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LE CAVALIER NOIR
Gudrun la Grande montait la garde devant le palais. Flottant à quelques mètres du sol, elle somnolait paisiblement au soleil. Gudrun était une Ancienne, le fantôme d’une des toutes premières magiciennes extraordinaires. Elle était presque invisible en plein jour, de sorte que Jenna et Septimus, occupés à discuter du mystérieux cavalier, la traversèrent sans la voir. Perdue dans son rêve, Gudrun la Grande les salua distraitement, les prenant pour deux apprentis (des jumeaux) qu’elle avait formés à l’époque où la tour du Magicien était à peine sortie de terre.
Quand Alther Mella avait pris en main l’organisation du Château en attendant que Jenna soit en âge de monter sur le trône, il avait décidé qu’on ne verrait plus jamais de soldats faire les cent pas devant le palais, comme pendant les dix années de terreur qu’avait duré le règne des custodes. Par conséquent, il avait demandé aux Anciens de les remplacer. Beaucoup d’Anciens avaient au moins cinq cents ans et certains, telle Gudrun, étaient encore plus vieux. Les fantômes perdaient leur substance avec l’âge, si bien qu’on avait du mal à les distinguer. Jenna n’arrivait pas à s’habituer au fait qu’en franchissant une porte, elle traversait généralement en même temps le second officier de la chambre de la reine ou quelque autre antique dignitaire. Elle s’avisait seulement de sa bévue en entendant une voix chevrotante lui déclarer : « Je vous souhaite la bonne journée, gente damoiselle », lorsque, réveillé en sursaut, le fantôme peinait à rassembler ses esprits. Par chance, le palais n’avait guère changé depuis sa construction et la plupart des Anciens s’y repéraient assez bien. Beaucoup étaient des magiciens extraordinaires, ce qui explique que la vision d’une cape pourpre à la couleur fanée flottant dans le dédale de couloirs et de salles du palais n’avait rien d’inhabituel.
— Je crois que je viens encore de traverser Gudrun, dit Jenna. J’espère qu’elle ne m’en voudra pas.
— C’est une drôle d’idée de faire garder les portes par des Fantômes, remarqua Septimus (Il examina son pouce. À son grand soulagement, il paraissait guéri.) N’importe qui pourrait entrer.
— Justement, c’est le but. Le palais est ouvert à tous les habitants du Château.
— Hum ! Mais il pourrait y avoir des gens qu’il vaudrait mieux laisser dehors.
— Quel rabat-joie ! À mon avis, tu passes trop de temps entre quatre murs, penché sur des grimoires qui sentent le moisi. C’est toi le chat !
Jenna partit comme une flèche à travers les pelouses jaunies par le soleil d’été, séparées en deux parties par une large allée cavalière qui aboutissait aux portes du palais. Ce dernier était un des plus vieux bâtiments du Château. Construit dans le style ancien, avec de petites fenêtres fortifiées et des murs crénelés, il était entouré par un fossé ornemental qui abritait une redoutable colonie de tortues happantes, héritage du précédent occupant des lieux, le custode suprême. Un pont trapu enjambait le fossé et conduisait à deux portes en chêne massif. Par cette belle matinée d’été, celles-ci étaient grandes ouvertes.
Septimus avait appris à apprécier le palais. Le soleil illuminait sa façade de pierre blonde, lui donnant un air accueillant. Du temps où il était soldat, il avait souvent monté la garde devant et la demeure du custode suprême lui paraissait alors sombre et sinistre. Mais à tout prendre, malgré le froid et l’ennui, la charge de sentinelle comportait moins de dangers que la plupart des missions que lui assignait la Jeune Garde.
L’été, Septimus aimait regarder Billy Pot tondre les pelouses. Billy était l’inventeur d’une « brouteuse à gazon » plus ou moins efficace selon l’appétit des iguanes nains de jardin dissimulés à l’intérieur. Les iguanes nains étaient l’arme secrète de Billy, ou du moins le croyait-il. En réalité, la plupart des gens avaient deviné comment fonctionnait sa brouteuse : Billy poussait celle-ci et les iguanes broutaient la pelouse. Quand ils faisaient la fine bouche, Billy s’allongeait dans l’herbe et les traitait de tous les noms.
