XIX
Le juge Thierry Jean-Pierre attend, sur le quai de la gare de Lyon, le train en provenance de Moulins. Il s’est fait accompagner du colonel Recordon, le patron de la section de recherches de la gendarmerie de Paris. La veille, le magistrat a prévenu François de Grossouvre qu’il souhaitait l’entendre dans les locaux de la gendarmerie parisienne, rue de Béarn. Mais bien sûr, venir chercher l’ancien conseiller du président jusqu’à sa descente de train est le clou humiliant de la mise en scène que le jeune juge a concoctée.
Thierry Jean-Pierre est la bête noire de François Mitterrand. Ce grand garçon mince et blond paraît le poursuivre de ses enquêtes depuis 1990. Membre du Syndicat de la magistrature, Jean-Pierre est classé parmi les plus radicaux des juges de gauche. Mais depuis qu’il a commencé à déballer par le menu, aidé de l’inspecteur de police Antoine Gaudino, le système de financement du parti socialiste par l’intermédiaire des fausses factures d’Urba, il paraît s’être concentré sur la dénonciation des turpitudes de la gauche. Bien sûr, le président fait mine publiquement de s’en moquer. « Je suis le punching-ball national, sourit-il parfois, en général le boxeur se fatigue plus vite que le punching-ball. » Il n’empêche que la chancellerie mène au juge une guerre impitoyable. Malgré le scandale, on lui a retiré l’affaire. Son dessaisissement lui a été signifié à la sortie de sa perquisition du siège parisien d’Urba-Gracco par un magistrat flanqué de l’avocat du parti socialiste. Depuis, Thierry Jean-Pierre paraît s’être encore radicalisé.
Sans s’émouvoir devant les rappels à l’ordre de sa hiérarchie et les règles de procédure, il a décidé de s’intéresser à nouveau aux affaires de Roger-Patrice Pelat. La mort de l’ami du président aurait dû lui interdire de poursuivre ses investigations, mais il s’est entêté. Il fouille partout. Rien ne l’arrête. Il est allé jusqu’à se faire transmettre la déclaration de succession de l’ancien homme d’affaires. À la banque Hottinguer, on lui a remis copie de tous les chèques supérieurs à 1 million émis par Pelat depuis 1982. Visiblement, le magistrat savait ce qu’il cherchait. Il a trouvé un chèque d’un montant de 1 million, émis le 18 septembre 1986, à l’intention du notaire parisien chargé de la vente d’un appartement acquis par Pierre Bérégovoy. Le Premier ministre a dû s’expliquer. Il a effectivement acheté un appartement de 100 mètres carrés, rue des Belles-Feuilles, dans le XVIe arrondissement, pour un prix de 2 475 000 francs. Réglé à l’aide de trois prêts : l’un de la BNP, le deuxième de l’Assemblée nationale et le troisième de Roger-Patrice Pelat.
La gauche était déjà dans un piètre état. L’affaire du prêt à Pierre Bérégovoy a accéléré sa déroute. En mars 1993, lors des législatives, elle s’est effondrée. Le 1er mai, blessé à mort par les soupçons qui pesaient sur lui, l’ancien Premier ministre s’est suicidé dans sa ville de Nevers en se tirant une balle dans la tête. C’est aussi à Thierry Jean-Pierre qu’a clairement pensé François Mitterrand en prononçant sa curieuse homélie sur la tombe de Bérégovoy, dans le cimetière de Nevers : « Son action m’autorise à redire aujourd’hui la capacité de l’homme d’État, l’honnêteté du citoyen qui a préféré mourir plutôt que de souffrir l’affront du doute. Toutes les explications du monde ne justifieront pas qu’on ait pu livrer aux chiens l’honneur d’un homme et, finalement, sa vie, au prix d’un double manquement de ses accusateurs aux lois fondamentales de notre République, celles qui protègent la dignité et la liberté de chacun d’entre nous. »
Depuis la mort de son ancien Premier ministre, le président conserve sur son bureau ce discours annoté de sa main. « Les chiens », dans son esprit, ce sont évidemment la presse mais aussi le juge.
