IV
Si l’on remonte le cours du temps, bien loin avant ce coup de feu qui a ébranlé l’Élysée, il faut imaginer un manège, à deux pas du parc de la Tête-d’Or, sur les bords du Rhône à Lyon. Il y flotte l’odeur douce du crottin, et l’air est empli de hennissements et du bruit de sabots heurtant le sol.
Le secret du bon cavalier tient tout entier dans son assiette. Le dos bien droit, le bassin légèrement en avant, les poignets souples. À cette époque, François de Grossouvre ajoute à cette allure impeccable une élégance vestimentaire remarquée. Des bottes de cuir sombre, de sublimes culottes de cheval, la taille mince pincée dans une veste de cachemire. Il monte le plus souvent ses propres chevaux, des athlètes complets dont il confie parfois le dressage au Cadre noir de Saumur. « En selle, un homme prend tout de suite de la hauteur », dit-il en souriant.
Au Cercle de l’étrier, on lui donne volontiers du « docteur » parce qu’il a terminé pendant la guerre sa médecine. Il n’y a jamais exercé ses talents, mais c’est une règle implicite de la bonne société lyonnaise que de ne jamais exposer sa fortune. On sait Grossouvre riche entrepreneur et amateur de chasse à courre. La prudence bourgeoise veut cependant que l’on camoufle son argent sous les dehors du simple notable et « le docteur de Grossouvre » a volontiers adopté les règles élémentaires de cette petite comédie. Une migraine et le voilà qui vous prend gentiment le pouls en jetant un œil à sa montre : « Ah oui, c’est un peu rapide en effet… » Un rhume lui fait vous prescrire des remèdes de bonne femme. Ses poches sont toujours pleines de fioles étranges qui ne contiennent en fait que des essences naturelles et du ginseng. L’été, lorsqu’il se rend en pèlerinage à Lourdes, ce catholique de toujours se transforme en brancardier.
À le voir, avec sa fine barbiche d’aristocrate au dessus de ses vestes de tweed, on se croirait revenu dans les cours d’Ancien Régime. Études chez les jésuites de Saint-Louis-de-Gonzague, tête d’Henri de Guise et manières piochées dans les Mémoires de Saint-Simon. Chaque 21 janvier, il se rend à la messe anniversaire célébrée pour la mort de Louis XVI. « Avant guerre, il a été très Action française », savent ses amis. Dans sa génération, dans son milieu, c’est comme un gage de bon goût. Et puis à Lyon, on le juge bon compagnon, amusant et gai. Sa Studebaker, une voiture américaine qu’il conduit à fond de train, impressionne. Il s’est montré immédiatement très paternel avec les jeunes cousins Robert et Alain Mérieux, ces héritiers de la grande dynastie florissante de la biochimie lyonnaise qu’il initie au concours complet d’équitation. Les week-ends d’hiver, on part chasser dans les forêts de l’Ain. Au printemps, François reçoit tout ce que la ville compte de cavaliers accomplis dans sa somptueuse propriété de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, où il a fait installer à grands frais, avec vue sur la Saône, un parcours d’obstacles, une carrière et une piste de course pour ses chevaux. Le « docteur » est bavard dans les dîners. Autoritaire avec le personnel. Sensible jusqu’à la susceptibilité et même bagarreur. Les meilleurs connaisseurs du Cercle de l’étrier le reconnaissent parfois entre eux : « S’il était moins coléreux, il ferait un bon champion de saut d’obstacles. » Mais on l’a vu briser des cravaches et il n’a jamais eu la patience nécessaire pour monter Icare, magnifique alezan brûlé acheté dans le Bourbonnais, plus nerveux encore que son maître.
C’est un homme qui n’a pas connu l’autorité d’un père. Le sien est mort en 1923 lorsqu’il avait cinq ans, des suites d’un gazage à l’ypérite dans les tranchées de la Grande Guerre. Il n’en a gardé qu’une histoire légendaire sur ses ancêtres et des relations familiales au Liban : Maurice Durand de Grossouvre avait été directeur de la Banque de Salonique puis de la Société générale à Beyrouth. Sa mère, fine cuisinière, a longtemps tenu un petit restaurant dans la Vienne. Le fils en conserve un mélange curieux et charmant, entre la chaleur de la Méditerranée, un goût très sûr pour les saveurs et un ton vaguement snob, copié sur celui des hobereaux. Chacun devine que le « de Grossouvre » est d’acquisition récente. Les ancêtres de François se sont longtemps appelés, le plus banalement du monde, Durand.
Au sein de la bourgeoisie qu’il fréquente, cela n’émeut pas plus que cela. À Lyon, la majorité des titres de noblesse sont faux. Dès que l’on gratte un peu le vernis des particules, on ne trouve le plus souvent que de grandes familles enrichies au XVIIe siècle en rachetant aux enchères les belles propriétés foncières des paysans endettés du Beaujolais. La ville n’était ni une place militaire ni une grande cour de justice et il n’y avait pas de parlement. Mais on s’est enrichi avec le commerce et Grossouvre possède dans la région plusieurs entrepôts de vente de sucre en demi-gros.
