38

LE CABINET HERMÉTIQUE

1000000000000275000000FA95F88875.jpg

— Simon ? souffla Septimus, estomaqué. Qu’est-ce qu’il fiche encore ici ?

— Il est venu voir le vieux Vulpin, comme d’habitude. (Moustique fit une moue désapprobatrice.) Ces deux-là, ils sont comme cul et chemise ! Amène-toi.

Moustique saisit Septimus par la manche et l’attira vers le bout de la rangée d’étagères. Puis il s’agenouilla près du mur et se releva aussitôt, tout tremblant : La Formule de l’antivenin de serpent zombie venait d’émettre un sifflement sonore.

— Ouf ! Il m’a flanqué une de ces trouilles ! J’ai horreur de tout ce qui rampe. Toi qui ne crains pas les serpents, approche-toi. Tu entendras mieux.

Septimus se glissa entre son ami et la Formule de l’antivenin de serpent zombie.

— Entendre quoi ? demanda-t-il.

Moustique lui désigna une bouche d’aération.

— Le cabinet hermétique se trouve de l’autre côté du mur, expliqua-t-il. C’est là que ton frère et le vieux Vulpin s’enferment pour faire leurs messes basses. On m’a ordonné de condamner la bouche d’aération, mais ça cocottait grave. Il faut faire circuler un peu d’air, de temps en temps. Si tu tends l’oreille, tu entendras tout ce qu’ils disent.

Septimus s’agenouilla et tout à coup, la voix de Simon lui parvint aussi clairement que si son frère s’était trouvé à ses côtés. Apparemment, il n’était pas content :

— Je vous dis qu’il y a quelque chose qui cloche avec le charme que vous m’avez donné ! Il est complètement imprévisible. J’ai de la chance d’être encore entier. J’ai failli lâcher mon nouvel assistant au-dessus des sables mouvants. Entre nous, ça lui aurait fait les pieds, à cette espèce d’ingrat. Je lui offre la chance de sa vie, et à peine avons-nous décollé que ce butor change d’avis !

— Vous n’êtes pas censé transporter des passagers, rétorqua le premier scribe hermétique d’un ton pincé. L’art du Grand Vol ne se résume pas à un service de taxi !

— Oh ! Inutile de monter sur vos grands chevaux, Hugh. Je compte sur vous pour arranger ça. Il doit exister un moyen de le booster un peu.

— Le booster ?

Les accents outrés d’Hugh Vulpin traversèrent la bouche d’aération.

— Nous parlons du Grand Vol, un art réservé à une poignée d’initiés, et vous me demandez de le booster ? Ce charme est le plus ancien que j’aie eu entre les mains. Regardez-moi ces fils d’or ; ils ont été tissés par les araignées d’Aurum, rien de moins ! Tellement purs et soyeux qu’on ose à peine les toucher.

Simon poussa un soupir exaspéré.

— Pour l’amour du ciel, Hugh ! Je ne nie pas que votre machin fasse de l’effet. Mais à quoi bon, s’il manque de tuer son utilisateur ? En plus, j’ai des doutes sur son authenticité. Il ne fait pas la moitié de ce que vous m’aviez promis.

Hugh Vulpin faillit s’étouffer d’indignation.

— Simon, je puis vous assurer qu’il s’agit du véritable charme du Grand Vol. Je l’ai cherché durant de longues années, pour finir par le découvrir à l’endroit exact où je m’attendais à le trouver : caché dans l’épaisseur de la couverture de ce livre. (Hugh Vulpin tapota la couverture de l’ouvrage en question pour souligner ses paroles.) Ce charme mérite qu’on le respecte, et non qu’on le booste !

La voix de Simon se teinta de menace :

— À propos de respect, vous seriez bien inspiré de m’en témoigner un peu plus. C’est aujourd’hui le grand jour. Tout est presque en place. Si tout se passe comme prévu, vous aurez bientôt affaire à un nouveau magicien extraordinaire. Un qui soit digne de ce nom. Et ma modestie dût-elle en souffrir, à un apprenti – votre serviteur – d’une autre trempe qu’un ex-troufion incapable de faire la différence entre une incantation et une chaussette trouée.

