XVII
Le 10 mai 1986, Grossouvre est venu célébrer, comme chaque année, l’anniversaire de l’élection du président. Un de ces dîners d’anniversaire, dans les salons de l’Élysée, où les vieux de la vieille du mitterrandisme côtoient les nouveaux élus dans le cercle. On se presse, on s’embrasse, on se flatte d’être parmi les fidèles et on plaint le chef de l’État de devoir faire face, chaque semaine, à la droite.
Depuis deux mois que la coalition RPR-UDF a gagné les élections législatives et investi Matignon, il n’est pas un compagnon du président qui n’évoque Jacques Chirac et son gouvernement comme s’il s’agissait d’usurpateurs. Le premier conseil des ministres de cohabitation s’est déroulé dans une atmosphère glaciale. Chirac était arrivé avec ses trente-huit ministres, souvent les plus acharnés adversaires de Mitterrand. Ils n’ont pas échangé avec ce président hiératique la moindre poignée de main ni le plus petit mot de bienvenue, se sentant pour finir aussi malvenus que des intrus. « Cela a été atroce », a soufflé le chef de l’Etat en sortant. Les jours suivants, il a emmené François de Grossouvre et Roger-Patrice Pelat pour une longue promenade dans Paris. « Je ne m’imaginais pas que tout ça serait si lourd à supporter. Je n’en peux déjà plus… »
Mais Grossouvre, lui, juge que ce nouveau gouvernement ne se débrouille pas si mal que cela. Il a toujours été plus mitterrandien que socialiste. En chef d’entreprise, il a regardé s’accomplir sans enthousiasme le programme de nationalisation dont l’ampleur a grevé les finances publiques et assiste sans le moindre effroi aux privatisations engagées par le nouveau ministre de l’Économie Édouard Balladur. Lors des chasses de Marly, Rambouillet ou Chambord, les parlementaires de droite sont bien reçus. Surtout, il apprécie la courtoisie avec laquelle on l’écoute à nouveau place Beauvau.
Aux côtés de Charles Pasqua, Grossouvre a en effet retrouvé un ami, Jean-Charles Marchiani. Originaire du Boziu, une région montagneuse du nord de la Corse, Marchiani, né dans une famille modeste, est bien plus jeune que Grossouvre. Mais il vient du SDECE, affectionne comme lui l’ombre et les services secrets. Les deux hommes se sont rencontrés pour la première fois un peu avant mai 1981, par l’intermédiaire de Marie-France Garaud et Pierre Juillet. Ils ont une vision semblable du pouvoir, préférant miser sur l’influence plutôt que battre les estrades. Leurs références historiques sont proches. Marchiani sait que Grossouvre a plaidé en 1982 auprès du président la réintégration dans l’armée des généraux putschistes d’Algérie qui avaient sa faveur. Leur univers favori est celui des sous-entendus, des réseaux hors norme et des paiements en liquide. Lorsqu’on s’étonne qu’ils se fréquentent, ils lâchent pourtant la même explication à leur estime réciproque : « Nous aimons une certaine France. Nous sommes des nationaux. »
Depuis que la droite est arrivée au pouvoir, Marchiani s’acharne à obtenir la libération des otages français au Liban dont chaque soir les chaînes de télévision égrènent les noms : Marcel Carton, Marcel Fontaine, Jean-Paul Kauffmann et Michel Seurat, auxquels sont venus s’adjoindre des journalistes d’Antenne 2 venus filmer une manifestation du Hezbollah. À l’Élysée, plus personne ne paraît attacher d’importance aux relations de Grossouvre au Liban. Marchiani, si. Muni de faux papiers, le conseiller de Charles Pasqua multiplie les allers et retours au Proche-Orient, activant ses réseaux où se côtoient barbouzes, hommes d’affaires respectables et intermédiaires véreux. Et écoute les analyses de Grossouvre.