Chacun sait dans le secret des grandes maisons qu’il tient sa fortune de son mariage avec Claude Berger, héritière avec ses deux sœurs d’une grande famille de sucriers. Le père, Antoine Berger, qui a marié ses trois filles à de grosses familles commerçantes, a bien voulu laisser à son gendre la direction de ses sociétés, Le Bon Sucre et A. Berger et Cie, avant de lui en céder la propriété. Claude est une femme élégante et classique, d’une grande beauté qui émeut. Lorsqu’elle vient assister aux concours de jumping, la moitié des cavaliers en tombent instantanément amoureux. Elle en sourit gentiment, entourée de ses six enfants, Patrick, Xavier, Isabelle, Marie-France, Nathalie et Henri.
Personne, dans leur milieu, n’ignore le goût de son mari pour les jolies femmes. Mais Claude de Grossouvre s’est faite à cette vie confortable. Sans doute est-elle l’une des rares à avoir décelé que François s’ennuie dans ses bureaux du 33 rue Tronchet, dans le VIe arrondissement où bat le cœur de la bourgeoisie lyonnaise. Depuis les années 50, tout ce que la ville compte d’industriels ambitieux a émigré vers Paris. Le siège de Pechiney est parti s’installer dans la capitale, et Antoine Riboud ne parvient pas à convaincre ses cadres et salariés de BSN de revenir sur les bords du Rhône et de la Saône. Et les dîners les plus chics ont gardé un petit tour provincial. Les épouses portent des tenues copiées par leurs couturières sur les modèles en vogue à Paris. On achète chaque année son vin lors des ventes de novembre aux Hospices de Beaune. Et pour la cuisine, on reprend les recettes du jeune Paul Bocuse, sauf François qui s’applique toujours à faire reproduire les plats imaginés par sa mère cordon bleu, dont il a gardé la nostalgie pour les fumets du restaurant de son enfance.
À le voir virevolter dans les cercles et les dîners, on croirait distinguer l’héritier parfait de l’élite lyonnaise. Mais pour avoir connu son mari pendant la guerre, Claude le sait aventurier. Dans la capitale des Gaules, c’est une période que la bourgeoisie n’évoque pas volontiers. Ville de la résistance autant que de la collaboration, elle a remis un couvercle sur ces années-là. Et les grandes familles scellent silencieusement la réconciliation entre anciens vichystes et ex-gaullistes en mariant leurs enfants.
La guerre de Grossouvre est pourtant à l’aune de ses contradictions. Elle a été compliquée et courageuse. Impossible, au fond, à transmettre à ceux qui n’ont pas connu les ambiguïtés de l’époque et jugent avec l’anachronisme des années 60. Dans les milieux qu’il fréquente, on sait seulement qu’il a participé aux terribles combats du Vercors en janvier 1944. Lorsqu’on l’interroge, il explique son basculement vers le maquis en deux phrases : « J’ai caché un gars qui avait tué un Allemand et j’ai réussi à le faire passer en Espagne. Ce n’était pas grand-chose… »
Bien sûr, sa guerre a été bien différente. Mais que pourrait-il raconter aujourd’hui ? Que mobilisé comme médecin auxiliaire, il a vécu la débâcle au sein du 1er régiment de tirailleurs marocains dont la majeure partie a été capturée ? Qu’en zone sud, où il s’est retrouvé externe des hôpitaux de Lyon, l’atmosphère était encore très tricolore jusqu’en novembre 1942 et que Pétain était vénéré comme un patriote ? Qu’il croyait alors aux perspectives floues prônées par la Révolution nationale et à la nécessaire rénovation des esprits ? Qu’il a lu avec passion Charles Maurras ?
Il a vite compris que sa guerre n’est pas d’un bloc, lumineuse et sans contestation possible, et qu’il vaut mieux ne pas en parler. C’est une génération qui n’évoque le passé qu’avec ses seuls pairs et n’aborde les autres qu’une fois le couvercle refermé.
Les jeunes gens qui montent à cheval avec lui ne comprennent pas toujours lorsque Grossouvre divise sèchement l’humanité en deux catégories, ceux auxquels il accorde sa confiance en une phrase : « C’est un national », et ceux qu’il rejette avec mépris. S’ils connaissaient la façon dont il a passé l’Occupation, ils saisiraient mieux.
Claude sait, elle. Elle a vu les photos du jeune homme en uniforme. Quand il regarde, dans le secret de son bureau, tous ces clichés, il se retrouve à nouveau en 1941, à 23 ans, dans toute sa séduction d’amateur de femmes, avec sur le visage les traces d’exaltation du chevalier. Il se revoit parmi les carabins connus en faculté de médecine, au milieu de ces jeunes gens qui admiraient Pétain, héros de la guerre de 14-18 où avaient combattu leurs pères, plutôt que ce colonel de Gaulle qui leur paraît prôner la guerre civile.