— Je vous ai dit que je ne faisais pas de politique. À mon avis, nous n’avons déjà connu que trop de changements. Pour ma part, je n’ai rien à reprocher à l’actuelle magicienne extraordinaire ni à son apprenti.

— À votre place, je n’en dirais pas plus, rétorqua Simon d’un ton glacial. À moins que vous n’ayez envie de finir asséché ? Hugh Vulpin émit un couinement terrifié :

— Quoi ?

— Vous avez très bien entendu. Dépêchez-vous d’arranger ce sort. Je ne plaisante pas. Je serai de retour dans une heure et alors, il vaudrait mieux pour vous qu’il fonctionne.

— Je verrai ce que je peux faire…

— Vous avez intérêt. À part ça, vous serez certainement heureux d’apprendre que c’est la dernière visite que je vous fais. J’ai apporté la pièce manquante. Vous voyez ?

Simon frappa légèrement sur un objet qui sonnait creux et partit d’un grand rire.

— Vous n’auriez pas dû, objecta Hugh Vulpin. Qui que ce soit, c’est un manque de respect…

— Ce n’est pas à vous de me dire ce que je dois faire, gronda Simon. Croyez-moi, vous saurez bien assez tôt de qui il s’agit. À présent, veuillez ouvrir la porte.

Il y eut un grincement, puis le silence retomba.

— Sale petit prétentieux ! Ça se prend pour…

Au même moment, Vulpin referma bruyamment un épais volume, de sorte que Septimus ne put entendre la fin de l’appréciation qu’il portait sur son frère aîné.

— Un nouveau magicien extraordinaire ? De qui parlait-il ? demanda Septimus à Moustique tandis qu’ils se dirigeaient vers la sortie entre les deux rangées d’étagères.

— Te bile pas, Sep, dit Moustique comme ils atteignaient la porte de la réserve. Ici, personne ne prend ton frère au sérieux. Des cinglés dans son genre, on en reçoit tous les jours. Ils s’imaginent pouvoir régner sur le monde avec une poignée de sorts ténébreux.

— Je souhaite que tu dises vrai.

Moustique ne répondit pas. Mais quand ils furent de retour dans l’officine, il se tourna vers Septimus et proposa :

— Tu sais quoi ? Je m’en vais distraire le vieux Vulpin. Pendant ce temps-là, tu n’auras qu’à te faufiler à l’intérieur du cabinet et lui faucher le charme du Grand Vol. Ça devrait lui rabattre son caquet.

Moustique s’enfonça dans la pénombre du Manuscriptorium. Il reparut quelques minutes plus tard et fit signe à Septimus d’approcher.

— Grouille-toi ! La chance est avec nous. Le vieux Vulpin a ses vapeurs. Il est allé s’allonger. Suis-moi !

Septimus était bien connu des scribes du Manuscriptorium, ce qui explique qu’aucun d’eux ne releva la tête quand les deux garçons s’engagèrent dans le couloir conduisant au cabinet du premier scribe hermétique. Le passage était sombre et étroit, car il tournait sept fois sur lui-même avant de déboucher dans une petite pièce blanche éclairée par une unique bougie. Le cabinet hermétique était sommairement meublé et de forme circulaire pour éviter que des charmes ou des sorts incontrôlables ne se réfugient dans les coins. Une table ronde occupait presque tout l’espace et une colonne sculptée aussi grande que Septimus était poussée contre le mur. Mais l’apprenti ne s’attarda pas sur ces détails. À peine avait-il franchi le seuil de la pièce que son regard tomba sur le charme du Grand Vol qui traînait sur la table, fixé à la ceinture de Simon, auprès d’un épais volume.

— Mais c’est le livre de Marcia ! s’exclama-t-il.

— Chut !