Il n’est pas tout à fait le seul. À Matignon, comme dans l’entourage de Charles Pasqua, la droite observe avec attention cette cour mitterrandienne dont elle ignore encore les subtilités. Et Grossouvre fait indéniablement figure d’objet de curiosité. Didier Schuller, proche du ministre de l’Intérieur, franc-maçon et membre de la Grande Loge nationale française, anime au ministère de l’Équipement une cellule chargée d’aider l’implantation d’entreprises françaises au Moyen-Orient. Au Liban, il a rencontré Grossouvre. Il rapporte le trouble de l’ami du président et ses critiques contre l’instauration du scrutin proportionnel, qui a permis l’entrée de trente-cinq députés du Front national à l’Assemblée. Il l’a aussi entendu fustiger le recasage des fidèles du chef de l’État dans l’administration française. Au Conseil d’État ont atterri d’anciens conseillers des cabinets socialistes. À la Cour des comptes, c’est Christian Pallot, le gendre des propriétaires du Vieux Morvan, cette auberge de Château-Chinon où François Mitterrand a passé tant de nuits avant de devenir président, qui vient d’être nommé. Puis, Léo Grézard, député socialiste de l’Yonne, pourtant médecin, mais qui s’est effacé à la demande du président pour laisser sa circonscription à un ancien ministre. Le député Henry Delisle, enseignant, qui a fait le même sacrifice, se retrouve inspecteur général de l’Agriculture. Claude Gubler, le médecin personnel du président, est bombardé inspecteur général de la Sécurité sociale. Sa nièce, Marie-Pierre Landry, est inspectrice générale de l’administration au ministère de la Culture. Grossouvre, surtout, a vu arriver au comité des chasses présidentielles une série de personnalités du Lubéron dont l’unique point commun est d’être dans le secret de la seconde vie que mènent François Mitterrand et Anne Pingeot dans leur maison de Gordes. Ces placements politiques dans l’appareil d’État sont un classique du genre, mais dans la bouche de l’ami du président, ils deviennent la preuve des dérives d’un pouvoir dont la dénonciation surprend la droite.
Bien sûr, Matignon en joue avec ravissement. Un soir, Michel Roussin, le chef de cabinet du Premier ministre Jacques Chirac, prend à part dans un dîner son homologue de l’Élysée, Jean Glavany. « Je suis très ennuyé, confie Roussin, j’ai reçu une note des services secrets de la part de François de Grossouvre… Que dois-je faire ? » Glavany, stupéfait, se voit obligé de rétorquer prudemment : « Écoutez, si j’étais vous, je m’en tiendrais à la procédure que nous avons établie dans la cohabitation : tous les appels de l’Élysée passent par le directeur de cabinet ou alors sur son autorisation. » L’autre insiste : « Je ne peux tout de même pas raccrocher au nez d’un conseiller de l’Élysée : il m’appelle personnellement, vous savez… » Comment dire plus clairement qu’on dispose d’un lien au cœur même du camp adverse ?
À l’Élysée, on ne sait plus trop comment gérer la liberté de l’ami du président. François Mitterrand laisse pourtant faire. Depuis qu’il a reçu les écoutes téléphoniques de son ancien conseiller, sans doute sa confiance s’est-elle émoussée. Mais il pense encore que l’amertume de son ami est d’abord l’effet de la jalousie et vise bien plus son entourage que lui-même. Il n’a pas tort.
Chaque fois qu’il le retrouve, Grossouvre ne peut s’empêcher de le conjurer de se méfier de celui-ci qui le trompe, de celui-là qui le vole. L’ami d’autrefois, l’aristocrate qui riait avec légèreté des femmes, s’est mis à haïr ceux qui ont provoqué sa disgrâce. Il déteste l’arrogance de Gilles Ménage, ce directeur de cabinet qui multiplie les notes pour conjurer le président de le chasser hors de l’Élysée. Il fustige la médiocrité de Jean-Christophe Mitterrand, le propre fils du président. Le mépris de Pierre Joxe. La vulgarité tranquille de Pelat. Les nouveaux courtisans qui se pressent autour du président. L’avocat Georges Kiejman et l’homme d’affaires Pierre Bergé sont ses nouvelles détestations depuis que Danielle Mitterrand les a introduits dans l’intimité familiale. Bernard Tapie est son nouvel objet de dégoût depuis que François Mitterrand fait l’apologie de ce chef d’entreprise hâbleur. Mitterrand l’écoute sans l’entendre. Et se contente de répondre tranquillement : « Je sais où commence et où finit le conseil désintéressé. Je sais où commence la flatterie qui, elle, ne finit nulle part. »
Est-ce si vrai ? Après ses premiers moments d’inquiétude, le président a entrepris de déstabiliser cette droite qu’il hait et à laquelle il refuse de céder la place. En 1987, il est déjà remonté dans les sondages. Il va falloir se décider pour la prochaine élection présidentielle qui approche. L’homme hésite. Le politique non. À son âge, il voudrait pouvoir profiter un peu de la vie. Mais face à Chirac, il se sent encore de l’appétit. Et puis, il veut devenir le recordman de la Ve République. De Gaulle a accompli deux mandats, mais il n’a pas été deux fois élu au suffrage universel.
