22
LE CAMPEMENT
Quand le jour se leva sur la Forêt, il trouva Nicko et Septimus aux pieds – ou plutôt, au pied – de papi Benji. Le soleil filtrait à travers les feuilles de leur grand-père, semant des taches de lumière vert pâle sur la mousse du sous-bois… et sur les restes du sac à dos de Septimus
— Mon kit de survie ! se lamenta le jeune garçon. Ces sales bêtes ont tout bouffé !
— Tout sauf nous, observa Nicko. C’est le principal, non ? Mais Septimus n’écoutait pas. À quatre pattes, il scrutait le sol au pied de l’arbre.
— À ta place, j’éviterais de fourrager dans les feuilles, dit Nicko en grimaçant.
— Pourquoi ? Je cherche quelque chose.
— Sers-toi de ta tête, Sep. Imagine une meute de gloutons attendant leur dîner. Ils s’excitent mutuellement, ils bouffent tout un paquet de Volcano à la menthe extra-forte… À ton avis, qu’est-ce qu’ils font ensuite ?
— Il doit être quelque part par là. Ils ne l’ont quand même pas mangé… Je donne ma langue au chat, Nicko.
— Ils posent leur crotte.
— Berk !
Septimus se releva d’un bond.
— Et ils l’enfouissent sous les feuilles, ajouta Nicko.
— Re-berk !
Essuyant ses mains sur sa tunique, Septimus recula et trébucha précisément sur l’objet qu’il recherchait.
— Je l’ai trouvé ! C’est fantastique !
— Quoi ? demanda Nicko, sa curiosité piquée au vif. Qu’est-ce qui est tellement important ?
Septimus ramassa le caillou vert aux reflets irisés qu’il avait glissé dans son sac à dos avant son départ.
— Oh ! fit Nicko, se rappelant brusquement la raison de leur présence dans la Forêt. Je comprends.
— Un cadeau de Jenna.
— Je sais. Je m’en souviens.
Les deux garçons restèrent silencieux tandis que Septimus examinait le caillou. Tout à coup, il laissa éclater sa colère :
— Ces saletés de gloutons, je les déteste ! Regarde ce qu’ils ont fait à mon caillou. Il est fêlé. (Serrant le caillou dans ses mains, il le montra à son frère.) Tu vois ? Là !
Une mince fissure parcourait presque toute la longueur de la pierre.
— Ça pourrait être pire, remarqua Nicko. Il est toujours entier. Un de ces ventres à pattes a dû mordre dedans. Je te parie qu’il l’a regretté !
— J’espère bien. J’aimerais qu’il se soit cassé les dents dessus, dit Septimus en rangeant le caillou dans la bourse qui pendait de sa ceinture d’apprenti.
Il fallut un long moment à Septimus et à Nicko pour prendre congé de leur grand-père. Ils durent promettre plusieurs fois de revenir avec le reste de la famille avant qu’il les laisse partir.
Un peu plus tard, alors que la cheville de Septimus commençait à le lancer et qu’il se demandait s’ils ne s’étaient pas à nouveau perdus, les deux garçons tombèrent sur un large chemin.
— Je sais où on est ! annonça triomphalement Nicko.
— Ah oui ?
La voix de Septimus exprimait le doute.
— Oui. Suis-moi, Sep.
— Il me semble avoir déjà entendu ça…
— Ne te moque pas de moi. Regarde de ce côté. Tu me crois, à présent ?
Tout en parlant, ils avaient atteint le sommet d’une butte peu élevée. Le sentier s’inclinait devant eux et serpentait un moment entre les arbres avant de rejoindre une petite clairière. Septimus distingua un filet de fumée qui s’élevait paresseusement vers le ciel, puis un jeune garçon à l’allure dégingandée émergea d’un amas de branchages et s’étira en bâillant au soleil.
— Erik ! appela Nicko. Hé, Erik !
Le garçon leva vers eux des yeux ensommeillés.
