VIII
En arrivant devant la porte du bureau qu’il s’est choisi, il a trouvé une petite carte de visite accrochée par une punaise au chambranle : celle de Michel Charasse. Il est donc passé avant lui, ce rival à qui il a déjà enlevé Nicole ! Grossouvre s’est pourtant fait indiquer l’endroit avec soin, avant même de pénétrer à l’Élysée. La pièce est celle où régnait discrètement Victor Chapot, l’homme qui, sous Valéry Giscard d’Estaing, était chargé d’assurer la liaison avec les services de renseignements. Chapot a longtemps été le trésorier des campagnes de Giscard et Grossouvre le connaît. D’une certaine façon, il se considère comme son équivalent pour François Mitterrand. Mais il y a cette petite carte épinglée sur la porte de son futur royaume.
Dans la fièvre de la campagne, on pouvait encore damer le pion à toute cette jeune génération socialiste. Maintenant qu’il faut investir le lieu même du pouvoir, il est indispensable de marquer sa position. Il est l’ami du président. Pas un simple conseiller perdu dans la mêlée. Surtout lorsqu’il faut y coudoyer cet homme vulgaire qui exhibe ses bretelles. La gauche peut bien investir dans une cohue désordonnée les couloirs, l’aristocrate a gardé le sens des hiérarchies. Charasse doit donc plier.
Il a suffi d’un mot pour que l’affaire soit tranchée en sa faveur. Le président a désigné sans faiblir le nom du perdant et la petite carte sacrilège a été arrachée aussitôt. Charasse ira s’installer dans un bureau plus loin, à côté de celui du secrétaire général adjoint Jacques Fournier.
Grossouvre à l’Élysée, c’est d’abord une longue liste d’exigences. Cet homme est un jaloux. Il veut toujours qu’on le distingue. Mais on n’a pas l’impression d’exister, dans un palais. Si l’on n’y prend garde, la Cour vous absorbe dans ce ventre doré qui tue les individus. Il s’agit d’obtenir les marques que l’on donne aux favoris.
Au Journal officiel, il a donc subtilement préféré aux titres ronflants le flou réservé aux proches conseillers de l’ombre : « chargé de mission auprès du Président de la République ». Autant dire, a-t-il aussitôt aimablement décrypté pour les novices, en charge des services secrets. Dès les premières semaines, l’ami du président a réclamé que les murs de son bureau soient capitonnés. Les travaux ont pris plusieurs jours, mais monsieur le conseiller peut recevoir ses invités sans que personne risque d’entendre les secrets qu’ils ont à lui confier.
Outre le bureau, dans l’aile ouest du Château, il s’est fait attribuer une voiture avec chauffeur, comme aux conseillers de toute première importance. Les autres doivent se contenter des voitures de permanence. Il a fallu ensuite lui attribuer un garde du corps. Personne à la présidence, hormis le chef de l’État lui-même, ne bénéficie de protection particulière. Pas même le secrétaire général de l’Élysée. Grossouvre a insisté, cependant. Demande accordée.
Il a aussi exigé un port d’arme personnel. Il connaît Charles Hernu depuis les années 60. C’est lui qui a financé ses premières campagnes dans le Rhône. Hernu est maintenant ministre de la Défense et les ports d’armes relèvent de sa compétence. « Mon petit Charles, je vous assure, cela m’est indispensable… Vous savez quel est mon rôle… Ceux que je dois voir pour le Président… » Il est chasseur et excellent tireur. Port d’arme accordé.
Les secrétaires, maintenant. Quoi, les secrétaires ? Monsieur le conseiller ne veut pas puiser dans le vivier de l’Élysée. Il veut des secrétaires venues du ministère des Armées. Elles seules sont habilitées au secret défense. Et comme monsieur le conseiller est colérique et s’emporte facilement, il faut qu’il puisse en changer souvent. « Mon petit Charles » envoie encore des secrétaires.
Dans l’atmosphère exaltée des débuts socialistes à l’Élysée, ses exigences impressionnent. Grossouvre appartient à ce passé de François Mitterrand devant lequel les jeunes loups s’inclinent sans trop chercher à gratter. Et son allure tranche tellement avec celle des conseillers barbus, chevelus qui glissent sur les tapis, encore surpris que les gardes républicains les saluent à chaque passage ! Il est le seul conseiller du président dont les tenues alimentent chaque jour une chronique de mode masculine très nourrie. En demi-saison, il porte un imperméable de cuir noir très années 40, un peu inquiétant. En hiver, le voilà en cape de laine et cachemire. Ses costumes, le plus souvent croisés, sont toujours parfaitement coupés. Les cravates d’un goût exquis. Les pull-overs, lorsqu’il en porte, sont assortis aux chaussettes. Et ces chapeaux ! Il en possède une collection impressionnante. Des feutres et des casquettes, comme le président, avec lequel il va souvent chez Motsch, le grand chapelier de l’époque, avenue George-V, mais aussi des couvre-chefs plus audacieux. Une toque de fourrure, une chapka de loup et, un été, un charmant canotier qui ravit les huissiers qui n’en avaient pas revu depuis Maurice Chevalier.
