XII

Juste après l’élection présidentielle, comme il n’avait pas de logement à Paris – le cagibi de Dumas étant décidément trop petit –, François a réclamé d’habiter dans l’appartement de fonction de l’aile ouest du Palais. Celui-là même dont héritera plus tard Michel Charasse. Mais Grossouvre a l’habitude des grandes demeures et le sens de ce qui convient à son rang. L’endroit est petit et malcommode. Et il est impossible d’y vivre avec Nicole.

Il s’en est ouvert à Rousselet. Et la solution idéale a été trouvée. Il existe, quai Branly, une résidence où sont regroupés les logements de fonction réservés à une partie du personnel de l’Élysée, au secrétaire général, au directeur de cabinet. Deux des plus vastes appartements, dont certaines fenêtres donnent sur le quai, d’autres sur la tour Eiffel, sont encore libres, à disposition du président. Restait à obtenir cette faveur de François Mitterrand. La chose n’a pas été difficile. « Vous savez que je n’ai pas de logis à Paris et qu’il serait mieux que je puisse vivre dans un bâtiment protégé et discret afin que je puisse mieux vous aider », a exposé Grossouvre, un soir en rentrant à pied avec le président. Il n’a pas eu besoin d’aller beaucoup plus loin. Mitterrand n’ignore pas que Grossouvre s’est mis en tête de vivre avec Nicole sans pour autant divorcer d’avec son épouse et qu’il lui faut donc un abri pour sa double vie. Il préfère cela d’ailleurs. Lui qui, tel Don Juan, compte mille et une conquêtes, il ne peut s’empêcher de toujours mettre en garde ses collaborateurs contre les femmes. « Vous ne pouvez pas imaginer comme elles sont attirées, aimantées par le pouvoir. Méfiez-vous ! » Si Grossouvre a une vie affective stable, il n’en sera que plus fiable dans ses fonctions de conseiller.

Le président a donc demandé que soit mis à disposition de son vieil ami l’un des plus beaux et des plus vastes appartements du quai Branly. Une sorte de cadeau prélevé sur les deniers de la République à celui qui l’a largement aidé. Le soir, il n’est pas rare qu’il vienne y dîner, avec Anne. L’endroit est discret. On peut s’y rendre sans être remarqué.

Sous l’appartement qu’occupent François et Nicole, on trouve un logement tout à fait identique. De même surface et d’exposition semblable. André Rousselet pourrait l’occuper, mais il a décliné l’offre. Une idée a cependant germé dans l’esprit de Grossouvre.

Depuis l’élection de son ami, il a gagné le soir un privilège qui se transforme parfois en corvée. Vers 19 heures, lorsque les deux François partent ensemble, leurs promenades ont presque toujours un but, jamais évoqué entre eux, mais implicitement accepté : la rue Jacob, où vivent Anne et Mazarine. Mitterrand, obsédé à l’idée que l’on puisse découvrir l’existence de sa deuxième famille, a jugé plus prudent de s’y faire chaque fois accompagner. Et Grossouvre, sans l’avoir voulu, a fini par accepter de servir de couverture, comme une contrepartie à ces moments d’intimité partagée. Il a fini par se lasser, cependant, d’être obligé chaque fois de monter l’escalier d’Anne Pingeot, d’attendre quelques minutes sur le palier, avant de redescendre retrouver son chauffeur. À plusieurs reprises, en sortant, il est tombé nez à nez avec de vieilles connaissances venues dîner aux Assassins, le restaurant voisin. Un ami, qui loge à trois pas, a fini par repérer son manège et croire qu’il y avait une maîtresse. C’est humiliant, à la fin.

