faisans levée juste au-dessus des tireurs d’élite du GIGN. « Cela a été un carnage, soupire Pelat. Pas un oiseau n’en a réchappé. »

Grossouvre, pour sauvegarder sa liberté et son rang autant que pour mesurer la force de son amitié, est donc allé voir le président. Sa plaidoirie a été terrible : « Ce n’est plus possible que vous laissiez Pelat me surveiller ! » À son grand soulagement, c’est lui qui l’a emporté. Le président a demandé à Pelat de se retirer : « Il s’y connaît mieux que toi. Fiche-lui la paix. »

Grossouvre aurait dû s’en tenir là. Mais maintenant qu’il a gagné cette étape, il voudrait que Mitterrand arbitre en sa faveur face à Roland Dumas et à Pierre Joxe. La situation menace en effet de virer à la guerre. Dumas vérifie auprès de l’Élysée, à chacun de ses voyages, que Grossouvre est bien mandaté. Lorsqu’il a appris que le conseiller s’était persuadé de la nécessité d’aller voir le dictateur libyen Kadhafi, il est venu en personne réclamer à Mitterrand qu’on le lui interdise.

Grossouvre est donc reparti à la bataille, un soir. Dans la voiture du président qui les ramenait quai Branly, il a réclamé un titre d’ambassadeur itinérant, afin d’asseoir au moins son autorité et son statut. L’explication a été orageuse. Le chauffeur du président, Pierre Tourlier, a entendu Grossouvre batailler comme un beau diable, jusqu’à ce que Mitterrand cingle : « À votre âge, François, vous plaisantez ! Vous devriez être à la retraite ! » Lui dire cela, quand lui-même est de deux ans plus âgé !

C’en est trop pour Grossouvre. Le lendemain, il fait passer un petit mot au président. « Je crois qu’il vaut mieux que je démissionne. » Il attendait une protestation. Qu’on le prie de rester. Il n’a rien reçu. Le président a décidé de le laisser partir.