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PERDUS
Le jour déclinait rapidement dans la Forêt. L’air abattu, Septimus et Nicko étaient assis sur le tronc d’un arbre mort. Sa boussole nichée dans sa paume, Septimus tentait de voir quelle direction indiquait l’aiguille frémissante, mais il faisait sombre malgré l’anneau dragon et les tremblements de sa main ne lui facilitaient pas la tâche. La peur s’insinuait en lui, une peur sourde qu’il avait déjà éprouvée à l’approche de la nuit dans la Forêt.
— C’est le crépuscule, murmura-t-il à l’adresse de Nicko. On ferait bien de rester là. Ce n’est pas le moment de bouger… Pas pendant que les choses se transforment.
Pendant ce temps, au Château, Silas et Sarah regardaient le soleil descendre sur l’horizon depuis le toit du palais. Comprenant enfin que Simon n’avait pas l’intention de ramener Jenna, ils furent pris de panique. Comme ils se dirigeaient vers la tour du Magicien pour s’entretenir avec Marcia, ils rencontrèrent cette dernière qui se rendait chez le professeur Ratel van Klampff.
Au cœur de la Forêt, Septimus et Nicko attendaient en silence, assis côte à côte. Sitôt que le soleil eut plongé derrière les collines, la température fraîchit et Septimus sentit que le jour glissait vers la nuit. La Forêt entière parut s’animer tandis qu’une obscurité presque palpable se refermait sur les deux garçons saisis d’appréhension.
— Je suis vraiment désolé, Sep, marmonna Nicko d’un ton penaud.
— Chut ! murmura Septimus. Ne parle pas à moins d’y être obligé.
Nicko se tut et s’efforça de garder son calme. Il n’avait jamais beaucoup aimé la Forêt, même en plein jour. Il s’y sentait prisonnier d’un interminable dédale de troncs et de branches d’où il ne pouvait s’échapper, et il avait horreur de cela. Tant qu’il se déplaçait et voyait où il posait les pieds, il arrivait à supporter cette idée. Mais l’épaisse chape de ténèbres qui pesait à présent sur eux lui donnait envie de hurler. Il avait déjà éprouvé une pareille panique quand il s’était trouvé pris au piège dans le conduit du vide-ordures de la tour du Magicien. Mais ce jour-là, Marcia les avait rapidement libérés. Cette fois, il n’y avait personne pour mettre fin à son calvaire.
— Qu’est-ce qu’on t’apprenait pendant ces exercices de nuit ? murmura Nicko. Je veux dire, vous faisiez quoi ?
— Eh bien, une fois, on nous a donné l’ordre de creuser une fosse et de passer la nuit au fond à attendre qu’un glouton tombe dedans pour le combattre à mains nues. Il ne s’est rien passé – pas dans notre fosse, en tout cas. En revanche, on a perdu trois gars dans celle d’à côté. Ils se sont bien battus, mais le glouton a gagné. Tu aurais entendu ça… C’était horrible. Pour les exercices d’orientation, l’officier attachait un gars à un arbre et on devait le retrouver avant qu’il se fasse dévorer. On n’arrivait pas toujours à temps.
— Oublie ma question, dit Nicko en frissonnant. Je pensais qu’on t’aurait enseigné des techniques de survie.
— En effet. La première consiste à éviter tout ce qui a plus de dents et court plus vite que toi. La deuxième, à faire attention aux arbres carnivores : quand on en repère un, il est déjà trop tard. Et la plus importante…
— Oui ?
— C’est de ne pas traîner dans la Forêt après le coucher du soleil.
— Ah ! Ah ! Très drôle.
— Si tu veux mon avis, murmura Septimus, on ferait bien de chercher un endroit où passer la nuit en sécurité. En haut d’un arbre, par exemple.
— Un arbre carnivore ?
— Tu ne pourrais pas parler un peu moins fort ?
— Oups ! Désolé.
— Si on a la chance de tomber sur un arbre qui ne soit pas carnivore…
— Quoi ? Tu n’es pas capable de faire la différence ?