Rue Jacob, une petite chambre, juste au-dessus de l’appartement d’Anne Pingeot, a été aménagée tout exprès pour les gendarmes du GSPR qui y passent la nuit. Une ligne téléphonique la relie au logement d’Anne. Mais l’endroit est vraiment difficile à protéger. À deux pas, le Café de Flore est bien trop fréquenté par les journalistes et l’intelligentsia, fût-elle de gauche, pour ne pas risquer que le secret présidentiel soit un jour éventé. Si Anne et Mazarine doivent déménager pour leur sécurité…

Un soir, Grossouvre a donc amené le sujet sur le tapis. Oh, il procède avec habileté. « François, vous savez bien qu’elles ne peuvent pas rester dans leur appartement de la rue Jacob. Il est impossible de les protéger correctement », assure-t-il pour commencer. Dans cette petite entreprise, il a pris soin d’impliquer Laurence Soudet, veuve de l’ancien chef de cabinet de François Mitterrand sous la IVe République. Habituellement, cette petite femme d’une extrême maigreur est sa rivale. Depuis la naissance de Mazarine, c’est elle qui joue l’indispensable accompagnatrice d’Anne Pingeot dans sa vie de femme de l’ombre. Elle qui protège et console. Elle aussi qui a trouvé la maison de Gordes où elle-même possède une charmante bâtisse en pierre. Dans cette affaire, Grossouvre a cependant pensé qu’elle pourrait être une alliée. On la consulte donc. Laurence, qui s’est remariée avec René Thomas que Mitterrand a nommé patron de la BNP nouvellement nationalisée, habite à Neuilly. Elle plaide pour l’achat d’un appartement dans le XVIe arrondissement, dont elle vante la tranquillité. François, en l’entendant, a ressenti le pincement de la jalousie lui étreindre le cœur. Mais c’est loin, pense le président. Et Anne, qui ne jure que par le Quartier latin, détestera à coup sûr.

Grossouvre évoque alors sa proposition la plus audacieuse : pourquoi ne pas loger sa filleule et sa mère dans l’un des appartements de fonction du quai Branly ? Quoi, sous le regard des personnels de l’Élysée ? Au cœur même de l’appareil d’État ? Oui, justement. L’appartement se trouvant sous le sien est libre. Pour donner un gage à sa rivale, il suggère même que le logement soit mis au nom de Laurence Soudet. Ainsi, personne ne s’interrogerait. L’amie indispensable d’Anne pourrait continuer d’habiter Neuilly et le président rendre visite à Mazarine quand bon lui semble, tous les soirs s’il le veut. Il paraîtra venir voir son vieil ami Grossouvre.

François Mitterrand a levé un sourcil. « L’appartement est vaste ? » Cinq pièces, plus de 250 mètres carrés. Puis il a plaisanté : « Au premier étage ? Vous savez, François, qu’à partir de 60 ans on ne doit plus fréquenter de femme habitant au cinquième sans ascenseur… » Enfin, il a noté, énigmatique : « Évidemment, ce n’est pas trop loin du futur musée d’Orsay… » Laurence Soudet et Grossouvre ont compris que c’était gagné. Anne, conservatrice et spécialiste de la sculpture du XIXe siècle, surveille avec enthousiasme l’aménagement de ce musée voulu par Valéry Giscard d’Estaing. Dès son arrivée à l’Élysée, François Mitterrand a d’ailleurs ordonné que l’on poursuive les travaux engagés par son prédécesseur. Le musée doit ouvrir en 1986. Il sait que la jeune conservatrice rêve d’y travailler.

Est-ce cela qui a emporté la décision d’Anne Pingeot ? La jeune femme regimbe à quitter son cher quartier de Saint-Germain-des-Prés. Elle est allée visiter le quai Branly, en compagnie du président, et a jugé l’endroit affreusement classique et froid, à côté de son petit logis de la rue Jacob. Mais on engage des travaux afin d’égayer un peu l’appartement. Laurence Soudet s’est improvisée chef de chantier autant que décoratrice. François de Grossouvre a supervisé le sondage des murs et des portes afin que l’on soit sûr qu’il ne s’y cache pas quelques micros. Un jour, un conseiller qui part du quai Branly pour rejoindre l’Élysée s’étonne de le voir ainsi fureter parmi les ouvriers. « Mais que fait-il exactement ? » demande-t-il à Michel Charasse dans un couloir de l’Élysée. L’autre répond d’un haussement d’épaules : « Tu sais bien qu’il est obsédé par la sécurité. »

