À cette époque, j’ignorais encore la fragilité du cœur des hommes. J’avais bien appris la science politique, mais je n’avais jamais côtoyé le pouvoir. Je ne savais ni les brutalités de la Cour, ni les méandres des palais. Le 10 mai 1981, je n’avais même pas eu l’âge suffisant pour voter. On évoquait les dissimulations de François Mitterrand, j’imaginais Machiavel, on se pâmait sur sa séduction, je voyais Casanova. Pour le reste, dans le fatras des clichés, je lui trouvais un air de vieille femme mais le merveilleux sourire de Jean-Louis Trintignant. En somme, je ne connaissais rien à rien.

Pour marquer la dixième année de son élection à la présidence de la République, mon journal jugea cependant que j’aurais le regard adéquat, celui de la génération Mitterrand, pour réunir, au milieu du bilan indigeste de ses réformes et des fadaises de ses thuriféraires, les témoignages de quelques compagnons ayant accompagné sa conquête de l’Élysée. Autant dire qu’on misait sur ma jeunesse en ignorant mon inexpérience.

Avec cela, je ne sais comment je suis arrivée jusqu’à François de Grossouvre. Dans mon inventaire des mitterrandistes, Robert Badinter s’était d’abord imposé sans difficulté, en tant que figure morale évidente. Puis Pierre Joxe m’avait reçue avec hauteur. Lionel Jospin et Laurent Fabius en coup de vent. Pierre Bérégovoy, harassé par ses responsabilités de ministre de l’Économie, avait décliné ma demande, mais j’avais péché un vieux camarade des camps de prisonniers, une secrétaire de longue date, et Edith Cresson dont personne ne se doutait encore, pas même elle, qu’elle allait rejoindre quelques semaines plus tard Matignon. Dans ce défilé de fidèles grand teint, seul Roland Dumas s’était distingué. L’entretien devait avoir lieu dans un restaurant de l’île Saint-Louis où le libertin du pouvoir semblait avoir ses habitudes. Le patron du lieu, manifestement au fait des innombrables conquêtes de ce don Juan, m’y accueillit d’un « bonjour mademoiselle » plein de sous-entendus avant de me mener jusque derrière un grand rideau : le ministre des Affaires étrangères recevait dans une alcôve… Quoi qu’il en soit, le dernier nom sur ma liste était celui de Grossouvre.

J’avais rencontré tous les autres dans leurs bureaux et leurs ministères. Il me donna rendez-vous en fin d’après-midi quai Branly, dans son vaste appartement de fonction. Un endroit bourré d’armes de chasse et de meubles impersonnels fournis par le Mobilier national, que j’avais jugé très laid. Je le vis arriver dans un élégant costume de tweed anglais, aimable comme peut l’être avec une débutante un homme de 73 ans doté d’une bonne éducation. Tout de suite, il m’appela « mon petit »… en homme désuet et paternel. Il n’avait rien à voir avec les publicitaires et les entrepreneurs à mâchoires carrées qui battaient le pavé du second septennat socialiste. Celui-là avait l’allure d’un petit noble d’Ancien Régime, avec la tête du duc de Guise ; J’aurais dû comprendre qu’il ne trouvait plus tout à fait sa place dans les salons brillants de la gauche rassasiée.

Des photos étaient posées sur la table. Des dizaines de photos, grand format, sur du papier brillant. Et un visage me sauta aux yeux, à côté du sien. François Mitterrand figurait sur tous les tirages. Mitterrand et lui sur une route de campagne. Mitterrand et lui sortant de la rue de Bièvre. Mitterrand dans une foule, derrière lui ouvrant le passage. Et même ce cliché devenu fameux du président dans un avion privé, où Grossouvre se tient assis sur un petit siège, comme épiant la conversation à l’abri du dossier. Dans un sourire, avec des mots choisis, il remonta alors vers le passé, bien avant l’Élysée, lorsque, souffla-t-il, « nous n’avions pas besoin l’un de l’autre ».

