XI

Prouteau est une sorte de héros de l’époque. Un grand type d’un mètre quatre-vingt-quinze, un visage sympathique, collectionneur de montres anciennes et restaurateur de Jaguar. De l’adresse et du muscle. Des convictions de droite. C’est lui qui a fondé, en 1973, le GIGN, une unité de gendarmes d’élite réputée dans le monde entier. Il a à son actif 212 otages libérés, 49 forcenés maîtrisés. Depuis l’élection présidentielle, il se bat pour qu’on ne supprime pas le GIGN, dont les socialistes se méfient. Prise du syndrome d’Allende, ce président chilien victime d’un putsch de l’armée qui l’a assassiné, la gauche suspecte policiers et militaires de contester son pouvoir. Le GIGN est, à ses yeux, la troupe d’assaut qui pourrait la renverser.

Le commandant Prouteau est déjà parvenu à ébranler Charles Hernu. Le ministre de la Défense est venu assister à l’entraînement spectaculaire des militaires d’élite à Maisons-Alfort. Escalade d’une tour de cinquante mètres, descente en rappel par hélicoptère, exercices à balles réelles et grenades dégoupillées. Pour finir, le capitaine Paul Barril, l’adjoint de Prouteau et son officier préféré, a opéré une superbe démonstration de tir. Départ dos à l’adversaire, dégainement de l’arme, demi-tour, six balles au cœur de la cible, le tout en moins de cinq secondes. L’officier aux yeux bleus a bluffé tout le monde. Depuis, Hernu raconte à qui veut l’entendre la démonstration qui l’a bluffé.

Au printemps 82, François de Grossouvre a donc convoqué le nouveau héros du ministre de la Défense rue du Faubourg-Saint-Honoré. Christian Prouteau est un habitué des situations les plus difficiles. Mais il ne s’attendait pas à être traité de façon si cassante. Le conseiller du président l’accueille sèchement en lui remettant le document confidentiel de vingt pages réalisé par la DGSE : « Étude de vulnérabilité du chef de l’État. » « Installez-vous dans le petit salon à côté. Lisez cela en un quart d’heure et dites-moi ce que vous en pensez », a ordonné Grossouvre, soucieux de montrer son sens du commandement à un militaire. Le commandant a donc lu. Le manque d’effectifs, l’insuffisance des contrôles et même l’anecdote des bombes-cartons à chaussures. « Vous l’avez compris, lance Grossouvre, il s’agit maintenant de créer une unité de protection du président de la République. Et la seule personne capable de concevoir ce genre de dispositif, c’est vous. Alors mettez-vous au travail, vous avez huit jours pour me faire vos propositions. »

Prouteau a des idées sur la question. Il a déjà organisé et formé les services de sécurité de chefs d’État africains. Valéry Giscard d’Estaing avait accepté de lui faire tracer le plan de sécurisation de sa résidence d’Authon. Le GIGN se trouve souvent invité par ses homologues américains ou israéliens. Son rapport est donc nourri. Et apprécié. Il faut maintenant organiser la protection du président.

Évidemment, François Mitterrand n’est pas prêt à faciliter les choses. Tout de suite, il a signalé à Grossouvre qu’il refuserait de mettre un gilet pare-balles et souhaitait conserver sa liberté. Son modèle d’alerte, son idéal de sécurité, c’est « le parquet des rossignols », que l’on trouve dans la maison du shogun à Kyoto. Un plancher composé de petites lamelles mobiles qui, lorsqu’on les effleure, actionnent des soufflets produisant des sifflements d’oiseaux qui préviennent de l’intrusion d’un corps étranger. Être prévenu sans rien sentir, voilà ce qu’il veut. « Débrouillez-vous pour trouver le moyen de vous faire accepter ! » a ordonné Grossouvre au patron du GIGN.

Prouteau a compris que l’arrivée de gendarmes à l’Élysée braquerait immanquablement la police, vieille rivale, qui jusque-là régnait sur la sécurité. Si le président accepte de mauvaise grâce une protection et qu’il a contre lui le ministère de l’Intérieur, il n’arrivera à rien. Afin de démontrer l’inefficacité du procédé existant, il a donc imaginé avec son compère Paul Barril un nouveau subterfuge : demander à ses hommes, photos à l’appui, de monter une série de faux attentats contre François Mitterrand : « Vous avez un mois pour tuer le président », a-t-il dit à ses hommes estomaqués. Le résultat est accablant.