Comme eux, Grossouvre a lu avec passion les discours du député patriote François Valentin, « catholique et national », dont le premier réflexe a été de refuser l’armistice avant de se rallier au maréchal et de lui voter les pleins pouvoirs. En mars 1941, Pétain a nommé Valentin à la tête de la Légion. Jusque-là, c’est un ami de Valentin, Xavier Vallat, qui menait les légionnaires, mais Vichy en a fait le commissaire aux questions juives. François revoit ce jour où Valentin est venu à Lyon tenir une série de réunions auprès des étudiants, des jeunes fonctionnaires et de cette nouvelle élite qui pourrait participer au renouveau moral de la France auquel il aspirait. Il s’est fait présenter à lui, plein d’enthousiasme pour cet homme qui affirmait vouloir ancrer la Légion sur une ligne anti-allemande. Et le voilà embarqué, comme près d’un million et demi d’anciens combattants, dont beaucoup n’avaient pas trente ans.
En janvier 1942, lorsque Valentin s’est vu désavouer par Pétain et remplacer par Joseph Darnand et son service d’ordre légionnaire (SOL) qui deviendra bientôt la Milice, François a été ébranlé. Mais ce fils d’un combattant de la Grande Guerre se refuse encore à considérer Pétain comme un traître. Il hait aussi les communistes, dont il a mesuré l’influence lors de ses quelques mois sur le front, et ne parvient pas à se convaincre que de Gaulle n’est pas d’abord un ferment de division nationale. Il continue donc de militer au sein du SOL. Mais au fond, il subit l’évolution et le trouble d’une grande partie de la jeunesse de l’époque. L’imposition du STO par les Allemands, accepté par Vichy, le débarquement allié en Algérie en novembre 1942, l’occupation de la zone sud, puis la défaite des Allemands à Stalingrad en février 1943, ont insensiblement modifié l’atmosphère chez les jeunes patriotes qui croyaient encore à la révolution nationale. Dans cet entre-deux, François de Grossouvre s’est retrouvé à la fois membre de la future Milice tout en acceptant le contact avec la Résistance où il retrouve des jeunes gens vibrant comme lui devant le drapeau français. Beaucoup ont fait alors des choix plus clairs. Pas lui. C’est un homme qui aime déjà l’aventure et le secret.
Les années passant, il a vite compris ce que ces années de jeunesse peuvent avoir de compromettant pour ceux qui n’ont pas connu les méandres de la guerre. Il a réussi à faire établir, à grand renfort de témoignages certifiés, qu’il était en fait infiltré au SOL pour le compte de l’Organisation de résistance armée, l’ORA, celle-là même qu’il était censé infiltrer pour le SOL. C’est embrouillé. Suspect. Retors. Mais c’est tout lui. Agent double, voilà qui lui convient vraiment.
Cela n’empêche aucunement le courage. Fin 1943, le voilà plus franchement dans la Résistance. Il a rejoint le maquis de la Chartreuse, près de Grenoble, avant de participer aux combats du Vercors, sous le nom de Gober, une contraction de Claude Berger qu’il venait d’épouser.
C’est lesté de ce passé compliqué et glorieux que Grossouvre traverse la bourgeoisie lyonnaise. Il est colonel de réserve. Et si ses manières de marquis rassurent les grandes familles, il règne autour de lui une atmosphère de secret qui intrigue.
Car son après-guerre n’est pas lumineux. À la Libération, il est devenu le responsable lyonnais du fameux réseau européen Gladio, « le Glaive », une organisation qui entend lutter contre un nouvel ennemi : le communisme. Dès sa création en 1947 par le colonel Passy, le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE), héritier des réseaux de la Résistance, s’est chargé de constituer de petits groupes d’agents dormants équipés d’armes, de matériel de transmission et de codage afin de faire face à une éventuelle invasion rouge. François y a été recruté sous le nom de « Leduc » pour remplacer un des cadres, mort dans un accident de voiture. À l’époque, on a pensé que ses réseaux d’industriels pouvaient être utiles. « Je n’y suis resté qu’un an, assure-t-il parfois à ceux qui l’interrogent, mais c’est vrai que j’ai fait ensuite des périodes dans les services spéciaux. » Souvent, il propose aux jeunes gens qui l’entourent d’entrer dans ces fameuses unités de l’ombre « pour servir la France », dit-il. Cela paraît absurde d’être si disert sur les services secrets. Mais il fait partie de ces hommes qui vivent d’abord le secret comme une occasion d’aventure.
Au fond, il rêve de sortir du rang. D’être autre chose qu’un notable, fût-il riche et respecté. C’est un homme qui aspire à vivre à la campagne, mais ne se plaît que dans l’excitation du pouvoir. Un dandy qui court les soirées parisiennes quand il le peut et assure qu’il ne revit qu’à l’odeur du crottin. Sa fortune, ses relations n’ont pas encore donné à son existence la saveur espérée. Au fond, il est mûr pour succomber à la séduction du diable. Et celui-ci a les yeux sombres des chefs et les canines tout juste limées.