XVI
Il ne pensait pas qu’il sentirait ainsi physiquement le vide se faire. Depuis que l’arrêté mettant fin à ses fonctions de conseiller a été publié, le 12 juin 1985, le téléphone ne sonne plus. Personne ne se presse dans son antichambre. Même les invitations ont cessé. L’été qui approche a sans doute amplifié le phénomène de désertion générale. Mais François de Grossouvre a bien été obligé de se rendre à l’évidence. S’il n’est pas le conseiller du président, il n’est rien pour tous ceux qui autrefois le traitaient avec déférence. On ne le surnomme même plus, dans les couloirs de l’Élysée, le Cardinal ou Belphégor. Pour les énarques qui le croisent encore, il n’est qu’une ombre abandonnée.
Dans ces situations-là, François Mitterrand fait toujours preuve d’une indulgence un peu lâche. Il a accepté avec soulagement la démission de Grossouvre, mais ne l’a obligé à quitter ni l’Élysée, ni l’appartement du quai Branly. Après leur grosse dispute, il a laissé les choses reposer. Il n’aime pas rompre. Mieux vaut laisser les fils se distendre. Et puis, François finira bien par comprendre. Il lui reste d’ailleurs la présidence du comité des chasses présidentielles. Gilles Ménage a été prié de continuer à lui remettre chaque mois l’enveloppe d’argent liquide provenant des fonds secrets distribuée aux membres du cabinet. Ce n’est pas si mal, à son âge…
Ils ne se sont pas revus de tout l’été. Grossouvre l’a passé à ruminer sur son nouveau sort. Il pourrait quitter l’Élysée. Reprendre ses affaires. Repartir vivre chez lui, dans l’Allier. Mais il ne se résout pas à quitter Nicole. La vie qu’il a auprès d’elle, dans cet appartement du quai Branly dont il n’a pourtant modifié ni l’agencement ni les meubles du Mobilier national, est un éclair joyeux dans sa vie. Il est bien trop tard pour redémarrer ses activités industrielles en déshérence et il ne s’imagine pas en hobereau campagnard assumant sa disgrâce devant le voisinage.
Au retour des vacances, il est donc revenu tout naturellement à l’Élysée. Son bureau n’avait pas été touché. Le directeur du cabinet aurait voulu au moins le faire déménager un peu plus loin, rue de l’Élysée, là où se morfondent encore quelques protégés du président. Mais François Mitterrand a été ferme : « S’il veut rester, qu’il reste. » Et Grossouvre a retrouvé son décor inchangé.
Son collaborateur Pierre d’Alençon s’inquiète de ce qu’ils vont bien pouvoir faire pour s’occuper. Mais il a vite tu ses interrogations car Grossouvre continue à réclamer qu’on lui prenne des rendez-vous, qu’on lui fasse des notes. Il a repris ses appels au Liban. Hassan II, le roi du Maroc, l’a invité à venir se reposer à Marrakech. À Chambord, on le voit toujours présider les chasses en veste de velours, pantalon de cheval et bottes Saint-Hubert. Il a ressorti ses plus beaux fusils anglais, Boss, Holland et Purdey. Son élégance donne le change et son maintien vaut armure contre l’adversité.
Un soir de septembre, enfin, le président a téléphoné pour l’inviter à marcher avec lui dans Paris. À nouveau comme avant ! « François, pourquoi ne venez-vous plus vous promener avec moi ? » a glissé en souriant Mitterrand. La question n’appelait pas de réponse véritable. Mais elle a effacé ces quelques mois de torture où il s’est cru en disgrâce. La vie peut donc recommencer. La vie délicieuse des amitiés véritables que rien, jamais, ne peut altérer. À la chaleur du roi-soleil, Grossouvre se sent enfin réchauffé. L’été avait été mélancolique. Sa rentrée est rayonnante. Tout ce petit monde occulte qui gravitait autrefois autour de lui s’est derechef manifesté. Entre initiés, les nouvelles circulent vite : s’il a gardé son bureau, s’il se promène toujours le soir avec le président, c’est qu’il a conservé son oreille, sa confiance. Et donc son utilité.
