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LA QUÊTE DU DRAXX

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— Grand Dieu ! Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria Marcia d’un ton hargneux.

Elle avait déjà oublié le soulagement qu’elle avait éprouvé la nuit précédente, en constatant que Jenna et Septimus étaient sains et saufs. Il convient de préciser que Marcia n’était pas au mieux de sa forme. En ouvrant les yeux ce matin-là, elle avait vu l’ombre étalée sur son oreiller. Cela n’avait rien d’inhabituel en soi : au fil des semaines, l’ombre n’avait cessé d’acquérir de la substance. Mais jusque-là, elle était toujours restée muette. Or, Marcia avait été tirée du sommeil par une voix sépulcrale qui répétait inlassablement son nom. Marcia… Marcia… Marcia…

Dans un mouvement de colère, elle avait lancé une de ses bottines en python pourpre sur l’horrible chose. Mais bien sûr, la bottine avait traversé l’ombre avant de briser un petit pot en verre qu’Alther lui avait offert du temps de son apprentissage, un jour où elle avait réussi à maîtriser une projection particulièrement ardue. La destruction de ce souvenir l’avait affectée plus qu’elle ne l’aurait cru, d’où sa mauvaise humeur. Après avoir descendu l’escalier deux à deux, elle avait fait irruption dans la cuisine et houspillé la cafetière en lui ordonnant de « se remuer ». Une fois son petit déjeuner avalé, elle était décidée à se rendre chez le vieux Ratel et à ne plus le lâcher tant qu’il ne lui aurait pas livré la dernière pièce du piège.

— Septimus ! appela-t-elle d’une voix sonore.

L’apprenti se dressa sur son séant. Durant quelques secondes, il se demanda où il était. Mais Marcia eut vite fait de lui rafraîchir la mémoire.

— La tour du Magicien, dit-elle en croisant les bras, est un lieu dédié à la Magyk, non une ménagerie.

— Hein ?

— Regarde mes belles couvertures… Elles sont pleines de trous ! J’ignore d’où tu ramènes cette mite géante, mais tu vas me faire le plaisir de la renvoyer.

— Quelle mite géante ? demanda Septimus, complètement perdu.

— Mmmh marmonna Jenna en émergeant de dessous les couvertures.

— Oh ! bonjour, Jenna, fit Marcia. Je suis contente de vous voir. Le rat m’a rapporté – en fait, cette satanée bestiole n’a pas arrêté de jacasser, le plus souvent pour dire des inepties – que vous étiez parvenue à temps au cottage. Félicitations.

— Merci.

Jenna s’assit et passa un pied à travers un des trous de la couverture. Elle agitait les orteils, comme si elle était surprise de les voir, quand quelque chose de vert se jeta sur elle.

— Aïe ! cria-t-elle.

— Boutefeu ! s’exclama Septimus, interloqué.

Tante Zelda l’avait prévenu que les dragonnets étaient sujets à de brusques poussées de croissance, mais il était loin de s’attendre à cela. Boutefeu s’était échappé du sac ignifugé en le déchirant avec ses dents et il avait à présent la taille d’un petit chien. Septimus saisit le dragon et l’éloigna du pied de Jenna.

— Ça va, Jen ?

— Je crois… En tout cas, j’ai encore tous mes orteils.

Jenna frotta son pied égratigné, puis elle considéra Boutefeu qui dardait sa langue verte sur la main de Septimus, réclamant son déjeuner.

— Dis, Sep… Il n’était pas aussi gros hier soir ?

— Non.

Septimus n’osait pas regarder Marcia, s’attendant à des remontrances. La réaction de la magicienne extraordinaire confirma ses craintes.

— Septimus, on avait dit pas d’animaux. Ni perroquet, ni iguane, ni tortue, ni…

— Mais Boutefeu n’est pas un animal de compagnie. C’est un instrument de Magyk, comme le lapin sur lequel je m’exerce…

— Un dragon n’est en rien comparable à un lapin. Tu n’as pas idée des tracas…

Au même moment, Boutefeu réussit à échapper à Septimus et se précipita vers les pieds de Marcia, comme pour lui donner raison. La vue des bottines en python avait fait resurgir le souvenir de l’antagonisme ancestral entre dragons et serpents, jusque-là profondément enfoui dans sa mémoire reptilienne. Qui plus est, il aurait volontiers pris un en-cas avant le petit déjeuner. Dans son inexpérience, Boutefeu était loin de soupçonner que les bottines de Marcia n’étaient qu’une illusion de serpent et qu’elles abritaient les pieds d’une magicienne aussi puissante qu’irritable qui vouait à ses chaussures une tendresse inversement proportionnelle à celle que lui inspiraient les bébés dragons. Une fusée verte se rua sur le pied droit de Marcia et entreprit de le mâchonner.