Autour de François Mitterrand, rares sont les socialistes, les amis, les affidés qui ne l’engagent pas à se représenter. Tous, par admiration, conviction politique, autant que par intérêt personnel, poussent le président à une nouvelle candidature. Pas Grossouvre.
Depuis des semaines, maintenant, le vieil ami du président n’en finit pas d’énoncer devant Mitterrand les raisons qui doivent le pousser à renoncer au pouvoir. « Le premier mandat est toujours celui de l’idéal et des succès », plaide-t-il. « Le deuxième est celui de l’installation et des désillusions. » Belle clairvoyance politique. Mais maladresse psychologique insigne : peut-on dire au roi de se démettre de son pouvoir ? Mitterrand, devant ses favoris, joue avec cette idée comme une jolie fille se jugeant laide devant ses soupirants afin qu’ils l’assurent du contraire. Il aimerait, dit-il, pouvoir à nouveau flâner, lire, écrire. Lors du dîner du 10 mai 1987, où Grossouvre se retrouvait parmi le ban et l’arrière-ban des invités du président, il a joué la fausse abnégation : « Mon rêve, voyez-vous, ce serait de me retirer et de laisser à ma place un président socialiste. Mais c’est un rêve… » Lors de son pèlerinage annuel à Solutré, le 18 mai, même jeu. « Il faudra bien, un jour ou l’autre, apprendre à se passer de moi. Je n’ai jamais inscrit dans ma tête qu’il me faudrait être une deuxième fois président de la République. Il ne faut pas s’incruster. Il faut laisser un peu de souplesse à la vie. Quatorze ans, c’est trop… »
Évidemment, il attend qu’on se récrie. Qu’on jure qu’aucun successeur ne lui arrivera à la cheville. Seul Grossouvre acquiesce toujours. Se peut-il qu’il croie vraiment que Mitterrand renonce au pouvoir ? Se peut-il qu’il l’imagine laissant Chirac et, pis encore, Michel Rocard concourir seuls, face à face, à la présidentielle ? « Anne souhaite retrouver la tranquillité », assure François aux vieux mitterrandistes. Comme si c’était un argument suffisant ! Comme si Mitterrand n’avait pas toujours imposé sa propre volonté, aux hommes comme aux femmes.
Grossouvre a une autre certitude. À l’été 87, Gilbert Mitterrand et ses deux filles, Pascale, neuf ans, et Justine six ans, les petites-filles du président, ont été victimes d’un grave accident sur une petite route de Catalogne. La conductrice espagnole de la voiture qui les a percutés a été tuée sur le coup et les petites filles du président sérieusement blessée. Justine, surtout, est dans un état grave. François et Danielle Mitterrand ont passé tout le mois d’août avec leur fils et Pascale, au château de Rambouillet, à attendre des nouvelles puis à couver la convalescence de la fillette.
François n’ignore pas que son ami a reconsidéré, depuis l’accident, ses priorités dans la vie et s’est plongé dans une réflexion sur la mort.