Tout de même, il ne veut plus totalement dépendre de François Mitterrand. Serge Dassault lui a proposé dix fois, par flatterie autant que par intérêt, de venir le rejoindre. Le salaire est très confortable : 90 000 francs par mois. Il pourra reprendre ses voyages au Liban, en Syrie, en Arabie Saoudite ou au Maroc. Il lui arrive aussi de fréquenter Tiny Rowlands, le patron de la multinationale Lonrho, une rivale des intérêts français en Afrique. Est-ce une difficulté qu’il ait conservé un bureau à l’Élysée pendant qu’il travaille pour le compte d’un marchand d’armes ? Est-ce un problème qu’il fasse rémunérer ainsi son influence supposée auprès du président ? Pas du tout, pense-t-il, puisqu’il n’est plus officiellement conseiller à l’Élysée !
Il le sent bien, pourtant, depuis ces mois terribles d’abandon, quelque chose s’est irrémédiablement brisé. Grossouvre s’en veut encore de se sentir si éperdu lorsque Mitterrand l’appelle, si démuni lorsqu’il l’oublie. Un tourbillon de sentiments contradictoires paraît sans cesse l’assaillir. De l’amour et de la haine, de la fidélité et de la jalousie, le désir de tout reprendre, comme avant, et la tentation de rompre. Lorsqu’il retrouve le président, le soir, il paraît toujours balancer entre l’élan et les reproches.
Mitterrand pourrait se lasser de voir cet homme de 67 ans ressasser ses critiques contre tous ceux qui sont justement ses proches. Il le laisse dire. C’est une de ses petites perversités que de constater les ravages de l’amour qu’il suscite. Il sait la douleur que provoque chacune de ses absences. Le geste d’amitié qu’il n’a pas eu. Mais il est pris par la lourde charge de l’État et s’étonne qu’on ne l’admette pas.
Grossouvre se doute-t-il cependant à quel point le président connaît ce qu’il pense ? Ce qu’il dit ? Ceux qu’il rencontre ? Depuis des mois, le chef de l’État dispose chaque soir d’écoutes téléphoniques qui l’ont renseigné précisément sur son ami. Oh, ce n’est pas Grossouvre qui a tout d’abord été visé par cette folie de tout savoir. Par cette volonté de maîtriser totalement ses ennemis.
La menace a d’abord pris la figure ébouriffée et bigleuse d’un écrivain haut en couleur : Jean-Edern Hallier. Avant 1981, Mitterrand a fréquenté cet homme excessif et talentueux qui avait eu le bon goût d’écrire en 1979 un violent pamphlet contre Valéry Giscard d’Estaing dont le titre l’avait fait rire aux larmes : Lettre ouverte au colin froid. « Colin froid, quelle trouvaille », s’était esclaffé Mitterrand. Les deux hommes s’étaient rapprochés et séduits au point que, au lendemain de la présidentielle, Hallier clamait partout : « Je vais être le Malraux de Mitterrand, ce n’est qu’une question de jours ! »
Seulement, rien n’est venu et Hallier s’en est offusqué. Ce genre d’amour narcissique et mégalomane n’aurait eu aucune importance si Hallier n’était un dilettante cultivé, amateur d’histoire et flamboyant polémiste. Avide de vengeance, se sentant floué, follement jaloux de voir ses confrères écrivains récompensés l’un d’une décoration, l’autre d’une ambassade, le troisième d’une académie, il s’est mis à enquêter sur Mitterrand. Et il a trouvé : une francisque donnée par le régime de Vichy. Des liens nombreux avec René Bousquet, l’ancien chef de la police de Vichy et l’organisateur de la rafle du Vel’ d’Hiv à l’été 1942. Des maîtresses en pagaille. Et, presque par hasard, Mazarine.
Depuis, Hallier dispose d’un moyen de pression sur Mitterrand. L’écrivain est un homme criblé de dettes. Chaque mois, il quémande de nouvelles avances à ses éditeurs et le fisc lui réclame plusieurs millions de francs de redressement. Il a donc envoyé des émissaires réclamer à l’Élysée un poste lucratif et la somme de 5 millions en paiement de son engagement en faveur du candidat socialiste en 1981. Les émissaires ont été éconduits. Mais Hallier s’est mis en tête de publier un pamphlet qu’il intitulera : « Tonton et Mazarine. L’honneur perdu de François Mitterrand ».