— Ouille ! hurla Marcia en secouant furieusement le pied.

Mais Boutefeu avait pris des forces depuis que Septimus l’avait décroché de son doigt, deux jours plus tôt. Il résista et planta fermement ses minuscules crocs pointus dans la peau de serpent.

— Desserre les dons ! parvint à articuler Marcia.

Boutefeu mordit de plus belle.

— Défère les dents !

Boutefeu tint bon et tira violemment sur la bottine.

— Desserre les dents !

Boutefeu lâcha enfin prise et retourna auprès de Septimus comme si la peau de python pourpre avait perdu tout intérêt à ses yeux. Assis aux pieds de son maître, il leva vers Marcia un regard penaud.

La magicienne se laissa tomber sur une chaise afin d’examiner son pied meurtri et sa bottine abîmée. Les deux enfants retenaient leur souffle.

— J’imagine que ce… ce fléau ambulant t’a imprégné ? demanda Marcia après un long silence.

— Euh… oui, avoua Septimus.

Marcia soupira.

— C’est bien ce que je craignais. Comme si je n’avais déjà pas assez de soucis… Sais-tu quelle est la taille d’un dragon adulte ?

— Je vous demande pardon, murmura l’apprenti. Je m’occuperai bien de lui. Je lui donnerai à manger, je le promènerai, je l’éduquerai… Promis !

Marcia resta de marbre.

— Ce n’est pas moi qui suis allé le chercher, tenta de se justifier Septimus. Il est sorti du caillou que m’avait offert Jenna. Marcia se radoucit quelque peu.

— Vraiment ? Eh bien, ce n’est pas banal. Cela faisait une éternité qu’aucun homme n’avait assisté à l’éclosion d’un œuf de dragon. Quoi qu’il en soit, tu devras le garder dans ta chambre pour le moment. Je ne tiens pas à ce qu’il fasse de nouveaux dégâts.

Surtout, Marcia voulait épargner à l’innocent dragonnet d’être infecté par la Ténèbre. S’il était appelé à devenir le compagnon de son apprenti, mieux valait le préserver de tout contact avec la Magyk noire. Mais cela, elle ne pouvait pas le dire à Septimus.

Marcia insista pour que Jenna lui raconte les moindres détails de son évasion du repaire de Simon. En entendant le récit de l’arrivée du dragon au Château, elle esquissa un sourire triomphant.

— Ainsi, c’est moi sa gardienne à présent, déclara-t-elle.

— Pas sûr, objecta Septimus. Je pense que tante Zelda…

— Foutaises ! le coupa Marcia. De quelle utilité lui serait-elle, coincée sur son île à des lieues d’ici ? La dragonne a eu mille fois raison de chercher refuge au Château. Pincepoule !

Pincepoule entrouvrit timidement la porte.

— Vous m’avez appelé, dame Marcia ?

— Oui. Rendez-vous immédiatement au chantier de Jannit Maarten avec un groupe de treize magiciens. Ils devront veiller sur le bateau dragon, fût-ce au péril de leur vie. Compris ?

— Treize magiciens… Le bateau dragon… au péril de leur vie… Compris. Autre chose, dame Marcia ?

— Il me semble que c’est assez pour le moment.

— Euh… Bien, dame Marcia.

— Une seconde !

Pincepoule s’arrêta net.

— Oui ? fit-il d’un air anxieux.

— À votre retour, vous partagerez notre déjeuner.

L’ancien Chasseur en second parut se décomposer, mais il se ressaisit bien vite.

— Merci beaucoup, dame Marcia, bredouilla-t-il avant de se retirer.

 

 

Pincepoule fut au supplice durant tout le déjeuner. Assis du bout des fesses sur sa chaise, il ne savait quel comportement adopter avec les deux enfants et à plus forte raison avec Marcia qui lui inspirait une sainte terreur.

— Je vous avais dit d’empêcher les magiciens d’entrer, rappela Marcia d’un ton acerbe. Mais pas mon apprenti. C’était pourtant clair !

Cependant, le fourneau avait laissé bouillir le café pour la deuxième fois de la semaine. Le fourneau n’était pas du genre lève-tôt et le petit déjeuner représentait pour lui une source de tension et d’angoisse. Il ne pouvait compter sur la cafetière pour l’épauler : fatiguée des criailleries incessantes de leur patronne, celle-ci était incapable de se concentrer sur son travail. Pour couronner le tout, un dragon lui mordillait le pied. Le café bouillant coula sur la plaque brûlante avec un grésillement avant de se répandre sur le sol.

— Nettoyage ! glapit Marcia.

Aussitôt, une lavette sauta de l’évier et s’employa à réparer les dégâts.