Il racontait bien, avec un vocabulaire étudié et dans un style vieille France. Une bénédiction pour une journaliste. J’avais à peine besoin de le relancer. Il évoqua un voyage en Grèce. Un autre en Italie. Des souvenirs d’hommes en goguette et de fins de meetings en province. J’avais beau être novice en la matière, cela sentait l’odeur forte des succès électoraux et des femmes qu’on emballe.

Je ne me souviens plus par quel biais, insensiblement, le récit prit peu à peu un autre tour. J’attendais la tendre nostalgie d’un vieil ami, ce fut bientôt un réquisitoire. Le ton sec. Les gestes sévères. La fureur et le dégoût. « Le pouvoir l’a changé, forcément. Il s’est installé dans une tour d’ivoire. » Je crois bien que nous étions seuls dans ce salon, mais l’appartement paraissait empli de fantômes malfaisants. Des accusations véhémentes surgissaient de sa bouche où l’on distinguait clairement les mots argent, voleur, trahison et mort.

Croyant m’être trompée en compulsant mes livres, je finis par lui demander : « Mais enfin, vous êtes bien toujours conseiller à l’Élysée ? » Il martela alors le sol de sa canne en lançant cette phrase que je ne compris pas, sur le coup : « Le secret de ma relation avec Lui se tient là-dessous. »

Sa mort survint trois ans plus tard. Une balle dans la tête, au cœur de l’Élysée. On évoqua aussitôt le suicide d’un courtisan éconduit. D’un vieil homme malade. L’ultime signal d’un pouvoir finissant. Le bruit d’un assassinat courut, aussi, dans ce palais mortifère où même le président se mourait d’un cancer. On imaginait des tueurs pénétrant dans l’Élysée. L’autopsie avait souligné une « luxation de l’épaule gauche compatible avec le recul » et l’on voyait déjà l’agression. Le plus petit détail devenait suspect.

Personne ne trouva la moindre preuve. François de Grossouvre sombra bientôt dans l’oubli. Il y avait d’autres matières à papiers dans la presse. D’autres sujets de recherche pour les historiens. Je n’ai compris qu’après, avec la révélation de l’existence de Mazarine quelques mois plus tard, que lorsqu’il martelait « là-dessous » avec sa canne, il désignait la seconde famille du président, logeant au premier étage juste sous son appartement.

Les années du mitterrandisme ont ceci de supérieures aux autres qu’elles ont conservé, malgré le temps qui passe, une part de leurs secrets. « Si vous deviez donner un pourcentage de ce que l’on connaît de votre vie, demanda un jour André Rousselet au vieux président, quel serait votre chiffre ? — Allez-y, hasardez-vous…, répondit Mitterrand. — Je ne sais pas, disons trente pour cent… — Trente pour cent, c’est beaucoup… » Il faut croire que François de Grossouvre faisait partie des mystères restants.

Il aurait pu ne rester de lui, avec le temps, qu’un visage lointain portant une barbichette, perdu dans la longue cohorte des courtisans. Je l’aurais oublié dans la foule, noyé dans l’ombre portée de l’ancien président. « Grossouvre ? Cela ne me dit rien… » et l’on serait passé à autre chose.

Sa mort tragique l’a sorti du lot. Ce n’est pas facile de redonner sens à une vie qui s’est perdue dans les querelles de palais et la vanité du pouvoir. La fin de Grossouvre est pourtant de celles qui redressent les statues qui s’étiolaient sous le lichen. Elle a signé, mieux qu’un livre d’histoire, le crépuscule d’une époque. Le constat des illusions perdues. La cruauté d’un idéal dévoyé. Il a suffi de bien choisir l’endroit. Un lieu dont la signification n’échapperait à personne. Un palais dont la France entière connaissait le résident. Et de tirer un seul coup de feu.