— Viens vite, Sep, reprit Nicko. Il est temps que tu fasses la connaissance de nos frères.
Dix minutes plus tard, Septimus se retrouva seul, assis près du feu de camp. À peine Nicko l’avait-il présenté à Sam, Jo-Jo, Fred et Erik avec l’air d’un prestidigitateur qui sort un lapin de son chapeau que ses quatre frères avaient disparu, emmenant leur cadet. Ils avaient dit qu’ils allaient inspecter les filets que Sam avait jetés à l’eau afin de capturer les poissons qui remontaient la Rivière avec la marée du matin. Si Septimus voulait se rendre utile, il n’avait qu’à rester et surveiller le feu que les garçons entretenaient nuit et jour.
Tandis qu’il contemplait les flammes, Septimus se demandait si toutes les réunions de famille se passaient ainsi. Quoique mort de trac à l’idée de rencontrer ses frères, il pensait que ceux-ci seraient heureux de le voir. Mais les quatre garçons l’avaient regardé comme s’il avait été une grenouille dans un bocal. Et encore, il n’avait pas tardé à comprendre que ce n’était pas lui qu’ils regardaient, mais son élégante tunique verte et sa ceinture en argent qui brillait d’un éclat presque embarrassant au soleil. On aurait dit qu’il cherchait à leur en mettre plein la vue. Il avait alors serré sa cape autour de lui pour se cacher, mais sa précipitation, songea-t-il tristement, avait dû leur paraître affectée, comme s’il avait eu honte de ce qu’il était. Ou alors, ils l’avaient pris pour une chochotte qui avait froid, ou peur, ou… Alors qu’il s’enveloppait frileusement dans sa cape, ses frères avaient marmonné à tour de rôle quelque chose qu’il avait interprété comme un « bonjour », à moins qu’ils ne l’aient traité de « balourd ». À la réflexion, il penchait plutôt pour cette dernière éventualité. Il prit sa tête dans ses mains. À n’en pas douter, ses frères le considéraient comme un parfait crétin.
Il se demandait pourquoi il avait laissé Nicko le traîner jusque-là alors qu’il aurait dû être occupé à chercher Jenna, quand il perçut une présence. En se retournant, il vit qu’un de ses frères (lequel ? Dans sa gêne, il n’avait pas bien associé leurs noms à leurs visages) avait pris place à ses côtés.
— Salut, fit le garçon en remuant les braises avec un bâton.
— Salut, répondit Septimus, regrettant amèrement de ne pas avoir lui aussi un bâton.
— Comme ça, c’est toi le mort ?
— Pardon ?
— Des fois, maman et papa parlaient de toi quand ils croyaient qu’on ne pouvait pas les entendre. Ils disaient que t’étais mort. Mais en fait, tu ne l’étais pas. Bizarre.
Le garçon remua à nouveau les braises.
— Bizarre, en effet, acquiesça Septimus.
Il regarda son frère à la dérobée. Assurément, ce n’était pas Sam. À peine moins âgé que Simon, Sam avait l’apparence et la voix grave d’un jeune homme aux joues mangées par un fin duvet blond. Il avait également été frappé par la tignasse emmêlée, aux longues mèches tortillées comme de la corde, de Fred et d’Erik. Alors, ce ne pouvait être que Jo-Jo. Un peu plus grand que Nicko, quoique beaucoup plus maigre, une profusion de boucles blondes maintenues en place par un bandeau formé de lanières de cuir de différentes couleurs entrelacées… Le jeune garçon surprit le regard de Septimus et sourit.
— Moi, c’est Jo-Jo, dit-il.
— Salut, Jo-Jo.
Septimus ramassa une branche qui traînait par terre et s’en servit pour tisonner le feu. Jo-Jo se leva et s’étira.
— Surveille le feu pendant que je m’occupe du poisson, dit-il. Sam a fait une bonne pêche la nuit dernière. Et Marissa a apporté du pain ce matin.
— Marissa ?
