Le chantier de Jannit Maarten était désert quand le bateau accosta. Nicko sauta sur le ponton, une corde bleu azur à la main, dans l’intention de l’amarrer à un poteau. Mais la dragonne semblait avoir d’autres projets. Elle continua à avancer à une allure lente mais régulière.
— Eh ! cria Nicko. Elle va percuter le quai ! Fais quelque chose, Sep !
Septimus sortit brusquement de sa torpeur :
— Elle ne veut rien savoir, Nick ! Jen, dis-lui d’arrêter !
On entendit un plouf. Nicko venait de lâcher la corde pour éviter d’être entraîné dans l’eau. Septimus commença à paniquer. Comment arrête-t-on un bateau, surtout s’il est doué d’une volonté propre ?
— Elle dit qu’elle n’est pas encore arrivée ! rapporta Jenna.
— Où ça ? cria Septimus.
Le dragon poursuivait en direction d’un cul-de-sac situé à l’extrémité du chantier qu’on appelait l’encoche.
— Chez elle ! reprit Jenna. Attention, Sep ! Elle compte s’engouffrer là-dedans !
La dragonne vint se placer face à l’entrée de l’encoche. Nicko, qui courait à présent à ses côtés, aperçut le mur – un mur en pierre de taille, comme celui qui formait l’enceinte du Château – au fond de l’impasse. À l’allure où filait le bateau, la collision semblait inévitable.
— Non ! hurla-t-il à pleins poumons. Sep, arrête-la !
Mais Septimus était impuissant ; la dragonne ignorait les ordres de son maître. Debout à la proue, Jenna vit le haut mur de pierre foncer vers eux. Elle se jeta à plat ventre sur le pont et se prépara au choc.
Elle entendit Nicko pousser un cri de stupeur. Au même moment, l’air fraîchit et l’obscurité se fit autour d’elle. Une forte odeur de souterrain humide vint frapper ses narines.
Tandis que la dragonne s’immobilisait, elle osa relever la tête et découvrit l’intérieur d’une vaste grotte aux parois incrustées de lapis.
— Tu peux ouvrir les yeux, Sep, dit-elle. Nous sommes arrivés à destination.
À l’autre bout du chantier, une bougie s’alluma derrière la vitre d’une cabane branlante Jannit Maarten venait de se réveiller en sursaut. Quelques secondes plus tard, la porte de la cabane s’ouvrit et Jannit lâcha la bougie qui s’éteignit.
— Par Neptune ! s’exclama-t-elle. Qu’est-ce que c’est que ça ?
Tel un renard courant après une poule, elle partit comme une flèche à travers le chantier, sautant au-dessus des bateaux et du fouillis qui encombrait la cour, et se retrouva bientôt aux côtés de Nicko. Elle resta sans voix en découvrant la dimension cachée de son cher chantier. Certes, celle-ci faisait un peu trop m’as-tu-vu à son goût. Pour sa part, elle n’aurait jamais eu l’idée de décorer un hangar avec des cailloux bleus ni de couvrir ses murs de gribouillis sans queue ni tête, sans parler des baguettes dorées qui encadraient la porte. Mais les dimensions de la caverne lui parurent aussi stupéfiantes que le bateau qu’elle abritait Jannit n’était pas quelqu’un d’émotif. Pourtant, elle éprouva tout à coup le besoin de s’asseoir sur un canot retourné.
— Tu as quelque chose à voir là-dedans, Nicko ? demanda-t-elle d’une voix étrangement fluette. C’est toi qui as trouvé l’entrée ?
— Non, c’est la dragonne. Elle savait…
Incapable de poursuivre, Nicko repassa dans son esprit la scène incroyable dont il venait d’être témoin. La dragonne s’engouffre dans l’encoche, la tête dressée. Et juste comme elle va se fracasser, une vive lumière jaillit d’un disque d’or que Nicko n’avait encore jamais remarqué, situé dans la partie supérieure du mur. Puis la dragonne souffle le feu par ses naseaux et les pierres qui paraissaient si solides fondent au contact des flammes, révélant l’intérieur éblouissant de la caverne. Pleine de majesté, la dragonne pénètre dans celle-ci en glissant sur l’eau et s’arrête sans à-coup. Nicko n’avait jamais rien vu d’aussi beau, et il regrettait que Jannit n’ait pu assister à ce véritable miracle.
Septimus et Jenna descendirent du bateau et empruntèrent un des trottoirs de marbre blanc qui bordaient la caverne afin de rejoindre Jannit et Nicko à l’extérieur. Dans un silence recueilli, ils regardèrent la dragonne prendre possession de l’abri tel un cygne s’installant dans son nid.
