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LA VOIE DU MAGICIEN

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Septimus posa le pied sur la première marche de l’escalier à vis en argent qui montait jusqu’au sommet de la tour.

— Le hall, s’il te plaît, dit-il.

L’escalier se mit à tourner sur lui-même tel un tire-bouchon géant. Septimus leva le bocal et observa ses occupantes à travers la paroi. Il n’en dénombra que cinq. Il se demanda s’il n’avait pas déjà vu quelque part la grosse araignée velue.

Celle-ci lui lança un regard noir. Pour sa part, elle était certaine de l’avoir déjà vu – quatre fois pour être précise. À quatre reprises, il l’avait ramassée, jetée dans un pot et balancée à l’extérieur de la tour. Il avait eu de la chance de ne pas se faire mordre plus tôt. Cette fois, à tout le moins, elle avait trouvé de quoi se restaurer à l’intérieur du bocal. Ses deux plus jeunes congénères lui avaient paru particulièrement savoureuses, même si elle avait dû leur courir après pour les attraper. Résignée, la grosse araignée s’installa le plus confortablement possible et se laissa transbahuter une fois de plus.

L’escalier poursuivait sa descente, entraînant lentement Septimus et ses captives vers la base de la tour. Les magiciens des étages intermédiaires le saluaient gaiement au passage tout en vaquant à leurs occupations.

L’arrivée de Septimus avait causé un grand émoi parmi les magiciens. En plus d’avoir chassé un redoutable nécromancien de la tour (et par la même occasion du Château), Marcia ramenait un apprenti ! Avant Septimus, elle était restée dix ans sans prendre d’élève, au point que les magiciens ordinaires commençaient à faire des gorges chaudes de son mauvais caractère : « Enfin, qu’est-ce qu’elle espère ? Le septième fils d’un septième fils ? Ah ! » Et de fait, elle avait trouvé Septimus Heap, le septième fils de Silas Heap, un magicien misérable et sans talent, lui-même le septième fils de Benjamin Heap, un changeforme tout aussi misérable mais infiniment plus doué.

L’escalier en argent s’immobilisa en douceur au niveau du rez-de-chaussée. Septimus sauta à terre et traversa le hall de la tour à cloche-pied, essayant d’attraper les taches de couleur qui dansaient sur le sol mouvant comme du sable. Des lettres se formèrent devant lui, épelant les mots : BONJOUR APPRENTI, et l’accompagnèrent jusqu’à la double porte en argent massif qui gardait l’entrée de la tour. Quand il prononça le mot de passe, les battants s’écartèrent sans bruit, laissant pénétrer un trait de lumière qui brouilla les couleurs magiques sur le sol.

Septimus sortit au soleil et vit que quelqu’un l’attendait.

— Marcia t’a libéré plus tôt que d’habitude, remarqua Jenna Heap.

Assise sur la dernière marche de l’escalier en marbre qui menait à la tour, elle balançait les jambes dans le vide, donnant des coups de talon contre la pierre tiède. Elle était vêtue d’une simple tunique rouge serrée à la taille par une large ceinture dorée et chaussée de sandales poussiéreuses. Ses longs cheveux noirs étaient maintenus en place par un cercle d’or qui ceignait son front telle une couronne. Une lueur de malice brilla dans son regard pendant qu’elle considérait son frère adoptif Toujours aussi mal attifé, pensa-t-elle. Les cheveux blonds bouclés de Septimus étaient tout dépeignés et sa robe verte d’apprenti couverte de poussière récoltée dans la bibliothèque. Mais la bague en or glissée à son index droit – l’anneau du maître du dragon – brillait d’un vif éclat.

— Salut, Jen.

Clignant les yeux à cause du soleil, Septimus leva le bocal et l’agita devant la petite fille.

Celle-ci se releva d’un bond, le regard fixé sur les araignées.

— Ne t’avise pas de relâcher ces saletés à côté de moi, dit-elle.

Septimus sauta au bas des marches et se dirigea vers le puits à la limite de la cour. Avec d’infinies précautions, il dévissa le couvercle et vida les araignées dans le seau. La plus grosse, qui venait de croquer une autre de ses congénères, entreprit aussitôt de monter le long de la corde. Soulagées de la voir s’éloigner, les trois autres restèrent dans le seau tandis que Septimus rejoignait Jenna au bas des marches.

— Plus j’en attrape et plus j’en trouve, dit-il à propos des araignées. Pas plus tard qu’aujourd’hui, j’ai reconnu l’une d’elles. Jenna éclata de rire.

— Ne dis pas de bêtises ! Qui pourrait reconnaître une araignée ?

— En tout cas, je jurerais qu’elle m’a reconnu, s’entêta Septimus. Je crois que c’est pour ça qu’elle m’a mordu.

— Elle t’a mordu ? Quelle horreur ! Où ça ?

— Dans la bibliothèque.

— Je veux dire, à quel endroit ?

— Oh ! Là. (Septimus fit voir son pouce à Jenna.) Regarde.

— On ne voit rien, dit-elle d’un ton dédaigneux.

— C’est parce que Marcia a versé du venin dessus.

— Du venin ?

— Un truc de magiciens, répondit Septimus d’un air dégagé.

