IX
L’antichambre de François de Grossouvre est devenue un merveilleux décor de film noir. Lorsque les jeunes énarques de la nomenklatura socialiste y jettent un œil, en passant dans le couloir, ils sont pris du frisson exaltant de ceux qui côtoient le cœur du pouvoir. Des hommes à mallettes noires et lunettes fumées patientent auprès de ministres venus d’Orient et de cadres de l’industrie de l’armement. Tout un monde de mystère et d’interdits.
À l’Assemblée, on nationalise les banques, on libère les ondes, on augmente le salaire des ouvriers. Dans le bureau capitonné de l’ami du président défilent les figures de la droite la plus conservatrice, des chiraquiens de toujours et des patrons hostiles à la gauche. Parfois, patiente sur la banquette la silhouette de Jean-Charles Marchiani, un ancien du SDECE, proche de Charles Pasqua, que l’on accuse encore à l’époque d’avoir manigancé l’affaire Markovic contre Georges Pompidou. Parmi les industriels qui viennent rendre visite au conseiller, Serge Dassault est devenu un habitué. Son père, Marcel, a convaincu François Mitterrand d’épargner à son groupe d’aviation la nationalisation en faisant don à l’État de 26 % de ses actions. Depuis, le fils soigne Grossouvre qu’il tient pour le moins dogmatique de ce nouveau pouvoir qu’il abhorre. Côté ombre, les diplomates de l’Élysée ont identifié à plusieurs reprises des hommes du ministère de l’Intérieur marocain. Côté chic, les secrétaires ont rapporté avoir vu cinq ou six fois l’élégance surannée du comte de Paris.
Personne n’oserait s’en émouvoir. Le simple défilé des invités du conseiller est le signe de sa puissance. Au lendemain de son arrivée à l’Élysée, François Mitterrand a reçu ses collaborateurs essentiels. Un groupe compact d’une dizaine d’amis, de fidèles et de jeunes loups parmi lesquels se distinguent l’allure sèche d’André Rousselet, la silhouette raide de Pierre Bérégovoy et le visage mobile de Jacques Attali. Il n’a précisé devant eux que les principaux rôles. Puis il a averti : « Vous êtes là pour me dire ce que vous pensez de ce que fait le gouvernement, pas pour agir à sa place. » Le président a marqué une pause avant d’asséner : « Ceci est d’ailleurs votre première et dernière réunion avec moi. Chacun de vous est mon collaborateur direct. Je ne veux pas non plus de réunions entre vous sans moi. Vous n’avez pas d’existence juridique, vous ne pouvez parler en mon nom sauf si je vous en donne l’ordre exprès. Il n’y a pas de cabinet. » Les heureux élus ont vite compris que cette dernière phrase contenait l’essentiel. Le directeur de cabinet André Rousselet en plaisante parfois : « Les rassemblements de plus de deux personnes seront dispersés. »
Si Grossouvre n’a pas assisté à cette mise au point présidentielle, c’est que, pensent les autres, il est à part. Indépendant. Secret. Incontrôlable. Hubert Védrine, qui a pour tâche de superviser la cellule diplomatique, a vite compris qu’il devrait compter avec lui comme avec toute une série d’« amis » ou de proches du président qui se sont déclarés spécialistes d’un secteur. « Toute personne qui connaît François Mitterrand et a passé trois week-ends dans un pays étranger peut se prétendre expert », soupire parfois le jeune diplomate avec un sourire crispé. Il n’a pas tort. Le vieil ami du président, Charles Salzmann, un industriel qui enchante Mitterrand par son humour, clame qu’il s’intéresse à Israël, l’ex-femme de son ancien directeur de cabinet, Laurence Soudet, à l’Espagne. Le conseiller franc-maçon Guy Penne se charge de l’Afrique. Régis Debray, l’intellectuel ami des révolutionnaires, du tiers-monde. Mais Grossouvre entend avoir l’œil sur le Gabon, le Liban, la Yougoslavie, les deux Corées, le Maroc, la Tunisie, la Syrie, le Pakistan. Des pays où règne la démocratie…
Bien sûr, rien n’a été officialisé. Ni avec le conseiller diplomatique. Ni encore moins avec le ministre des Relations extérieures, l’aimable Claude Cheysson. Grossouvre ne participe à aucune réunion de cabinet. N’effectue aucune des permanences qui obligent les collaborateurs du président à passer régulièrement la nuit ou le week-end à l’Élysée. François Mitterrand sait que son « Cardinal » entretient avec bon nombre des chefs d’État de ces pays des liens personnels qui peuvent être utiles. Gare à ceux qui s’agaceraient du fait que l’ami du président agisse en électron libre. Le président traite ces regimbements avec une désinvolture aristocratique. Depuis longtemps, il a appris à se méfier du Quai d’Orsay et n’aime pas beaucoup les énarques, « ces personnages inimitables, de tous les temps, cingle-t-il, qui portent sur leur visage lisse et dans leur regard absent le secret de la puissance ».