Pincepoule toucha à peine au repas. Il tortillait nerveusement son bonnet entre ses doigts tout en jetant des regards inquiets à Boutefeu. Blotti dans un coin près du fourneau, celui-ci dévorait goulûment son porridge.

Après le repas (durant lequel Boutefeu engloutit deux poulets rôtis, trois miches de pain, un seau de porridge, une nappe, un gallon d’eau et le bonnet de Pincepoule), Marcia emmena le dragon à l’étage supérieur. Restés seuls dans la cuisine, Septimus, Jenna et Pincepoule l’écoutèrent dans un silence gêné traîner le dragonnet récalcitrant sur le parquet et barricader la porte de la chambre de l’apprenti. Pincepoule tenait à la main les cache-oreilles amovibles que Boutefeu avait recrachés, tout trempés de salive, peu après lui avoir arraché son bonnet qu’il avait avalé tout rond.

Jenna se leva de table :

— Je vous prie de m’excuser, mais il est temps que j’aille rassurer papa et maman. Tu viens avec moi, Sep ?

— Peut-être plus tard, Jen. Marcia a sûrement du travail à me confier.

— Et comment !

Marcia fit irruption dans la cuisine, les cheveux en désordre.

— Tu vas faire un saut au Manuscriptorium et te procurer le manuel de Draxx, J’élève mon dragon. Veille à ce qu’on te donne bien l’édition ignifugée spéciale magicien, et non la version papier bon marché. Elle ne durerait pas cinq minutes.

— Inutile, dit Septimus d’un ton dégagé. J’ai déjà ceci. Il agita devant Marcia son exemplaire de 100 trucs et astuces pour survivre avec un dragon.

— Quoi, ce recueil d’inepties ? Peuh ! Où as-tu trouvé ça ?

— C’est tante Zelda qui me l’a donné. Elle m’a également conseillé…

— … L’Almanach des premières années du lézard ailé, compléta Marcia. Encore un tissu d’âneries. De toute manière, on ne trouve plus ni l’un ni l’autre. Ils étaient imprimés sur un papier extrêmement inflammable. Ce sera le Draxx ou rien.

Jenna et Septimus sortirent en hâte des appartements de la magicienne extraordinaire, tentant d’ignorer les coups sourds qui provenaient de la chambre de Septimus, et se mirent immédiatement en route pour le Manuscriptorium.

De son côté, Marcia différa sa visite au professeur van Klampff pour donner ses instructions aux treize magiciens chargés de surveiller le bateau dragon. À présent que celui-ci se trouvait au château, elle ferait voir à Zelda comment se comportait une gardienne digne de ce nom.

 

 

Jenna et Septimus s’engagèrent dans la voie du Magicien, redoutant un peu de voir surgir un cavalier noir, mais tout semblait normal. De rares nuages blancs voguaient dans le ciel, voilant passagèrement l’éclat du soleil. À cette heure de la matinée, l’avenue était pleine de clercs vaquant à des occupations importantes (c’est du moins l’impression qu’ils donnaient) et d’acheteurs qui cherchaient leur bonheur parmi les livres et les parchemins entassés sur les éventaires à l’extérieur des boutiques.

— Qu’est-ce qui arrive à Marcia ? demanda Jenna alors qu’ils approchaient du Manuscriptorium. Elle est encore plus grincheuse que d’ordinaire.

— J’ai remarqué, répondit Septimus d’un ton maussade. Je crains que l’ombre ne soit en train de prendre le pouvoir sur elle. Si seulement je pouvais faire quelque chose pour l’en empêcher…

Jenna prit un air soucieux.

— Et si tu venais vivre quelque temps avec nous, au palais ? proposa-t-elle.

— Je te remercie, mais je ne peux pas laisser Marcia seule avec cette horrible chose qui la suit partout. Elle a besoin de moi.

Jenna sourit ; elle n’en attendait pas moins de Septimus.

— Si la situation empire, promets-moi d’en parler tout de suite à maman. D’accord ?

Septimus serra la petite fille dans ses bras.

— D’accord. Au revoir, Jen. Embrasse papa et maman pour moi. Dis-leur que je passerai bientôt les voir.

Il attendit que Jenna ait disparu à l’intérieur du palais pour pousser la porte du Manuscriptorium.

Une voix joyeuse surgit de la pénombre.

— Salut, Sep !

— Salut, Moustique !

La tête du jeune scribe apparut brusquement au-dessus du comptoir.

— Que puis-je pour toi, ô puits de sagesse sans fond ? Dis donc, t’aurais pas un truc pour rechercher les objets perdus ? J’ai paumé le porte-plume préféré du vieux Vulpin. J’ai cru qu’il allait me faire un caca nerveux.

