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DANS LA REMISE

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À l’intérieur de la remise, Simon Heap ouvrit les yeux et poussa un gémissement. Pendant une seconde, il se crut dans le donjon numéro un, puis il aperçut un mince trait de lumière qui pénétrait par une minuscule fenêtre munie de barreaux et se détendit. Le donjon numéro un était scellé dans l’obscurité et si l’endroit où il se trouvait à présent sentait très mauvais, il était loin d’égaler la pestilence du pire cachot du Château. Le custode suprême lui avait un jour fait les honneurs de celui-ci, et le jeune homme n’était pas près d’oublier ce qu’il avait vu.

Simon se dressa très lentement sur son séant. Il souffrait d’une migraine terrible et se sentait tout contusionné, mais pour autant qu’il pouvait en juger, il n’avait rien de cassé. Il demeura un instant perplexe devant l’état de sa tunique, puis la mémoire lui revint tout à coup : le dragon… Le morveux… Le charme du Grand Vol… Perdu ! Simon gémit de plus belle. Il n’était qu’un raté. Ni Marcia ni DomDaniel n’avaient voulu de lui pour apprenti. Après tout ce qu’il avait fait pour ce dernier ! Son ignoble carcasse arrachée à la boue, les voyages répétés au Manuscriptorium pour apporter ses os à ce prétentiard d’Hugh Vulpin dont le nez pointu s’allongeait d’un pied chaque fois qu’il le voyait et, pire que tout, les expéditions mortelles le long des tunnels de glace afin de les livrer à Una Brakket, à l’insu du vieux Ratel. À une ou deux reprises, il avait même aidé l’horrible mégère à plonger ces saletés d’os dans l’amalgame pour qu’elle ne rate pas le début de son cours de danse folklorique. Fallait-il qu’il soit bête ! Et pour couronner le tout, son soi-disant frère rappliquait sur le dos d’un dragon. Non content de lui avoir piqué sa place, ce péteux avait son propre dragon. Tout ça à même pas douze ans. Mais enfin, comment faisait-il ?

Prostré sur le sol de la remise, Simon s’apitoyait complaisamment sur son sort. Personne ne l’aimait. Tout allait de travers dans sa vie. C’était trop injuste.

Au bout de quelques minutes, la colère reprit le dessus. Le jeune homme se leva et se mit à inspecter sa cellule. Il leur ferait voir à tous ce qu’il en coûtait de s’en prendre à Simon Heap. Pour commencer, il allait leur fausser compagnie. Il pesa de toutes ses forces contre la porte, sans résultat. Mais des murmures apeurés s’élevèrent à l’extérieur.

— Il essaie de sortir…

— Qu’est-ce qu’on peut faire ?

— Vous croyez qu’il est dangereux ?

— Oh ! quelle mauviette, celui-là.

— Arrêtez de vous chamailler, tous les deux. Dame Marcia ne va pas tarder à arriver.

Simon sourit. Grand bien lui fasse ! Malheureusement, il ne serait plus là pour l’accueillir. À présent, Simon Heap savait où il se trouvait.

Des années auparavant, Jannit avait étendu son chantier à l’ancien quai de la douane. Le petit bâtiment de briques dans lequel on enfermait jadis les marins ivres et les individus suspects était tout ce qui restait du poste des douaniers, et Jannit l’avait gardé pour y entreposer son précieux matériel. Il possédait toujours une lourde porte en fer munie de trois verrous extérieurs qu’on ouvrait au moyen d’une grosse clé en cuivre. Simon était prêt à parier que la trappe menant aux tunnels de glace était également restée en place.

Il tomba à genoux et entreprit de déblayer la saleté qui s’était accumulée sur le sol au fil des siècles. Par bonheur, Jannit avait eu l’obligeance de mettre à sa disposition une pelle d’assez bonne facture. Bientôt, le fer de l’outil buta contre du métal à une profondeur d’environ un pied.

La trappe scellée ne résista pas longtemps aux mains expertes du jeune homme. Un souffle d’air froid jaillit du tunnel au moment où il se glissait dans l’ouverture.

 

 

Le détachement de magiciens au grand complet (Jannit avait couru chercher les dix qu’elle avait éconduits sur la jetée où ils s’adonnaient à la pêche à la ligne) montait la garde autour de la remise quand Marcia pénétra sur le chantier, suivie par Sarah et Silas Heap.

Les malheureux parents de Simon avaient insisté pour l’accompagner quand elle leur avait exposé la situation. N’en croyant pas leurs oreilles, ils étaient résolus à avoir une explication avec leur aîné.

— Cette fois, avait dit Sarah, il sera obligé de nous écouter. Il ne pourra pas s’enfuir comme à son habitude.

Jannit les escorta jusqu’à la remise. Sa silhouette râblée paraissait minuscule auprès de Marcia dont la longue robe pourpre faisait des vagues dans la brise du soir.

— C’est ici, dame Marcia, indiqua Jannit en s’arrêtant à l’extérieur du cercle de magiciens. Ça fait deux bonnes heures qu’il est là-dedans. Il doit être réveillé. Il a pris un grand coup sur la tête en voulant attaquer le dragon.

— Juste ciel ! s’exclama Sarah, pleine d’angoisse. J’aimerais tant qu’il renonce à ses bêtises…

— Nous ne pouvons que partager ton souhait, Sarah, rétorqua sèchement Marcia. Malheureusement, je crains qu’il n’ait dépassé le stade des « bêtises ». En ce qui le concerne, j’emploierais plutôt le terme de malveillance caractérisée.

— Oh ! Silas, gémit Sarah. Qu’allons-nous faire ?

— Nous allons lui parler, répondit Silas d’un ton apaisant. Nous verrons bien ce qu’il dira. À présent, cesse de t’inquiéter. Simon est un grand garçon.