— Pas quand il fait noir. La nuit, dans la Forêt, on n’a pas d’autre choix que de s’en remettre au sort. Je disais donc, si on arrive à grimper dans un arbre, on sera à l’abri des gloutons. Mais il faudra quand même se méfier des écureuils vampires.
— Génial !
— Également, certains très vieux arbres sont infestés de sangsues. Une fois, j’ai dormi dans l’un d’eux avec l’élève officier. Le lendemain, à mon réveil, j’ai cru qu’il avait revêtu une tenue de camouflage. En réalité, il était couvert de sangsues de la tête aux pieds. (Septimus pouffa.) Bien fait pour lui !
— Stop ! siffla Nicko. Je ne veux plus rien entendre, compris ? Choisissons un arbre et croisons les doigts.
Septimus hissa son sac sur ses épaules et ils se remirent en route. Cette fois, c’était l’aîné qui suivait son cadet. L’anneau dragon de ce dernier brillait si fort qu’il fourra la main dans sa poche pour en atténuer l’éclat. La lumière aurait attiré vers eux toutes les créatures qui se trouvaient à des lieues à la ronde, en particulier les chiches-faces. Septimus avançait lentement à travers les arbres et Nicko marchait derrière lui en veillant à faire le moins de bruit possible. Mais comme il était moins agile que son frère, il arrivait qu’il froisse des feuilles ou casse une branche en posant le pied dessus. Tôt ou tard, quelqu’un ou quelque chose risquait de les entendre. C’est pourquoi il était urgent qu’ils trouvent refuge dans un arbre. Septimus examinait tous ceux qu’ils dépassaient, espérant apercevoir une branche basse qui pourrait leur fournir une prise, sans succès. Dans cette partie de la Forêt, la plus ancienne, les arbres atteignaient tous des hauteurs considérables et leurs ramures s’épanouissaient bien au-dessus du sol.
Soudain, une poigne de fer serra le bras de Septimus.
— Aïe !
— Chut !
Septimus fit volte-face. Cramponné à son bras, Nicko ouvrait des yeux démesurés.
— Sep, c’est quoi ? Là-bas… J’ai vu un truc jaune qui brillait.
Septimus scruta l’obscurité qui s’étendait autour d’eux en regardant de biais, comme il avait appris à le faire dans l’armée. Ce qu’il vit alors justifia ses pires craintes. Ils étaient entourés par une nuée d’yeux jaunes.
— Sales porcs ! murmura-t-il.
— Des porcs ? répéta Nicko. Ouf ! Pendant une seconde, j’ai cru que c’étaient des gloutons.
— Ce sont des gloutons. Et il y en a un paquet.
— Mais tu viens de dire que c’étaient des porcs ! (Nicko avait l’air peiné.)
— Silence ! J’essaie de réfléchir. Passe-moi le charme de congélation express qui se trouve dans mon sac ! Vite !
— Tu ne peux pas t’en passer ?
— Non. Grouille-toi !
Nicko tenta d’ouvrir le sac à dos, mais ses mains tremblaient si fort qu’il ne trouvait même pas la boucle dans le noir. Septimus était furieux contre lui-même. Il aurait dû sortir le charme à l’avance pour le cas où il aurait eu à s’en servir. Mais il détestait la Forêt autant que Nicko, et cette aversion semblait entraver sa faculté de réflexion.
— Je n’arrive pas à ouvrir ta cochonnerie de sac, souffla Nicko avec une note d’effroi dans la voix. Tu ne pourrais pas les figer comme tu l’as fait pour le cheval ?
— Pour ça, il faudrait d’abord qu’ils se rangent à la queue leu leu.
— Tu ne peux pas les figer à tour de rôle ?
— Non.
Septimus reporta son attention sur les yeux jaunes. Ceux-ci se rapprochaient et se déployaient autour d’eux afin de les encercler, suivant une tactique éprouvée. S’ils attendaient plus longtemps, ils se trouveraient pris au piège.
— Cours ! cria-t-il.