Mitterrand ne se laisse pas facilement épater ou surprendre. La coquetterie du président est de paraître omniscient. Un conseiller peut arriver essoufflé pour lui apprendre une nouvelle, il entend presque chaque fois la voix tant redoutée laisser tomber : « Je sais, on me l’a déjà dit »…
Ce que lui apporte Grossouvre est justement ce qu’il ne trouve pas dans les dépêches qui lui parviennent chaque jour de la DGSE ou des ambassades. Une anecdote intime, une indiscrétion de palais, une notation psychologique, un trait de caractère, en somme ces mille petits faits qui permettent de pénétrer l’intimité des grands de ce monde.
D’où le conseiller tient-il tous ses réseaux ? De sa famille, de son passé d’industriel et de sa vie tumultueuse. Au Liban, terre d’élection de son père, banquier à Beyrouth, François a conservé des liens étroits avec la famille Gemayel et, en catholique pratiquant, soutient les positions des phalanges chrétiennes dans la guerre qui déchire le pays. Il n’est pas rare, d’ailleurs, que le Liban occupe la moitié de son temps en voyages, rendez-vous, réceptions. Les diplomates français, là-bas, craignent ses emportements autant que ses circuits d’information parallèles. Il exige, il ordonne, mais qui sait ce qu’il peut rapporter à François Mitterrand ? On le respecte parce qu’il peut appeler n’importe quand la famille Gemayel, le chef druze Walid Joumblatt et leurs pires ennemis.
En Syrie, François de Grossouvre s’est mis à fréquenter Rifat el-Assad qui séjourne souvent en France, dans une maison de campagne près du golf de Saint-Nom-la-Bretèche ou à Bordeaux dont il fréquente un service d’ophtalmologie. Il est donné par les États-Unis et par la France comme le successeur à la tête de la Syrie de son frère Hafez. Ce n’est pas un homme à négliger. Au Maroc ? Grossouvre chasse dans les montagnes de l’Atlas en compagnie d’Hassan II. Il a vu Mohamed, l’héritier, et ses sœurs grandir. Il connaît la dureté du roi et sa susceptibilité. Ce n’est pas inutile lorsqu’il s’agit de l’amadouer. Grossouvre s’y rend donc en ambassade lorsque Danielle Mitterrand, se piquant d’avoir gardé les idéaux de gauche que son président de mari paraît avoir sacrifié à la realpolitik, soutient publiquement les opposants du Polisario. En Tunisie, il est, s’il le souhaite, l’invité permanent du ministre de l’Intérieur Ben Ali, à qui il a prédit à plusieurs reprises « monsieur le Ministre, je ne doute pas que vous irez loin ». Plus tard, lorsque des collaborateurs s’étonneront tout haut des incessants allers-retours du conseiller à Tunis, dans des avions du Glam, François Mitterrand les arrêtera d’un geste : « Quand Ben Ali a été élu président, Grossouvre a été la première personne qu’il ait appelé ! »
Avec le général Zia, dictateur du Pakistan, les relations sont plus délicates. Mais Grossouvre est reçu à bras ouverts en Corée du Sud. Le président de la Korean Airlines, proche du président coréen, est un ami. Mieux, en novembre 1982, François a franchi la terrible frontière à la rencontre de Kim Il-Sung, en Corée du Nord. Il rêverait d’être l’artisan d’une réunion entre les deux Corées qui ferait d’elles un vaste empire entre la Chine et le Japon.
Lorsque Mitterrand l’envoie dans une tournée des grands-ducs : Oman, le Qatar, Bahrein, l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis, Grossouvre est reçu par cinq chefs d’État en huit jours. Bien sûr, être l’envoyé du président est un sésame déterminant. Mais Grossouvre séduit ces petits monarques par son élégance si française. Son goût des chevaux l’a amené à fréquenter ces émirs, croisés chaque année aux ventes de yearlings.
Mitterrand a aussi vu chez lui une paire de très beaux fusils offerts dans les années 70 par le shah d’Iran lui-même. Il sait que son ami fréquente volontiers le roi Michel de Roumanie, en exil, des princes de Bulgarie et peut se vanter d’être chevalier de l’ordre de Malte.