— Une des sorcières de Wendron. C’est elle qui a fait ça, ajouta Jo-Jo en indiquant fièrement le bandeau de cuir qui ceignait son front.
Encore un peu plus tard, Septimus faisait griller un poisson enfilé sur un bâton au-dessus du feu qui crépitait. Une fois cuit, chaque poisson était partagé en six par Sam qui le faisait ensuite passer aux autres garçons sur un morceau de pain. Septimus n’avait jamais rien goûté d’aussi bon. Tandis qu’ils mangeaient dans un silence serein, Septimus commença à se détendre et à apprécier la compagnie de ses frères. À part Jo-Jo, aucun d’eux ne lui avait adressé la parole, mais ils lui avaient confié un travail : apparemment, c’était lui le cuistot du jour. Dès qu’un poisson était servi, Sam lui en tendait un nouveau pour qu’il le fasse cuire. Bientôt, il sembla à Septimus qu’il avait passé toute sa vie à faire griller des poissons autour d’un feu de camp avec ses frères. Sans les craintes que lui inspirait le sort de Jenna, tout aurait été pour le mieux.
Quand ils eurent fini de manger, Nicko dévoila enfin à ses frères la raison de leur visite.
— Simon, enlever Jenna ? s’exclama Sam. J’y crois pas ! C’est vrai qu’il s’est disputé avec papa chez tante Zelda, mais de là à virer maléfique…
— C’est sûr, acquiescèrent Fred et Erik.
— N’empêche qu’il voulait vraiment devenir apprenti, reprit Fred après quelques minutes de réflexion.
— Tu peux le dire ! approuva Erik. Il n’arrêtait pas de nous rebattre les oreilles avec ça.
— Un jour, raconta Jo-Jo, il m’a dit que si Marcia Overstrand n’avait pas d’apprenti, c’était parce qu’elle l’attendait. Je l’ai traité d’idiot et il m’a donné un coup de pied.
— D’un autre côté, objecta Sam, il aidait toujours Jenna à faire ses devoirs. Il était plus gentil avec elle qu’avec aucun d’entre nous. Alors, pourquoi l’aurait-il enlevée ? Ça n’a pas de sens.
Nicko ressentait la même frustration que Septimus devant l’incrédulité de ses frères. Un silence renfrogné s’abattit sur le cercle des garçons. Assis autour du feu, ceux-ci s’abîmèrent dans la contemplation des flammes et des arêtes éparpillées parmi les cendres. Au bout d’un moment, Septimus n’y tint plus.
— Où est Lobo ? demanda-t-il.
— Il dort, indiqua Jo-Jo. Il ne sort qu’à la tombée de la nuit, comme les gloutons.
— J’aimerais lui parler, insista Septimus.
Jo-Jo s’esclaffa.
— N’espère pas de réponse ! Il est muet comme une carpe. De quoi veux-tu lui parler ?
— Nous avons besoin de son aide, intervint Nicko. J’ai dit à Sep que Lobo pourrait nous aider à chercher Jenna.
— Sa hutte est de ce côté.
Jo-Jo pointa l’index vers ce qui avait tout l’air d’un gros tas de feuilles.
— Viens, Sep, proposa Nicko en se levant. On va le réveiller. Tu comprends, ajouta-t-il à voix basse alors qu’ils se dirigeaient vers la tanière de Lobo, les garçons ne vivent pas au même rythme que nous. Ce sont des créatures de la Forêt, à présent. Ils parlent peu, n’aiment pas se presser et se moquent un peu du monde extérieur. Aussi, on a tout intérêt à se remuer.
Septimus acquiesça. De même que Nicko et tous les habitants du Château, il avait toujours au moins deux fers au feu. Il songea qu’il n’aurait pu vivre dans la Forêt sans devenir fou.