Nicko ne se le fit pas dire deux fois. Septimus partit comme une flèche à travers les arbres, suivi de près par son aîné. Les deux garçons couraient tête baissée, évitant au dernier moment les troncs massifs, bondissant au-dessus des branches tombées et dérapant sur les feuilles mouillées chaque fois que Septimus changeait de direction. À un moment, Nicko risqua un coup d’œil par-dessus son épaule. Les yeux jaunes étaient toujours aussi proches. Les gloutons étaient des chasseurs expérimentés qui ne lâchaient jamais leur proie. Bien mieux, cette course poursuite leur ouvrait l’appétit.
Soudain, Septimus se prit les pieds dans une racine et tomba de tout son long.
— Debout, Sep, haleta Nicko en le relevant de force.
— Aïe ! Ma cheville…
Nicko ne prit pas le temps de s’apitoyer.
— Allez, bouge-toi ! Au cas où tu l’aurais oublié, on a une meute de gloutons à nos trousses.
Septimus se remit en route en boitant, mais dès qu’il tentait d’accélérer l’allure, sa cheville se dérobait sous lui. Il s’arrêta au pied d’un arbre et posa son sac.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? s’exclama Nicko, horrifié.
— C’est peine perdue, Nick. Je ne peux plus courir. Pars devant. Je vais essayer de les congeler avant qu’ils se jettent sur moi.
— Ne dis pas de bêtises, protesta Nicko. Il n’est pas question que je te laisse.
— Si. Je te rejoindrai plus tard.
— Non, c’est faux. Espèce d’idiot, tu vas te faire bouffer !
— Fiche le camp, Nicko.
— Non !
Au même moment, le dernier glouton de la meute referma le cercle. Les deux garçons étaient cernés de toutes parts. Adossés au tronc rugueux d’un gros arbre, ils virent la sinistre guirlande de loupiotes jaunâtres se resserrer lentement autour d’eux. Ils restèrent pétrifiés, n’en croyant pas leurs yeux. Comme tous les habitants du Château, ils avaient déjà vécu cette scène dans leurs cauchemars, mais la réalité dépassait de loin tout ce qu’ils avaient pu imaginer. Une sorte de beauté presque hypnotique se dégageait de cet instant. Ils étaient environnés de silence, comme si toutes les créatures nocturnes avaient interrompu leurs activités pour assister au drame qui se jouait cette nuit et cette nuit seulement dans leur bout de Forêt.
Ce fut Nicko qui rompit le charme. D’un coup de pied, il renversa le sac qui s’ouvrit et déversa tout son contenu sur le tapis de feuilles mortes jonchant le sol. Les deux garçons tombèrent à genoux et farfouillèrent parmi les affaires éparses, cherchant frénétiquement le charme de congélation express.
— Tu parles d’un tas de saloperies ! bougonna Nicko. Ce charme, il ressemble à quoi ?
— Pas à une saloperie. À un glaçon.
— Mais enfin, où est-il passé ? Où ? Où ?
— Oh ! oh ! Je les sens d’ici.
L’haleine fétide des gloutons (moitié viande pourrie, moitié gingivite, car les gloutons de la Forêt avaient une hygiène bucco-dentaire déplorable) empestait l’atmosphère. Nicko et Septimus relevèrent la tête, pleins d’appréhension, et se trouvèrent presque nez à nez avec le chef de la meute. C’était lui qui donnerait le signal de l’attaque.
Soudain, un grognement long et sourd monta des entrailles de l’animal. L’heure était proche. Les yeux jaunes qui entouraient les garçons flamboyèrent, les gloutons bandèrent leurs muscles et se mirent à saliver. Oubliant un instant leurs maux de dents, ils se léchèrent les babines, dévoilant leurs crocs jaunis.
Le grognement devint de plus en plus fort, de plus en plus menaçant, puis le chef de meute dressa son museau vers le ciel et poussa un hurlement à glacer le sang.
La meute s’élança.
L’arbre auquel étaient adossés les deux garçons se jeta brusquement sur ces derniers.
L’arbre fut plus rapide que les gloutons.