— Je le reconnais, reprit Septimus. Elle l’avait emporté quand elle est retournée au Château durant le Grand Gel, avant de tomber dans le piège que lui avait tendu DomDaniel. Ce dernier le lui a dérobé et depuis, elle le cherche partout. L’apprenti souleva le livre et lut :

— L’Art de vaincre la Ténèbre. C’est bien ça !

— Comment est-il arrivé entre les mains de Vulpin ? demanda Moustique, perplexe.

— En tout cas, il peut lui dire adieu, prédit Septimus. Dès que je l’aurai avertie, Marcia accourra pour le récupérer.

Moustique se promit in petto de prendre la tangente lorsqu’il apercevrait Marcia dans les environs du Manuscriptorium.

— Prends vite le charme et filons, dit-il, craignant de voir Hugh Vulpin réapparaître à l’improviste.

Le charme du Grand Vol était plus petit que Septimus l’aurait cru. Il avait la forme d’une flèche en or délicatement ouvragée, avec des ailerons bizarrement tordus. Septimus se demanda si les difficultés évoquées par Simon ne provenaient pas de là. Mais comme il tendait la main vers lui, la ceinture se tordit sur la table et se transforma en un petit serpent rouge à la tête ornée de trois étoiles noires qui s’enroula aussitôt autour du charme. Le serpent fixa ses yeux jaunes sur Septimus et se dressa vivement, prêt à attaquer.

— Aaah !

Moustique plaqua une main sur sa bouche pour étouffer le râle épouvanté qui avait jailli de sa gorge, mais il était trop tard. Quelqu’un l’avait entendu.

Une voix hésitante s’éleva à l’autre bout du passage :

— Hé ho ? Y’a quelqu’un là-dedans ?

— Tirons-nous d’ici en vitesse, souffla Moustique à son compagnon.

— Hé ho ? répéta la voix.

— Tout va bien, Bécasseau, cria Moustique. L’apprenti extraordinaire s’est trompé de chemin. Je le reconduis vers la sortie.

— Ah ! Bien. Vous m’avez fait des émotions, tous les deux. M. Vulpin m’a confié la surveillance du cabinet.

— Pas de problème, Bécasseau, reprit Moustique d’un ton enjoué. On arrive tout de suite. Inutile d’entrer. (Puis, à voix basse.) Nom d’un chien, Sep. Grouille-toi !

Septimus ne pouvait se résigner à abandonner le charme. Le serpent et lui continuaient à se jauger quand la voix aigrelette de Bécasseau résonna dans la pièce :

— Ah ! content de vous revoir, monsieur Vulpin.

Septimus et Moustique échangèrent un regard paniqué.

— Qu’est-ce que vous fichez, Bécasseau ? maugréa le premier scribe hermétique. Ôtez-vous de mon chemin !

— Oups… Pardon, monsieur. C’était votre pied ?

— Ça l’est toujours, Bécasseau. Vous voulez bien cesser de l’écraser ?

— Tout de suite, monsieur Vulpin. Désolé.

— Pour l’amour du ciel, retournez à votre pupitre et arrêtez de vous excuser.

— Pardon… Euh, tout de suite, monsieur Vulpin. Maintenant, si vous le permettez, je vais me faufiler… J’y suis presque… Oh ! Pardon.

— Bécasseau…

Bécasseau s’excusa à nouveau et battit en retraite derrière son pupitre. Entre-temps, Moustique avait actionné un levier en cuivre encastré dans le mur. Un sifflement retentit et cette fois, il ne provenait pas du serpent. Une trappe circulaire dissimulée sous la table se souleva lentement, laissant pénétrer un courant d’air glacé.

— Descends vite, Sep ! dit Moustique d’un ton pressant.

Septimus lança un regard plein de regret au serpent toujours enroulé autour du charme. Le sifflement produit par l’ouverture de la trappe, en lui faisant croire à la présence d’un rival, avait excité la fureur du reptile. Cependant, le bruit des pas de Vulpin se rapprochait. Septimus saisit le livre de Marcia et se glissa à travers la trappe, suivi de près par Moustique.