Il néglige cependant un dernier paramètre. Si le président s’est inquiété pour sa petite-fille, il nourrit la folle certitude, pour sa part, d’être sorti des statistiques qui condamnent normalement à terme les victimes du cancer de la prostate. Depuis 1985, il se considère comme guéri et autour de lui, personne ne croit qu’il puisse avoir été malade. S’il réclamait un avis à ses médecins, le docteur Claude Gübler et le professeur Adolphe Steg qui le suivent depuis 1981, ceux-là lui diraient sans doute qu’avoir terminé son mandat est déjà un miracle. Et que se lancer dans un second septennat est plus qu’hasardeux. Mais les rois ne peuvent pas mourir. François Mitterrand atteint les soixante et onze ans. Son père est mort à soixante-douze ans. Il croit maintenant intimement que son maintien au pouvoir est l’une des conditions de sa survie.
Lors des vacances de Noël 1987, il part avec Anne et les Badinter en Égypte. On a prévu d’escalader le mont Sinaï au petit matin. Il a tergiversé tout l’automne. Là-haut, alors que chacun regarde le lever du soleil, il s’isole un moment. En redescendant, alors que les amis demandent à Badinter : « Alors, qu’avez-vous fait ? », l’ancien ministre de la Justice, fine mouche, répond : « Rien, mais je sais qu’il va se représenter. » La campagne électorale passe comme l’éclair et la victoire est écrasante.
Comment comprendre l’ambivalence de Grossouvre ? Ces derniers mois ont été difficiles. Chez Dassault, il a déçu. On attendait que le « conseiller international des Avions Marcel Dassault » soit un entremetteur pour de gros contrats. Il n’est pas plus influent que les réseaux dont disposait déjà l’avionneur. L’émancipation qu’il espérait se révèle impossible. À l’Élysée, on l’utilise avec toujours plus de parcimonie. Quelques jours avant l’élection présidentielle, alors que Marchiani était en passe d’obtenir la libération des otages, c’est à Grossouvre qu’il a réclamé un rendez-vous avec François Mitterrand. La rencontre a eu lieu un samedi soir, au domicile de l’ami du président, quai Branly. Le chef de l’État a donné son feu vert à l’ensemble des conditions exigées par les Iraniens et notamment le règlement de la dette Eurodif. François n’a fait qu’offrir le décor à ces conversations essentielles.
Même les novices, comme Anne Lauvergeon, ont compris qu’il ne joue plus que les utilités. La jeune femme a été recrutée à l’Élysée pour s’occuper de dossiers économiques internationaux et Grossouvre, bientôt, l’a conviée dans son bureau. Alors qu’elle s’y rendait en courant, ennuyée d’être déjà en retard, François Mitterrand l’a arrêtée dans le couloir : « Où vous précipitez-vous ainsi ?
— Chez François de Grossouvre, qui veut me parler d’un dossier.
— Écoutez, voyez-le, puisqu’il vous l’a demandé. Mais ne lui parlez en aucun cas de votre travail et de rien qui pourrait concerner un sujet de commerce extérieur. »
Lorsqu’on l’a introduite dans le bureau, Grossouvre paraissait terminer au téléphone une conversation avec le président. « Oui, François… D’accord, François… Elle est justement devant moi… Je vais le lui dire… » En raccrochant, il s’est adressé tout sourire à la jeune femme : « J’étais avec le président. Il souhaite que nous travaillions étroitement ensemble. Il y a justement une affaire concernant l’aéronautique, à Taiwan, dont je voudrais vous parler… »
Les conseillers se sont donc mis à faire semblant, sans être dupes du théâtre que Grossouvre continue de jouer.
Avec Nicole, l’hypothèse d’un départ de l’Élysée, d’une nouvelle vie à soi a été envisagée. Un soir, deux soirs, des dizaines de soirs, ils en ont parlé. La jeune femme ne comprend plus l’intérêt pour François de continuer à venir dans ce Palais qu’il paraît haïr. Parfois, lorsqu’elle le surprend à ruminer dans son fauteuil, un traité de balistique à la main resté ouvert à la même page, elle espère qu’il va se résoudre à rompre avec cette existence qui le mine. Elle-même s’est prise à détester Mitterrand, cet homme qui lui vole son amant. Elle sait rivaliser avec une épouse. Elle ne peut se battre contre le président. Grossouvre n’est pas encore prêt à se défaire de cette amitié qui le consume. À rompre avec cette dépendance matérielle autant qu’affective. Chaque soir, il rentre chez lui avec son amertume. Et la ramène chaque matin jusqu’au Palais.