Les deux magiciens en faction devant la porte s’écartèrent respectueusement pour permettre a Marcia d’entrer. Jannit tira les verrous, fit tourner la grosse clé de cuivre dans la serrure et ouvrit la lourde porte en fer. Sarah se précipita à l’intérieur.

— Simon ! Simon… Simon ?

— Vous étiez au courant ? lança Marcia à Jannit.

Celle-ci regardait sans comprendre la trappe en métal brillant qui tranchait sur le sol crasseux de la remise.

— Non, fit-elle avec brusquerie.

Déjà qu’elle n’aimait pas beaucoup les manières de Marcia, elle trouvait carrément insupportable cette nouvelle irruption de l’inconnu dans son environnement familier.

— C’est… c’est quoi ? bredouilla Sarah.

La malheureuse se raccrochait à son mari, anéantie par la fuite de Simon.

— Rien, répondit précipitamment Marcia. En tout cas, rien qui te regarde. J’exige que cette trappe soit scellée sur l’heure. Où est passé Alther ?

Alther Mella se laissa flotter jusqu’à son élève.

— Alther, reste-t-il des Anciens ayant fréquenté les tunnels de leur vivant ? Tant qu’on n’aura pas vérifié tous les sceaux, je tiens à faire garder chaque trappe.

— Le seul Ancien qui ne soit pas complètement gâteux surveille déjà celle de la tour, Marcia. Quant à moi, je n’ai jamais mis les pieds dans ces fichus tunnels. Personne ne le faisait à mon époque.

— Personne n’est censé le faire non plus à la nôtre, hormis le scribe chargé de leur entretien. Décidément, Hugh Vulpin devra répondre à beaucoup d’interrogations.

Marcia réfléchit un moment, puis elle reprit :

— Alther, vous voulez bien accompagner un magicien au Manuscriptorium et rapporter de la cire ? À tout le moins, nous pourrons sceller cette trappe-ci.

— Je vous prie de m’excuser, intervint Jannit, mais la barge du Port est arrivée. J’attends une livraison.

Sur ces paroles, Jannit s’éloigna en direction du ponton où s’apprêtait à accoster un bateau long et étroit chargé de caisses et de paniers empilés.

N’ayant aucune envie de voir Simon Heap de plus près, Jenna était retournée au chevet de la dragonne. Elle la caressait et lui parlait doucement à l’oreille, espérant qu’elle réagirait. En relevant la tête, elle vit Jannit attraper la corde qu’on lui lançait depuis la barge et amarrer celle-ci à un bollard. Aussitôt après, elle fut frappée d’horreur en reconnaissant parmi les passagers du bateau le mystérieux étranger qui l’avait abordée au Port.

Debout sur le pont, l’homme surveillait la manœuvre et se préparait à sauter à terre. Ses longs cheveux noirs étaient retenus par un bandeau argenté et sa tunique de soie rouge chiffonnée et pleine de taches semblait avait souffert durant le voyage. Cachée derrière la tête de la dragonne, Jenna l’entendit s’adresser à Jannit d’une voix grave imprégnée d’un léger accent :

— Je vous prie de m’excuser, madame, mais on m’a rapporté que la princesse se trouvait dans les environs. Pourriez-vous me le confirmer ?

— On peut savoir qui la demande ? lui retourna Jannit d’un air soupçonneux.

L’étranger se montra évasif :

— Quelqu’un qui la cherche.

Soudain, son regard fut attiré par l’activité qui régnait autour de la remise.

— N’est-ce pas le magicien extraordinaire que j’aperçois là-bas ? reprit-il.

— Vous voulez dire, la magicienne extraordinaire, le corrigea Jannit.

Mais l’inconnu ne l’écoutait déjà plus.

— Je vous demande pardon, dit-il machinalement avant de s’éloigner. Je dois m’entretenir avec lui.

Comme il s’approchait de la cellule, il s’adressa au groupe :

— Excusez-moi, pourrais-je parler au magicien extraordinaire ?

Marcia se retourna brusquement vers lui. L’homme parut décontenancé. Il se mit à fourrager dans la poche de sa tunique, cherchant quelque chose.

— Alther ? dit-il d’une voix hésitante. C’est vous ?

Marcia ne répondit pas mais elle devint toute pâle.

— Ah ! enfin, je les ai trouvées.

D’un air triomphant, l’étranger sortit de sa poche une paire de lunettes cerclées d’or qu’il ajusta sur son nez avec précaution. La stupeur se peignit alors sur son visage.

— Milo ? fit Marcia d’une voix étranglée. Milo Benda ? Un sourire éclaira le visage hâlé de l’homme.

— Marcia Overstrand ! s’exclama-t-il. Vous m’en direz tant… Ce bon vieil Alther a pris sa retraite ?

— Euh… Pas exactement. Ça alors, Milo ! Je n’en crois pas mes yeux.

Muet de saisissement, l’étranger acquiesça de la tête alors que Marcia le serrait étroitement dans ses bras devant le regard horrifié de Jenna.

— Où étiez-vous passé ? demanda Marcia. Tout le monde vous croyait mort.

Marcia lâcha l’étranger et son regard se posa enfin sur le bateau dragon.

— Juste ciel ! s’exclama-t-elle. Jannit. Que s’est-il passé ici ?

Occupée à inspecter un tonneau rempli de boulons que venait de décharger la barge du Port, Jannit ne répondit pas. Elle vit Marcia se précipiter vers la dragonne, suivie de près par l’étranger ténébreux, et remarqua que la princesse fuyait tel un lapin apeuré à leur approche pour disparaître à l’intérieur du tunnel. Qui aurait pu l’en blâmer ? L’expression de la magicienne extraordinaire n’annonçait rien de bon.