Au printemps 1983, tout est prêt. Anne et Mazarine emménagent. Quai Branly, qu’elles n’appellent jamais entre elles que « l’Alma », le petit monde des collaborateurs de l’Élysée eut tôt fait de comprendre qui elles étaient. Mazarine joue à l’élastique dans la cour, sous le regard de deux gendarmes, et les enfants de Jean Glavany qui l’entourent ont vite saisi qui est le père de « Zaza ». La fillette ne s’en cache pas vraiment d’ailleurs. Elle a seulement appris en grandissant qu’il était inutile de dire qu’elle est la fille du président. Plus jeune, elle a eu l’imprudence, un jour, de s’en vanter à l’école. La directrice a cru qu’elle devenait folle et a convoqué sa mère pour s’en inquiéter. Depuis, elle imite en tout point l’attitude de son père qui, lorsqu’il croise avec elle l’un de ses conseillers, s’abstient de faire les présentations. « Bouche cousue », écrira-t-elle plus tard.

François continue de veiller sur sa filleule en parrain attentif. Maintenant qu’elle est sa voisine, il n’est pas rare qu’il vienne lui-même la chercher à l’école. Qu’il parle à ses petites amies. Cet homme adore les enfants et Mazarine est charmante, avec ses boucles brunes et le regard séduisant de son père. Le soir, lorsque Anne rentre plus tard, il descend paternellement jeter un coup d’œil aux devoirs accomplis sous la direction de la nounou. Dans l’escalier, lorsqu’elles se croisent, Anne et Nicole s’embrassent. On dîne parfois chez les uns, chez les autres.

On ne se côtoie pas trop souvent, cependant. Car la compagne du président, habituée à la discrétion, n’apprécie pas toujours ce voisinage forcé. Elle a repéré ce regard jaloux qui échappe à François lorsque Mitterrand le salue rapidement pour la rejoindre. À Lusigny, elle a toujours disposé du confort nécessaire et Mazarine est enchantée de son parrain. Mais Anne est lasse de ne jamais jouir de la tranquillité d’une intimité familiale. Le déménagement quai Branly est resté comme une contrainte pénible, elle qui goûtait sa vie de bourgeoise bohème à Saint-Germain-des-Prés. Elle n’aime pas être surveillée, craint sans cesse d’être photographiée. Cette femme discrète se résigne aux facilités que procure le pouvoir mais elle aspire plus que tout à l’incognito.

François Mitterrand l’a senti, sans doute. Puisqu’il a transformé, sans qu’elle le veuille, sa vie quotidienne, il tient à agrémenter ses loisirs. Le directeur de cabinet André Rousselet a donc été chargé de « trouver un endroit où le Président se sente chez lui le week-end ». Et il s’est mis en quête, en compagnie de son adjoint Gilles Ménage. Les deux hommes ont fait pendant des mois le tour des quelque trente résidences et domaines de la République. Visité châteaux et manoirs. Étudié la discrétion et la commodité des lieux. Ils ont rejeté le fort de Brégançon, imposante bâtisse sur la Méditerranée, mais si éloignée de la capitale. Versailles ? Trop monarchique pour un président socialiste. Marly et Rambouillet sont trop exposés aux regards. Il serait d’ailleurs impossible de fermer le parc de Rambouillet au public sans faire scandale. Après de longues recherches, ils ont fini par dénicher le bijou idéal, à Souzy-la-Briche, dans l’Essonne, à moins d’une heure au sud de Paris.

C’est un petit château datant de la Restauration, légué dans les années 70 par un banquier, Jean-Jacques Simon, et son épouse. Le couple n’a assigné qu’une seule obligation à la présidence de la République, heureuse légataire : entretenir leurs sépultures et celle de leur chien, un griffon nommé « Poppy », nichées dans une petite chapelle gothique attenante. François Mitterrand, venu le visiter, a trouvé l’endroit à son goût : le petit château comporte vingt pièces, le parc s’étend sur plusieurs hectares où passe une charmante rivière, la Renarde. Et une ferme et des communs peuvent servir de logements pour les personnels. Près de 10 millions de francs de travaux ont été engagés. Et depuis qu’Anne et Mazarine ont pu y passer leur premier week-end, les Grossouvre ne les ont plus revus à Lusigny.

Mais le « Cardinal » se contente de retrouver Mitterrand chaque soir, les jours de semaine. Depuis que la seconde famille du président s’est installée, ses retours avec lui depuis l’Élysée sont devenus réguliers. Il ne pouvait pas rêver mieux pour leur duo que ces deux doubles vies, à un étage d’intervalle.