Comment pourrait-on négliger un conseiller si introduit ? Yves Bonnet, le patron de la DST, vient donc chaque semaine dans son bureau. L’amiral Lacoste passe toujours le saluer avant d’aller voir le président. Son vieil ami Charles Hernu le convie volontiers à l’accompagner en Arabie Saoudite. En somme, Grossouvre est heureux. Il mène exactement la vie dont il avait rêvé. Son statut lui a donné une légitimité qui lui permet d’être reçu partout à l’étranger comme le représentant de François Mitterrand soi-même. Mais le moment qu’il préfère est encore le soir. Trois ou quatre fois par semaine, les secrétaires guettent son coup de fil, vers 19 h 30, et lui donnent leur verdict : « Oui, le Président vous attend. » Elles le voient alors arriver, charmant et amoureux, prêt à goûter ce privilège que les courtisans lui envient : marcher sur les quais au côté de Mitterrand.
La vérité oblige à dire, cependant, qu’il n’est pas tout à fait le chef des renseignements qu’il espérait devenir. Il peut bien cultiver son personnage mystérieux et surprenant, il exerce le pouvoir en dilettante. Plus à l’aise dans une chasse au Gabon en compagnie d’Omar Bongo que dans la direction complexe des services secrets. Sans doute avait-il caressé, au départ, l’espoir d’avoir la haute main sur le renseignement, s’estimant seul détenteur des réseaux nécessaires au sein d’une gauche où règne encore un réel angélisme. Mais Mitterrand est moins novice en la matière que les sabras du parti socialiste. Que François l’informe, soit. Il n’est pas question, cependant, qu’il soit sa seule source et bride ainsi sa liberté de jugement. Il a donc adopté sa technique favorite : confier la supervision des services à une dyarchie : Grossouvre et le général Saulnier. « Saulnier aura l’autorité sur le ministère de la Défense que vous n’avez pas », a fermement expliqué le président pour justifier à son ami cette double commande. Jamais il n’a pour autant clarifié la répartition exacte de leurs rôles.
Il tient aussi son conseiller pour responsable de quelques ratés. La gauche n’est pas au pouvoir depuis un an qu’une vague d’attentats sans précédent secoue le pays à partir du printemps 1982. Une bombe a explosé dans le Capitole, le train qui relie Paris à Toulouse. Un mois plus tard, une nouvelle explosion rue Marbeuf, en plein Paris cette fois, a fait un mort et soixante-trois blessés. Puis une fusillade rue des Rosiers, dans le restaurant de Jo Goldenberg où Mitterrand a ses habitudes. Le président et son gouvernement paraissent dans l’incapacité d’arrêter cette terreur. Les services secrets sont désorganisés, la police patauge. Pierre Marion, le candidat de Grossouvre et d’Hernu à la tête du SDECE, rebaptisé depuis DGSE, n’est manifestement pas l’homme de la situation. Marion est submergé par les conflits internes, les limogeages et les démissions. Avant de prendre la tête de la DGSE, il a dirigé Air France et Aéroports de Paris. C’est un poste qui oblige à nourrir des liens avec les services secrets. Mais il n’était pas préparé à les diriger et les super-espions ne lui reconnaissent aucune légitimité. L’arrivée de communistes au gouvernement révulse encore bon nombre de ces hommes, héritiers de la guerre froide. Depuis le départ de Marenches, c’est la démobilisation générale. Parfois, les notes de la DGSE qui arrivent sur le bureau du président ressemblent à de simples revues de presse. Un jour, François Mitterrand, qui supporte de plus en plus mal Marion, s’est emporté devant son ministre de la Défense Charles Hernu en brandissant devant son nez une des fiches qu’on venait de lui transmettre : « Comment pouvez-vous les laisser continuer à se moquer ainsi du monde ? Tout cela était dans les journaux avant-hier ! »
Le limogeage de Marion en novembre 1982 sonne comme un désaveu de Grossouvre lui-même. L’amiral Lacoste, qui a été chargé de reprendre la direction de la DGSE, continue bien à lui rendre visite. Mais il a vite compris que l’ami du président n’est pas le meilleur interlocuteur pour traiter sérieusement des affaires gouvernementales. Il le tient pour « un entremetteur gentil, mais inefficace ».
Le « Cardinal » s’en aperçoit-il seulement ? Il continue de téléphoner aux diplomates de l’Élysée sur les lignes sécurisées en chuchotant : « J’ai été là où tu sais et on m’a dit que les choses n’étaient pas claires… Il faut que je te parle… C’est préoccupant… Je ne peux rien dire par téléphone… » Mais autour de lui, on a commencé à douter. Qui pourrait cependant oser le contester ? Un jour qu’un conseiller plus novice que les autres s’interrogeait sur la réalité de son rôle auprès du président, les plus aguerris se sont chargés de l’éclairer : « Comment, tu ne l’as pas encore compris ? Il est le ministre de sa vie privée… »