— Quand j’étais petite, reprit Jannit au bout d’un moment, j’ai lu quelque chose dans ce goût-là. Ma tante m’avait offert un livre magnifique. Comment s’appelait-il, déjà ? Ah oui ! Cent contes étranges et curieux pour les enfants qui s’ennuient. C’est lui qui m’a donné la passion des bateaux. Mais bien sûr, ça ne peut pas être le bateau dragon dont il parlait…
— En effet, ajouta un peu trop vite Septimus. Ce n’est qu’une légende.
Jannit lança un regard pénétrant à l’apprenti de Marcia.
— Si tu le dis…, reprit-elle.
Jenna et Septimus laissèrent le bateau dragon sous la garde de Jannit pour se rendre à la tour du Magicien. Avant de se mettre en route, Septimus avait jeté un coup d’œil à l’intérieur de son sac ignifugé et constaté avec soulagement que Boutefeu était toujours plongé dans un profond sommeil.
À présent, les deux enfants cheminaient d’un pas fatigué à travers la ville déserte. C’était la nouvelle lune, aussi faisait-il nuit noire. Toutefois, Jenna et Septimus se sentaient en sécurité dans les rues du Château. Ils les connaissaient comme leur poche, contrairement à celles du Port, et savaient quelles étaient les ruelles à éviter et les raccourcis les plus commodes. Les abords de la voie du Magicien étaient éclairés par le rayonnement des torches. Nos deux héros s’engagèrent dans une venelle étroite et bientôt, Septimus poussa le vieux portail en bois qui donnait accès à la cour du Magicien.
Ils avaient convenu que Jenna passerait la nuit à la tour et regagnerait le palais au matin. Quand ils furent au sommet de l’escalier de marbre, Septimus murmura le mot de passe et les lourdes portes en argent s’écartèrent en silence.
Les deux enfants franchirent le seuil sur la pointe des pieds. Jenna déchiffra distraitement les mots aux couleurs sourdes qui dansaient sur le sol : BIENVENUE À NOTRE PRINCESSE ET À L’APPRENTI. CONTENTS DE VOUS VOIR SAINS ET SAUFS. BIENVENUE À TOI, BOUTEFEU. L’intérieur de la tour paraissait toujours aussi étrange à Jenna. L’odeur de Magyk qui imprégnait l’air lui tournait un peu la tête et elle avait du mal à percevoir les sons les plus proches, comme s’ils étaient hors de portée d’oreille. Le sol lui donnait l’impression de s’enfoncer sous ses pieds tandis qu’elle et Septimus se dirigeaient vers l’escalier d’argent. Quand celui-ci entra en rotation, les deux enfants épuisés s’assirent sur les marches et attendirent qu’il les amène au sommet de la tour.
L’escalier était en mode nocturne, de sorte qu’il se déplaçait lentement et en silence. Jenna posa la tête sur l’épaule de Septimus et compta machinalement les étages qui défilaient. Une clarté diffuse aux reflets pourpres éclairait chaque palier et des ronflements assourdis s’échappaient des appartements de quelques vieux magiciens. Avant d’atteindre le vingtième étage, Jenna et Septimus se levèrent et se préparèrent à descendre. Soudain, Jenna saisit le bras de son compagnon.
— Regarde ! murmura-t-elle.
— Qu’est-ce qu’il fiche ici, celui-là ? souffla Septimus.
Les deux enfants sautèrent en silence sur le palier et s’approchèrent des appartements de Marcia sur la pointe des pieds.
Posté devant la porte cramoisie, un grand échalas vêtu de la robe marron à parements bleus des sous-magiciens et coiffé d’un drôle de bonnet en tissu écossais qui couvrait les oreilles et s’attachait sous le menton dormait à poings fermés sur une petite chaise en bois, la tête inclinée sur la poitrine.
— C’est qui ? demanda Jenna.
— Pincepoule !
Le dormeur se réveilla en sursaut.
— Hein ? Quoi ? fit-il en jetant des regards effarés autour de lui. Puis il aperçut Septimus et aboya :
— Qu’est-ce que tu veux, 412 ?
Septimus se mit au garde-à-vous. Ç’avait été plus fort que lui. Durant une fraction de seconde, il s’était à nouveau cru à l’armée, sous les ordres du répugnant Pincepoule.
Brusquement, Pincepoule se rappela où il était et à qui il s’adressait. Saisi d’horreur, il bredouilla :
— Hum ! Je vous prie de m’excuser, apprenti. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Désolé. Je ne voulais pas vous offenser.