Thierry Jean-Pierre lui, n’a pas désarmé pour autant. Au cours de ses investigations, il est aussi tombé sur une affaire de construction d’un complexe touristique à Pyongyang dans laquelle Pelat aurait touché un pot-de-vin de 25 millions de francs. C’est François de Grossouvre qui, en 1982, a lancé l’idée de ces infrastructures hôtelières. Il est au courant de l’affaire du pot-de-vin. Elle a même été le premier grief d’une longue liste contre Pelat énoncée depuis longtemps devant François Mitterrand. Mais qu’aujourd’hui, un juge lui donne cet humiliant rendez-vous à cause de l’homme qu’il exècre le plus, voilà qui le rend fou. Car même mort, c’est Pelat, il le sait bien, que Mitterrand continue de regretter.
Lorsqu’il a su que le magistrat voulait l’entendre, Grossouvre a téléphoné à Jean Montaldo en sanglotant : « Pourquoi me traiter comme un voleur de poules ! » Il a appelé Jacques Vergés aussi. Il connaît l’avocat depuis qu’ils se sont croisés au Gabon, en août 1990, lors du remariage d’Omar Bongo avec la fille du président congolais Denis Sassou-Nguesso. Vergés n’avait pas eu le temps de téléphoner à Thierry Jean-Pierre que celui-ci attendait déjà Grossouvre sur le quai de la gare.
François devant un juge, c’est le même flot de paroles qu’à l’habitude. Il se défend tout en enfonçant Pelat. Au bout de deux heures d’interrogatoire, il a conduit le magistrat à son domicile afin qu’il lise ses agendas et voie ainsi confirmées les dates de ses déplacements en Corée. Quai Branly ! À deux pas du Conseil supérieur de la magistrature qui surveille pas à pas les investigations du magistrat. Quai Branly, juste au-dessus d’Anne et de Mazarine ! C’est un peu comme si le juge honni par les socialistes pénétrait à l’Élysée.
Et voilà Grossouvre qui s’égare. En même temps qu’il exprime sa haine pour Pelat, il dénonce en vrac ceux qu’il tient pour des corrompus et qui gravitent autour du président. C’est un fatras d’accusations, dans lesquels défilent les anciens collaborateurs et les nouveaux amis, les conseillers et les courtisans, Gilles Ménage, ce « mauvais génie du président » qui n’a cessé de vouloir écarter Grossouvre et que le chef de l’État a propulsé à la direction d’EDF. Pierre Bergé, le patron d’Yves Saint Laurent, fervent soutien de Raymond Barre, autrefois, qui finance maintenant un magazine qui dresse chaque semaine le panégyrique du président. Et bien sûr, Jean-Christophe Mitterrand, ses plaisirs et ses boîtes de nuit. « Lorsque je monte l’escalier, le matin, assure Grossouvre, j’ai la nausée… »
Il faut imaginer la scène. Ce juge blond et sévère débordé par la véhémence de son témoin. C’est cocasse. Mais Jean-Pierre ne comprend pas : pourquoi Grossouvre s’obstine-t-il à dénoncer les amis de Mitterrand au risque d’atteindre le chef de l’État lui-même, tout en continuant à présider les chasses présidentielles et à vivre dans l’un des plus beaux appartements du quai Branly ? Après sa séance avec François, le jeune magistrat a rappelé Jacques Vergés. Il le connaît depuis l’enfance, lorsque ses parents enseignaient encore dans l’île de la Réunion où les Vergés sont des figures. Et l’avocat a proposé la dernière chose à laquelle il s’attendait : un déjeuner avec Grossouvre…
Vergés a réservé chez Lasserre. On peut y louer un salon discret et la cuisine y est de haute tenue. Ce n’est pourtant pas l’avocat qui a proposé ce restaurant étoilé, réputé pour son étonnant toit ouvrant et son « pigeon André Malraux », mais François de Grossouvre lui-même. « Ainsi, nous ne serons pas très loin de l’Élysée… », a-t-il expliqué. Vergés a goûté la suggestion en amateur : quelle merveilleuse provocation que de se réunir là, si près du Palais où règne François Mitterrand.