— En principe, je n’ai pas… Et puis, zut ! Prends donc mon aimant.

Septimus tira un petit aimant en fer à cheval de sa ceinture et le tendit à Moustique.

— Pointe les deux branches de l’aimant dans la direction où tu crois avoir perdu le porte-plume et pense très fort à celui-ci. Mais ça ne marche que si tu te trouves près de l’objet que tu as égaré. L’aimant n’est pas très puissant. J’en recevrai un meilleur quand j’aurai passé mon diplôme de recherche appliquée.

— Merci, Sep.

Moustique prit l’aimant et plongea à nouveau sous le comptoir. Quelques minutes plus tard, il se releva, brandissant triomphalement un porte-plume noir.

— Tu m’as sauvé la vie, vieux frère ! (Moustique rendit son aimant à Septimus.) Il y a une raison spéciale à ta visite ? Si je peux faire quelque chose pour toi…

— En fait, oui. J’aurais besoin du livre de Draxx, J’élève mon dragon.

— Quelle édition ? Augmentée, imperméable, ignifugée ? Parlante ou animée ? De luxe ou économique ? À reliure rouge ou verte ? Neuve ou d’occasion ? Grand format ou…

Septimus l’interrompit :

— Ignifugée, s’il te plaît.

— Hum ! fit Moustique en se mordant la lèvre. Pas facile. Je ne suis pas sûr qu’on ait ça en magasin.

— Pourtant, tu disais…

— En principe, on a toutes les éditions que je t’ai citées. Mais en pratique, non. Le Draxx est un ouvrage très rare. La plupart des exemplaires ont été mangés ou sont partis en fumée. Sauf l’édition ignifugée, j’imagine.

Devant la mine déconfite de son ami, Moustique ajouta à voix basse :

— Écoute, puisque c’est toi, je vais te faire une faveur. Je vais t’introduire dans la réserve. C’est là que sont conservés les titres menacés d’extinction. Si le livre que tu cherches se trouve quelque part, ça ne peut être que là. Suis-moi !

Septimus se glissa derrière le comptoir. Après avoir vérifié que personne ne pouvait les voir, Moustique ouvrit une porte étroite camouflée en panneau de boiserie dont l’intérieur était renforcé par des planches épaisses. Puis il mit un doigt sur ses lèvres :

— Et maintenant, plus un bruit. On n’a pas le droit d’entrer là. Évite les mouvements brusques. Les livres qu’on garde ici sont du genre ombrageux.

Septimus fit signe qu’il avait compris et pénétra dans la réserve derrière Moustique. Sitôt que ce dernier eut refermé la porte, l’apprenti se crut revenu dans la Forêt, au milieu des gloutons, tant la réserve empestait le fauve. Quand ses yeux furent habitués à la pénombre, il aperçut une double rangée d’étagères, si hautes qu’elles touchaient presque le plafond, sur lesquelles des livres étaient entassés derrière des barreaux rouillés. À pas prudents, les deux garçons s’avancèrent entre les deux bibliothèques, accompagnés par un vacarme de grognements et de raclements.

— Excuse le désordre, chuchota Moustique en ramassant des parchemins lacérés auxquels adhéraient des paquets de poils et sur lesquels Septimus distingua des traces de sang. La nuit dernière, y’a eu du grabuge entre une brochure sur l’alligator et une monographie sur le yéti. Un crétin qui ne connaît pas son alphabet les avait rangés côte à côte. Je t’assure que c’était pas beau à regarder. Voyons… Dinosaures… Drosophile… Non, je suis trop loin. Ah ! Les dragons devraient se trouver par ici. Pendant que tu jettes un coup d’œil, je vais m’assurer que personne ne me cherche de l’autre côté. Faudrait pas éveiller les soupçons…

Sur ces paroles, Moustique s’éloigna, laissant son ami seul au milieu d’une foule de livres à plumes, à fourrure ou à écailles.

Septimus se boucha le nez (en partie à cause de l’odeur et en partie parce qu’il sentait venir un énorme éternuement) et se mit à inspecter le dos des livres, cherchant à repérer le nom de Draxx. Or, les pensionnaires de la réserve n’aimaient pas qu’on les regarde avec insistance. Ils s’agitaient nerveusement et quelques-uns parmi les plus gros et les plus velus émirent des grondements sourds et menaçants. Mais aucun d’eux ne concernait Draxx ni même les dragons.

Septimus examinait un livre à écailles qui ne comportait aucun nom à travers les barreaux quand Moustique lui donna une tape sur l’épaule.

— Argh ! glapit-il.

— Chut ! Ton frère est à côté.

— Nicko ? Qu’est-ce qu’il veut ?

— Pas Nicko. Simon.