Septimus et Nicko traversèrent le campement tandis que leurs frères continuaient à balancer des bouts de bois et des feuilles dans les flammes pour le plaisir. Le camp Heap n’était pas très étendu. Il comprenait quatre abris de fortune, disposés autour d’un foyer au centre d’une petite clairière. Ces huttes étaient faites de branches de saules que les garçons avaient courbées en forme d’arceaux avant de les planter dans le sol. Les branches avaient continué à pousser et comme c’était l’été, elles étaient couvertes de feuilles. Les quatre frères les avaient garnies de branchages, de longues herbes et de tout ce qui leur était tombé sous la main. Ils couchaient sur des matelas de feuilles, protégés du froid par les couvertures en laine que leur avait données Galen, la guérisseuse dont l’arbre-maison se dressait non loin de là. Depuis, les jeunes sorcières de Wendron leur avaient offert des fourrures et avaient tissé d’autres couvertures aux couleurs vives à leur intention.
La hutte de Sam était la plus grande et la plus solide. Fred et Erik partageaient une cahute branlante alors que Jo-Jo occupait une sorte de tipi garni d’herbes tressées que Marissa l’avait aidé à construire et à décorer.
Le tas de feuilles qui constituait l’abri de Lobo s’élevait en bordure du camp, à quelques pas de la Forêt. Nicko et Septimus en firent deux fois le tour sans trouver l’entrée. Brusquement, Septimus aperçut deux yeux dorés qui l’examinaient à travers les feuilles et fut envahi par un étrange malaise.
— Oh ! s’exclama-t-il.
— Qu’est-ce qui te prend ? On dirait que tu as vu un fantôme, s’esclaffa Nicko. C’est juste Lobo. Il aime bien surprendre les gens. Si ça se trouve, il n’a pas cessé de nous observer depuis notre arrivée.
Septimus avait pâli et son cœur battait à tout rompre. Ces deux yeux fixés sur lui le terrifiaient, presque autant que les gloutons la nuit précédente.
— Ah ! fit-il dans le style laconique des habitants de la Forêt.
Soudain, le tas de feuilles vacilla et une silhouette nerveuse, couverte de terre et de débris végétaux, se dressa devant eux. Lobo lançait des regards furtifs autour de lui, tous ses muscles tendus tel un coureur sur la ligne de départ. Les deux garçons reculèrent instinctivement pour ne pas empiéter sur son territoire.
— Ne le regarde pas en face, murmura Nicko. Pas tout de suite. Ça pourrait l’effrayer.
Septimus observait l’enfant sauvage à la dérobée. À son grand soulagement, il tenait davantage de l’être humain que du glouton et ne puait pas autant qu’il le craignait. En réalité, il sentait moins la bête fauve que l’humus. Il était vêtu d’une courte tunique d’une couleur indéfinissable, serrée à la taille par une vieille ceinture en cuir. Ses longs cheveux bruns étaient embroussaillés, suivant la mode de la Forêt. Après avoir inspecté les environs, il reporta son attention sur les deux garçons – particulièrement sur Septimus, qu’il examina de la tête aux pieds avec une expression vaguement intriguée. L’apprenti sentit renaître la gêne que lui causait son costume extravagant et il regretta une fois de plus de ne pas s’être roulé dans la boue avant d’aborder le camp Heap.
— Salut, dit Nicko après quelques minutes de silence. Ça va ?
Lobo acquiesça de la tête sans détacher ses yeux de Septimus.
— On est venus te demander ton aide, poursuivit Nicko d’un ton calme et posé.
Lobo détourna enfin son regard de Septimus et considéra gravement Nicko.
— On aurait besoin que tu nous aides à retrouver quelqu’un. Quelqu’un qui a été enlevé.
Lobo resta sans réaction.
— Tu comprends ? insista Nicko. C’est très important. Il s’agit de notre sœur.
Durant une seconde, le visage de Lobo exprima la stupeur. C’était au tour des deux garçons de le dévorer des yeux, attendant sa réponse.
Au bout d’un très long moment, Lobo inclina lentement la tête, indiquant qu’il acceptait.