— Ma parole ! (Jenna s’esclaffa et tira sur la tunique verte de Septimus.) Vous êtes complètement fous. À ce propos, comment va Marcia ?

Septimus donna un coup de pied dans un caillou qui ricocha sur le sol.

— Marcia n’est pas folle, protesta-t-il. Mais il y a cette ombre qui la suit partout. Et ça ne s’arrange pas : je commence à la voir aussi.

— Brrr… Arrête, j’ai la chair de poule.

Jenna renvoya le caillou à Septimus, qui le relança dans sa direction. En échangeant des passes, les deux enfants traversèrent la cour et s’enfoncèrent dans l’ombre d’un portail monumental, en argent incrusté de lapis-lazuli. Cette Grande Arche donnait sur une avenue – la voie du Magicien – qui menait en ligne droite au palais. Chassant l’ombre de son esprit, Septimus passa sous la Grande Arche, puis il se retourna vers Jenna et sourit :

— Au fait, Marcia m’a donné congé pour la journée.

— Toute la journée ?

— Jusqu’à minuit. Comme ça, je pourrai voir maman.

— Et moi ! Tu vas devoir me supporter jusqu’à ce soir. On ne s’est pas vus depuis au moins un siècle. En plus, je pars demain chez tante Zelda pour rendre visite au bateau dragon. Au cas où tu l’aurais oublié, c’est le solstice d’été.

— Comment aurais-je pu l’oublier ? Marcia n’arrête pas de me répéter combien c’est important. Tiens, un cadeau pour toi.

Septimus tira le charme chocolaté de sa poche et le tendit à Jenna.

— Oh ! Sep, comme c’est gentil. Euh… qu’est-ce que c’est ?

— Un charme gustatif. Il a le pouvoir de transformer tout ce que tu veux en chocolat. J’ai pensé que ça te serait utile chez tante Zelda.

— Eh ! Je n’aurai qu’à transformer sa potée aux choux et aux pilchards en chocolat.

— Une potée aux choux et aux pilchards, soupira Septimus. La cuisine de tante Zelda me manque.

— Tu es bien le seul !

— Je sais. C’est ce qui m’a donné l’idée de t’offrir le charme. J’aurais bien voulu t’accompagner chez tante Zelda.

— Impossible. C’est moi la reine.

— Et depuis quand, je te prie ?

— Enfin, je le deviendrai un jour. Et toi, tu n’es qu’un minable apprenti !

La petite fille tira la langue à son compagnon qui fit mine de la poursuivre.

La voie du Magicien était déserte et resplendissait au soleil. Les grandes dalles de pierre calcaire formaient un chemin jusqu’aux grilles du palais qui brillaient comme de l’or dans le lointain. De hautes torchères en argent se succédaient à intervalles réguliers le long de l’avenue. Chacune supportait une torche noircie qui avait brûlé toute la nuit et que Maizie Smalls, l’allumeuse de torchères, remplacerait le soir venu. Septimus ne se lassait pas de ce spectacle. La chambre qu’il occupait au sommet de la tour donnait sur la voie du Magicien. À la tombée du jour, Marcia le trouvait souvent en train de rêvasser à sa fenêtre alors qu’il aurait dû répéter ses incantations.

Jenna et Septimus cherchèrent un peu de fraîcheur dans l’ombre des bâtiments trapus qui bordaient l’avenue. Ces maisons comptaient parmi les plus anciennes du Château. Leurs façades de pierre blanche étaient marquées par la pluie, le gel, la grêle et les batailles qu’elles avaient essuyés au cours des siècles. Elles abritaient les nombreuses fabriques de parchemin et imprimeries qui produisaient les livres, brochures, tracts et traités nécessaires aux habitants du Château.

Moustique, qui remplissait les fonctions de grouillot et saute-ruisseau au numéro 13 de la voie du Magicien, lézardait au soleil quand il aperçut Septimus, auquel il adressa un salut amical. Le numéro 13 tranchait sur le reste des échoppes. D’abord, les papiers entassés derrière ses fenêtres montaient si haut qu’on ne voyait rien de ce qui se passait à l’intérieur. Ensuite, sa façade avait récemment été repeinte en violet foncé, malgré l’avis contraire de la Société de conservation de la voie du Magicien. Le numéro 13 était le siège du Magicus Manuscriptorium SA. (Sortilèges Anonymes), chez qui Marcia et la plupart des magiciens se fournissaient régulièrement.

Comme ils approchaient des portes du palais, Jenna et Septimus entendirent le bruit des sabots d’un cheval qui résonnait sur la chaussée derrière eux. En se retournant, ils virent un grand étalon noir monté par un cavalier vêtu de sombre s’arrêter devant le Magicus Manuscriptorium. Le cavalier mit pied à terre, attacha son cheval en un tournemain et entra, suivi par Moustique qui semblait surpris de cette visite matinale.

— Qui cela peut-il être ? demanda Septimus. Je ne crois pas avoir déjà vu ce type par ici. Et toi ?

— Je ne sais pas, dit Jenna d’un ton hésitant. Il a pourtant quelque chose de familier.

Septimus ne répondit pas. Une douleur brusque venait de transpercer son pouce, irradiant dans son bras. Il frissonna, songeant à l’ombre qu’il avait aperçue derrière Marcia ce matin-là.