Il ne suscite pas les bavardages seulement pour ses choix vestimentaires. C’est tout son comportement qui intrigue. Grossouvre n’ignore pas les servitudes du pouvoir. Cet excès de lumières, ces cocktails, ces discours à n’en plus finir, ces flatteries dont on entoure sans cesse le président. Mais il fait mine de les négliger comme des colifichets. Il ne veut pas de la pompe des ministres. Son aspiration à lui est d’être le Jacques Foccart du nouveau pouvoir socialiste. Foccart aimait servir à ses hôtes ce vieux proverbe français : « Secret de deux, secret de Dieu. Secret de trois, secret de tous. » Grossouvre partage les secrets de Mitterrand. Cela peut suffire à son bonheur. Mais il lui faut créer l’atmosphère de l’ombre adéquate au milieu de cette gauche qui s’est affirmée devant le peuple en adepte de la transparence. Quand on le croise, dans les couloirs de l’Élysée, il s’impose donc le silence qui sied aux confidents des rois. Le chuchotement est devenu sa musique préférée.
Ses airs de conspirateur, sa façon de terminer ses phrases sur des points de suspension pleins de sous-entendus, impressionnent bien un peu. Comment ne pas l’être lorsque le chargé de mission dont on dit qu’il est chargé « des problèmes de la sécurité et des dossiers sensibles » vous appelle, sur le téléphone interministériel : « Allô ? Mon petit ? Vous êtes seul ? Écoutez, je dois vous parler de quelque chose… C’est un peu compliqué… Bon, je vous rappellerai… » Mais au bout de quelques mois, les collaborateurs de l’Élysée se sont aperçu qu’ils n’étaient pas les seuls à recevoir ces coups de fils mystérieux, sans suite le plus souvent. Ils en plaisantent un peu. Mais on baisse tout de même la voix lorsqu’on passe devant son antichambre…
Il n’a pourtant pas tout à fait obtenu ce qu’il aurait voulu. Dès son arrivée à l’Élysée, il a brossé devant Mitterrand sa grande idée : la création d’une sorte de Conseil national de sécurité, à l’image de celui dont disposent les Américains, qui contrôlerait l’ensemble des organismes français de renseignements, SDECE, DST et Renseignements généraux. Il allait de soi qu’il en serait le patron. Le président a décliné l’offre : « François, ce n’est pas à soixante-trois ans que l’on entre dans les services de l’État. »
Grossouvre devra s’en contenter. Mais il a de l’influence. Quand, à l’été 1981, François Mitterrand a décidé de renvoyer le patron des services secrets Alexandre de Marenches, coupable d’avoir servi Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing, il a nommé Pierre Marion, dont le nom lui avait été glissé par Charles Hernu et Grossouvre. Marion n’a ni l’expérience de l’armée ni celle des services secrets. Mais il est un franc-maçon comme ses protecteurs. Le jour où Marenches a dû lui transmettre ses pouvoirs, la scène a été terrible. Le patron légendaire des services sous la droite a réuni ses troupes boulevard Mortier, au siège du SDECE. Et, devant un Marion blême de rage, il a fait des adieux cinglants : « Je vous plains d’être tombés en de pareilles mains… » Grossouvre, qui se tenait à trois pas, en a été ulcéré. Mais quelle douce consolation que d’avoir le sentiment de régner !
Au début, dans les couloirs, on l’a affublé d’un surnom facile, Barbichette, traduction élémentaire de son allure de Valois qui amuse cette gauche qui croit, en renvoyant Giscard, avoir mis fin à l’ancien régime. Mais l’entourage présidentiel est cultivé, on le désigne aussi sous le nom de « Morny », ce voluptueux duc, bâtard et demi-frère de Napoléon III. Parfois, il est également surnommé « Cardinal », parce qu’on lui prête une influence sur le roi, et enfin, à cause de ses capes sans doute, « Belphégor ».
Sait-il seulement les commentaires qu’il suscite ? Il s’en flatte. Parmi ses voisins de bureau, il a à peine remarqué l’homme qui sert de plume au président en écrivant chaque jour ses discours les plus divers. Erik Arnoult deviendra célèbre plus tard sous son nom d’écrivain, Erik Orsenna. Celui-là a bien compris que le sel de l’amitié entre le président et Grossouvre, « c’est le mutisme partagé, cette vie souterraine qui double la vie apparente ». Avec Grossouvre, a-t-il saisi, le romanesque est entré dans l’aile ouest de l’Élysée.