Comme Septimus, choqué, restait sans voix, Jenna crut bon d’intervenir.
— Nous allons passer la nuit ici. Pourriez-vous nous ouvrir, s’il vous plaît ?
Pincepoule scruta la pénombre du regard. Comme il avait la vue basse (ce qui faisait de lui un très mauvais Chasseur en second), il n’avait pas remarqué que Septimus était accompagné. Quand il reconnut la princesse du Château, il se leva si vite qu’il renversa sa chaise.
— Saperlipopette ! Pardon, Votre Altesse. Je ne vous avais pas vue.
Jenna sourit, pas mécontente de l’effet qu’elle produisait.
— Ce n’est pas grave, Pincepoule. Vous voulez bien nous laisser passer, à présent ?
— Non. Mille excuses, mais j’ai reçu des instructions. Personne ne doit franchir cette porte. Raisons de sécurité. Vous m’en voyez navré. Je regrette infiniment.
— Pourquoi cela ?
— Pas la moindre idée, reprit Pincepoule d’un air penaud. Je ne fais qu’obéir aux ordres, Votre Altesse.
Septimus jugea qu’il en avait assez entendu.
— Dégage, Pincepoule. Que ça te plaise ou non, nous entrons.
Il fit un pas en direction de la porte. Sitôt qu’elle eut identifié l’apprenti extraordinaire, celle-ci pivota sur ses gonds et les enfants entrèrent, au grand désespoir de Pincepoule qui se tordait nerveusement les mains.
Les appartements de Marcia étaient plongés dans l’obscurité.
— Pourquoi Pincepoule ne voulait-il pas nous laisser passer ? murmura Jenna. J’espère qu’il n’est rien arrivé de grave…
Septimus s’immobilisa, tous ses sens en alerte. L’anneau dragon brillait de plus en plus fort à son doigt.
— Je ne perçois aucune présence inhabituelle, dit-il au bout de quelques secondes. Juste celle de l’ombre. Et il me semble entendre… Oui, j’entends Marcia respirer. Écoute !
— Je n’entends rien du tout, Septimus.
— Non ? Pas étonnant. En ce moment, j’apprends à détecter le souffle humain. C’est comme ça que papa t’a trouvée, tu sais. C’est aussi grâce à cela que Marcia m’a découvert sous la neige. Je ne suis pas encore aussi doué qu’eux, mais suffisamment pour entendre Marcia.
— Oh ! Mais comment sais-tu que ce n’est pas l’ombre qui respire ?
— Parce qu’elle ne respire pas, bécasse. Elle n’est pas vivante. En plus, elle n’est pas humaine.
La réponse de Septimus n’était pas faite pour rassurer Jenna.
— Il fait drôlement sombre, là-dedans, remarqua-t-elle.
Septimus effleura de la main une bougie posée près de la grande cheminée en pierre. La mèche s’alluma instantanément, projetant des ombres mouvantes sur le mur et sur le piège à ombres. Tapi dans un coin, celui-ci évoquait une araignée géante attendant qu’une proie vienne se prendre à sa toile. Jenna frissonna. Quelque chose dans son aspect lui rappelait l’observatoire.
— Tu as froid, Jen ?
Septimus fit claquer ses doigts. Un fagot de branchages sauta aussitôt dans l’âtre et s’enflamma. Puis deux grosses bûches s’échappèrent du coffre à bois et s’empressèrent de suivre le même chemin. Bientôt, une douce clarté se répandit dans la pièce, dissipant quelque peu les craintes de Jenna.
— Tu peux prendre la chambre des magiciens invités, proposa Septimus. Elle est très jolie. Viens, je vais te la montrer.
Jenna eut un mouvement de recul en songeant à l’ombre qui attendait en haut, près de Marcia.
— Non merci, Sep. Je préfère dormir ici, devant la cheminée. Septimus remarqua combien elle était pâle. Son séjour chez Simon, au contact de la Ténèbre, l’avait visiblement affectée.
— D’accord, dit-il. Je vais rester avec toi.
Un peu plus tard, la haute silhouette de Marcia s’encadra dans la porte et considéra les deux enfants blottis sous un tas de précieuses couvertures pourpres. Elle s’attarda un moment sur le seuil et sourit. Cette peste d’ex-rat coursier n’avait pas menti. Jenna et Septimus étaient sains et saufs. Même si elle n’en avait jamais douté, elle était contente de les revoir.
Marcia s’éloigna sur la pointe des pieds. L’ombre jeta un regard mauvais aux deux formes endormies et une lueur soufrée brilla dans ses yeux. Puis elle tourna les talons et gravit les degrés de pierre glacés à la suite de Marcia.