XXI

C’est difficile, de reconstituer la dernière journée d’un homme. On cherche le moment philosophique du basculement et l’on tombe sur les banalités de la vie quotidienne. On traque le détail suspect et l’on trouve le mystère d’une mort solitaire.

Ce 7 avril 1994, François de Grossouvre est parti avec son revolver. Depuis plusieurs jours, chaque fois qu’il quitte son domicile, il sort armé. Un pistolet porté dans un holster ou glissé dans la poche intérieure de sa veste. Nicole s’en est émue, mais il lui a interdit toute scène. C’est une convention de longue date entre eux, que de respecter leur liberté mutuelle. François n’a jamais été homme à longuement philosopher. Aux premiers temps de leur amour, il lui manifestait son attachement par mille attentions délicates et des petits mots posés au hasard des meubles, lorsqu’il était passé par surprise à l’appartement sans la trouver : « L’oiseau s’est envolé… dommage. » Lorsqu’il a plongé dans le chagrin, elle a appris à le deviner et à refermer la porte sur ses inquiétudes.

Ce jour-là, il a prévu de déjeuner avec son fils aîné, Patrick, au Petit Victor Hugo, un restaurant du XVIe arrondissement qui propose une cuisine bourgeoise et de bons vins de Bourgogne. Il y est arrivé à l’heure exacte convenue, en homme à l’éducation parfaite. Mais d’emblée, pendant qu’ils regardent la carte, il a confié à son fils ce qui le taraude depuis des jours. « Le président m’a mis sur écoutes. Et maintenant, il me fait suivre. Regarde, ce grand type là-bas. Il est partout où je me trouve… » Ce n’est pas la première fois que Patrick de Grossouvre entend son père se plaindre qu’on l’épie. Il n’y prête pas de réelle attention. Pas plus qu’aux petites boîtes de médicaments posées sur la table. Il l’a toujours vu muni d’innombrables fioles contre les maux de tête ou pour maintenir la vigueur. Toujours ce ginseng, que Grossouvre fait venir de Corée et qu’il distribue à son entourage avec des recommandations d’ancien médecin. Entre eux, ils ont repris comme chaque fois leurs sujets de conversations favoris : les chevaux, la chasse. C’est par là qu’ont toujours passé les manifestations de leur tendresse et de leur intimité. Quelques semaines auparavant, lorsque Patrick s’est enquis de l’écriture de ses Mémoires, il n’a obtenu qu’une réponse désabusée : « Les Mémoires, c’est fini. Il n’y a plus de Mémoires… »

Il trouve bien son père un peu plus fatigué qu’à l’ordinaire, plus tendu, plus triste peut-être, mais pas suffisamment pour qu’il s’en alarme. D’ailleurs, lorsque Grossouvre lui propose de venir passer ce week-end avec lui dans l’Allier, Patrick décline l’invitation. Il a des engagements à Lyon. Ce soir, lorsqu’il rappellera quai Branly, vaguement inquiet d’avoir dit non à son père, c’est Nicole qui lui annoncera sa mort.

Pour l’heure, il échappe encore à la tragédie. À la fin du déjeuner, les deux hommes sont montés ensemble en voiture. À son chauffeur, François de Grossouvre demande de le déposer quai Branly avant d’accompagner son fils à ses rendez-vous.

Pour les dernières heures de sa vie, il a fallu chercher à l’Élysée. Dans l’enquête de police, il n’y a que peu de détails. Les enquêteurs ont rapidement interrogé les secrétaires et n’ont pas songé à s’enquérir des voisins de bureau. Ils auraient pu pourtant reconstituer ceci :

Vers 16 heures, voici François de Grossouvre de retour au Palais. Cela fait des mois que l’ancien conseiller du président n’y met plus les pieds que de façon sporadique. Mais il a décidé de ranger des papiers. Les secrétaires le voient fouiller dans des dossiers, plus affairé qu’à l’habitude, classant de grosses chemises dans des cartons qu’il s’est fait apporter.

Vers 17 heures, il demande à son voisin de bureau Christian Nique de venir le voir. Jamais, jusqu’ici, il n’avait vraiment conversé avec le conseiller chargé de l’éducation à l’Élysée. Mais le voici qui le prend par le bras et le convie à s’asseoir. Il souhaite, dit-il, le consulter pour son plus jeune fils, Henri, qui cherche encore sa voie. « S’il vous demandait conseil, le recevriez-vous ? » Bien sûr, comment refuser une si simple requête à cet ami du président dont tout le monde évoque depuis des mois la disgrâce ? Maintenant qu’il est rassuré, Grossouvre a tiré des photos de son tiroir. Ces fameuses photos où il figure au côté de François Mitterrand et qu’il garde par-devers lui à son bureau et quai Branly. Et le voilà parti dans une de ses éternelles diatribes contre le chef de l’État : « Cet homme n’aime personne ! Méfiez-vous-en. Il ne pense qu’à lui. Il n’aime que lui. » Le conseiller, interloqué, un peu gêné, repart maintenant dans son bureau. Les secrétaires lui ont fait le signe discret de ne pas s’émouvoir. Depuis des semaines, elles discutent entre elles de l’amertume du président des chasses présidentielles. Pourquoi s’en inquiéter plus aujourd’hui ?

Après le départ de Nique, Grossouvre a encore téléphoné. Cette fois à Yvan Thierry, un artisan graveur d’Orgeval, à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Paris, à qui il a confié une paire de brownings. Il veut s’enquérir de l’avancement des travaux de gravure. Une conversation purement technique qui n’alerte pas l’artisan.

À 17 h 30, il reçoit un visiteur, le docteur Jean Soubielle. C’est un médecin de province, amateur de rugby et de chasse. Ils ont maintes fois traqué le gibier ensemble. Soubielle est aussi le cousin d’Élisabeth Normand, une des protégées de Mitterrand, et, il n’ignore rien de l’atmosphère délétère qui entoure depuis plusieurs mois Grossouvre. Mais ce dernier lui a fixé rendez-vous parce qu’il veut, dit-il, acheter un chien pour ses chasses dans l’Allier.

Il y a quelques instants, face à Christian Nique, l’ami du président avait paru plus vindicatif que déprimé, mais maintenant, face à Soubielle, le voilà qui broie du noir, confie qu’il ne supportera pas de vieillir, se plaint d’incessants bourdonnements dans les oreilles, sanglote et parle de suicide. Les deux hommes se connaissent depuis 1982. Jamais, jure Soubielle, il n’avait vu François dans cet état. L’un parle de se tuer. L’autre, démuni, répond en ami plus qu’en médecin, évoque sa famille, ses enfants, puis, en désespoir de cause, Dieu. Incapable d’endiguer le flot d’angoisse qui se déverse ainsi devant lui. Aujourd’hui encore, Soubielle regrette de ne pas être alors resté à ses côtés.

Vers 18 h 30, la secrétaire de François de Grossouvre s’apprête à partir. Aux enquêteurs, elle affirmera qu’elle n’a rien remarqué alors d’anormal. Quelques minutes plus tard, Grossouvre assure à son garde du corps qu’il va descendre. Bientôt, le coup de feu va éclater, assourdi par la porte capitonnée. Et la panique saisir l’Élysée.