Sur les clichés qu’ils rapportent, il est clair que François Mitterrand est à la merci de n’importe quel tueur un peu déterminé. Les photos ont été prises en quelques jours. Pour commencer, l’un de leurs hommes, habillé en civil et porteur d’une arme qu’aucun garde du corps du président n’a décelée, a réussi à serrer la main du chef de l’État sept fois dans la même journée. Ensuite, sans être inquiété, un autre gendarme, toujours en civil, a déposé sans difficulté un paquet suspect sous le fauteuil destiné au président. Enfin, sur un cliché, figure l’un des gendarmes, la main sous son aisselle gauche, là où il porte en holster son 357 Magnum, debout, juste à côté du chef de l’État qui déjeune tranquillement au Vieux Morvan, à Château-Chinon. Les gaillards du GIGN n’ont eu qu’à pister le président en lisant la presse. Personne ne s’est étonné de leur présence. Personne ne leur a barré la route. Voilà le genre de démonstration dont raffole Grossouvre. Lorsqu’il entre dans le bureau de Mitterrand, sa liasse de photos sous le bras, il n’a pas longtemps à plaider pour l’emporter.

Le commandant est du genre fidèle et Grossouvre est l’homme qui l’a fait entrer à l’Élysée. Le gendarme a donc rendu compte, jour après jour, de la création du groupement de sécurité de la présidence de la République, le GSPR. Il a vite saisi que l’ami du président, s’il n’est pas le grand ordonnateur des services secrets, a conservé son entregent lorsqu’il s’agit de la sécurité du président. Il le soigne donc. Et écoute ses suggestions. Grossouvre n’a recommandé qu’un homme, Jean Orluc, issu de la direction centrale des Renseignements généraux, dont la candidature a été acceptée malgré une ancienne proximité avec le SAC. C’est un homme apprécié pour sa capacité à collecter des informations croustillantes, ce qui lui a valu son surnom de « Potins de la Commère ». Lui préfère qu’on le surnomme de l’antique nom d’« Achille ». Pour le reste, Prouteau a recruté lui-même ses hommes. Trente super-gendarmes, issus du GIGN, de la police et des RG. Il a choisi pour adjoints Alain Le Caro et le capitaine Paul Barril, ce gaillard aux yeux clairs qui zozote mais tire avec une précision et une rapidité redoutables. Grossouvre, lui-même excellent tireur, a admiré lui aussi ses exploits : « Mon petit Paul, il faudra que nous nous mesurions sur cible… » Et il en est enchanté. Le Cardinal a trouvé ses mousquetaires. Les conseillers de l’Élysée peuvent bien le contourner, il conserve un pouvoir indéniable s’il garde la main sur cette police parallèle.

Mais qui a prévenu Prouteau du secret qu’il aurait à protéger ? Personne. Lorsque le président l’a reçu, il n’a pas dit un mot de Mazarine, mais il a dressé la liste de ses préférences : « Je pense que mes fils sont assez grands pour se protéger eux-mêmes, a-t-il énoncé. Ils ont chacun un policier pour les accompagner, cela suffit. Mais je veux que vous assuriez la sécurité de mes petits-enfants et de leurs mères. Et que vous me teniez informé des conditions de sécurité de ma sœur et de mon frère. » Bien. « Et pour Madame ? » a osé Prouteau. « Mon épouse est habituée aux policiers du service des voyages officiels. Elle ne souhaite aucun changement. Pour le reste, voyez avec Rousselet… »

« Pour le reste… », André Rousselet, pourtant, a botté en touche : « Il y a une chose dont vous devez être informé. C’est très… privé. Allez voir Grossouvre, il vous en dira plus… »

Revoilà donc Prouteau chez Grossouvre. « Bon, voilà, il y a une deuxième famille, énonce l’ami du président. Une petite fille de huit ans et sa maman. Elle s’appelle Mazarine et je suis son parrain. Son père la voit très régulièrement. Je vais prévenir la maman que vous prendrez contact avec elle. » Le commandant, qui croyait pourtant en avoir vu d’autres, est resté soufflé.

François n’est pourtant pas totalement satisfait. Il sait par le commandant qu’Anne et Mazarine se révèlent bien plus difficiles à protéger encore que le président lui-même. Anne s’obstine à circuler à bicyclette dans Paris, la petite accrochée sur un siège, et les gendarmes ont dû chacun s’équiper d’un vélo. À l’école, il a fallu prévenir la directrice, les institutrices mais aussi les parents des petites amies de la fillette. Surtout, il devient très difficile de protéger l’appartement de la rue Jacob, où Mitterrand se rend chaque soir. La rue est étroite. Il n’y a qu’un escalier. En cas d’incident, il serait très difficile d’évacuer.

Grossouvre lui-même a noté que lorsqu’il raccompagne Mitterrand jusqu’à Saint-Germain-des-Prés, dans la voiture présidentielle conduite par le chauffeur Pierre Tourlier, il n’est pas rare qu’ils soient pris dans ces embouteillages qui bloquent fréquemment le quartier. N’importe qui sur le trottoir pourrait alors tirer sur le président. Il a cependant saisi une chose plus importante encore. C’est que cette affaire d’appartement peut encore les rapprocher.