Grossouvre a cru trouver là un moyen d’être utile. Le manuscrit a été récupéré. Mais d’autres exemplaires circulent dans Paris. Et une véritable course s’est engagée entre l’Élysée et Hallier qui tente de convaincre des éditeurs.
De fait, le pamphlet de l’écrivain est impubliable. Chaque fois qu’un éditeur bienveillant découvre les feuillets couverts d’encre bleue, il doit finalement renoncer. Tous ont été sollicités. L’écrivain Philippe Sollers, vingt fois appelé, a tenté vingt fois de lui faire entendre raison. Les journaux déclinent l’offre. Chez Albin Michel, Francis Esménard a fait lire le manuscrit à Jean Montaldo. Pourtant peu susceptible de sympathies mitterrandistes, ce dernier a décrété la prose de l’écrivain impossible : Jean-Edern a mêlé quelques personnages et situations vraies à d’ignobles élucubrations. Mazarine surnage au milieu de scènes délirantes dépeignant le président nu, sodomisé sur une plage à Hossegor…
Mitterrand, cependant, ne veut plus seulement que l’on cherche à calmer l’écrivain. « C’est un voyou ! Je veux savoir où il est, tout ce qu’il fait. Il faut le mettre hors d’état de nuire », a-t-il ordonné. Et gare à ceux qui, parmi ses collaborateurs ou ses ministres, font mine de tergiverser. Un système fou se met en place en dehors de tout contrôle et de toute légalité, dont le scandale n’éclatera qu’en 1993 : Jean-Edern Hallier a été mis sur écoutes.
Seulement, Hallier téléphone beaucoup, à beaucoup de monde. En le pistant, une véritable toile d’araignée s’est peu à peu tissée. Au sous-sol des Invalides, là où sont regroupées les écoutes administratives, la cellule présidentielle s’est arrogé en toute illégalité vingt lignes téléphoniques. Dans ce lieu ultra-secret où tournent simultanément plus de mille magnétophones, les gendarmes suivent pas à pas les appels de Jean-Edern Hallier. Et posent des « bretelles » à chacun de ses correspondants. Dans leur manie du fichage, ils se sont mis à écouter même des collaborateurs du président. Et Grossouvre s’est à son tour retrouvé dans leurs filets.
C’est en écoutant un journaliste du Canard enchaîné, Georges Marion, que les « oreilles » de l’Élysée sont arrivées jusqu’à l’ami du chef de l’État. Le 31 janvier 1986, à 16 heures, leur clignotant s’est allumé. Pierre d’Alençon, le collaborateur de Grossouvre, appelle Georges Marion. Le journaliste est en contact avec Hallier dont il suit les pérégrinations. Ce jour-là, notent les gendarmes, « d’Alençon cherche à joindre Marion. Celui-ci pourra rappeler François de Grossouvre à son château de l’Allier, aux heures des repas. » Nouvel appel à 21 h 2. « Grossouvre demande à être appelé avant 22 h 30. » Finalement, les deux hommes se joignent le lendemain matin.
La fiche d’écoute, remise par Ménage au président, parmi la liasse qu’il reçoit chaque matin, est claire :
— Grossouvre : « J’aurais voulu vous voir, si vous aviez un moment. J’aurais voulu vous parler, du camarade Beau (un des gendarmes mêlés à l’affaire des Irlandais de Vincennes) et d’autre chose. Maintenant que je ne suis plus en fonction, ça m’est plus facile de vous parler. Est-ce que vous auriez un moment, lundi ? »
— Marion : « Oui, lundi, ça irait très bien. »
— Grossouvre : « Ça vous ennuie de passer chez moi quai Branly ? »
— Marion : « Non, je prends de quoi écrire ? »
— Grossouvre : « Oui, vous êtes gentil, vous prenez. Quai Branly, c’est un immeuble de la présidence. J’y ai encore un machin de fonction, pendant quelque temps. Il y a un poste de garde, on vous mènera jusqu’à moi, à 18 heures… »
François Mitterrand n’en dit rien. Mais il note maintenant dans sa mémoire que Grossouvre reçoit ses ennemis déclarés juste au-dessus de son appartement privé.