De fait, la grille du Coq se dresse à moins de trois cents mètres…
À 13 heures, l’avocat est donc arrivé. Puis Grossouvre, avec sa canne-épée de gentilhomme. Le troisième convive a poussé plus timidement la porte. Le juge Thierry Jean-Pierre n’avait jamais mis les pieds dans ce restaurant du pouvoir. Mais l’ami du président a promis au magistrat « je peux vous aider » et le juge n’a pas pu résister.
Maintenant qu’ils sont là, autour de la table, Grossouvre suggère au juge de consulter ses propres archives, classées dans son château de Lusigny. Il y trouvera les documents constitutifs de la SCI Lourdanaud, qui a réglé l’achat d’une maison à Gordes, dans le Lubéron. Il y trouvera aussi la preuve que Pelat a versé 270 000 francs à la gérante de la même SCI. Cette gérante n’est autre qu’Anne Pingeot, dont Grossouvre explique tranquillement qu’elle est la maîtresse du président de la République.
Faut-il qu’il soit devenu fou pour éventer ainsi le secret du président ? Mais plus rien ne semble pouvoir l’arrêter. Il est prêt, assure-t-il, à répondre officiellement à toutes les questions que l’on voudra bien lui poser sur la SCI.
Quelques semaines plus tard, le voici à nouveau convoqué très officiellement dans les bureaux de Thierry Jean-Pierre. Sur sa propre vie, Grossouvre a servi au juge une fable que l’autre n’a pas cherché à vérifier. « Je vis quai Branly avec ma gouvernante », a-t-il aimablement expliqué. Mais lorsque le juge l’interroge une fois de plus sur cette SCI qui l’intrigue, il parle longuement sur procès-verbal : « Il y a plus de vingt-cinq ans, dit-il, François Mitterrand m’a dit qu’il avait trouvé une maison en mauvais état à Gordes et m’a proposé de l’acheter avec lui, ce que j’ai accepté. Plus tard, une SCI a été créée et j’y ai apporté ma quote-part, qu’ensuite j’ai cédée à la société, n’ayant conservé qu’une seule part… » Depuis qu’il enquête sur l’entourage du président de la République, c’est la première fois que le juge dispose d’une source aussi volontiers coopérative.
Il n’en disposera pas très longtemps. En apprenant la teneur de la déposition de Grossouvre, François Mitterrand est entré dans une colère froide. Le juge Jean-Pierre exerçait au Mans, il est muté à Paris, une de ces mutations promotions par lesquelles on se débarrasse des magistrats trop entreprenants. Puisqu’il veut jouer les Monsieur Propre, on lui confiera une mission contre le blanchiment de l’argent sale. À l’Élysée, on ne sait que trop bien que ce genre de mission se perd dans les limbes du pouvoir. Mais le président a convoqué Grossouvre. Leur échange est violent, plein d’éclats de voix, de provocations, de fureur folle.
« Comment avez-vous pu lui parler ! Vous savez bien qu’il s’agit d’un ennemi !
— Je suis bien obligé de me plier à la justice. Je trouve en plus le juge Jean-Pierre très sympathique…
— Vous ne devez pas conserver des archives de la présidence ! Vous allez rapporter ici vos papiers et les confier à Michel Charasse. Ils seront plus en sûreté dans un coffre de l’Élysée !
— Il n’en est pas question ! Vous êtes entouré de bandits !
— Vous ne pouvez pas dire cela…
— Non seulement je peux le dire, mais je peux le prouver !
— Je vous l’interdis ! »
Une menace. Un ordre. Grossouvre est parti du bureau présidentiel en claquant la porte. Et ce bruit sec résonne à l’Élysée comme la fin brutale de leur amitié.