Billy Pot élevait des centaines d’iguanes nains dans des cabanes près de la Rivière. Chaque matin, il sélectionnait les vingt iguanes les plus affamés, les enfermait à l’intérieur de la machine et roulait celle-ci jusqu’aux pelouses du palais. Billy espérait qu’un jour, il ne serait pas obligé de recommencer à tondre sitôt qu’il aurait terminé, car il aurait bien aimé prendre des vacances. Mais cela n’arrivait jamais. Quand il avait fini de promener la brouteuse sur toute l’étendue des pelouses, l’herbe avait repoussé et tout était à refaire.
Septimus courait sur l’herbe après Jenna quand il identifia le clic-clac de la brouteuse au loin. Puis il vit Billy Pot pousser l’engin le long de l’étroit sentier qui bordait le fossé afin d’attaquer un nouveau carré de pelouse. Septimus pressa l’allure, déterminé à ne pas se laisser distancer. Mais Jenna était plus grande et plus rapide que lui, même s’ils avaient exactement le même âge.
Arrivée au pont, elle s’arrêta et attendit qu’il la rejoigne.
— Viens vite, Sep, lui dit-elle. Allons trouver maman.
Ils traversèrent et se dirigèrent vers la porte du palais. L’Ancien qui gardait celle-ci était bien réveillé. Assis sur une petite chaise dorée judicieusement placée au soleil, il suivit leur approche d’un regard plein d’indulgence et défroissa sa cape pourpre (lui aussi avait été un magicien extraordinaire très respecté en son temps) avant de sourire à Jenna :
— Bonjour, princesse. (Sa voix était si faible qu’elle semblait venir de très loin.) Je me réjouis de vous voir. Et bonjour à toi, apprenti. Dis-moi, où en es-tu de tes études ? As-tu déjà réussi une triple transsubstantiation ?
— Presque, répondit Septimus.
— Très bien, mon garçon, le félicita l’Ancien.
— Bonjour, Godric, dit Jenna. Savez-vous où nous pourrions trouver maman ?
— Justement oui, princesse. Dame Sarah m’a fait part de son intention de se rendre au potager pour ramasser des simples. Je lui ai répondu qu’une fille de cuisine pouvait s’en charger à sa place, mais elle a insisté pour y aller elle-même. Votre mère est une femme admirable, ajouta l’Ancien d’un ton rêveur.
— Merci, Godric. Nous allons la rejoindre au jardin… Hé ! Ça va pas, la tête ?
Septimus lui avait agrippé le bras.
— Jen, regarde !
Il indiqua du doigt un nuage de poussière qui se déplaçait vers le palais.
L’Ancien quitta sa chaise et se laissa flotter jusqu’à la porte.
— Un cheval noir… Et un cavalier noir, annonça-t-il après avoir scruté l’horizon face au soleil aveuglant.
Sa voix produisait un faible écho. Septimus attira Jenna dans l’ombre.
— Qu’est-ce qui te prend ? protesta la petite fille. C’est le même cavalier que tout à l’heure. Enfin, nous allons voir à quoi il ressemble.
Elle s’avança en pleine lumière au moment où le cheval atteignait le palais. Penché sur l’encolure de sa monture, le cavalier pressait celle-ci au maximum. Sa cape noire ondulait dans son dos. Au lieu de marquer une halte devant la première porte, il traversa Gudrun la Grande et remonta l’allée au galop, juste comme Billy Pot et la brouteuse franchissaient celle-ci pour rejoindre leur carré de pelouse. Billy parvint à éviter le choc, mais la brouteuse eut moins de chance. Faute d’avoir été assez rapide, elle se retrouva en pièces détachées. Les iguanes nains s’égaillèrent dans toutes les directions, laissant Billy planté devant un tas de ferraille.
Sans plus se soucier du désespoir de Billy ni des iguanes qui profitaient de leur liberté retrouvée, le cheval poursuivit sa course effrénée vers le palais. Ses sabots soulevaient la poussière et rendaient un son mat en martelant la terre sèche.
Jenna et Septimus s’attendaient à le voir emprunter le sentier menant aux écuries, mais à leur grand étonnement, il franchit le pont sans ralentir l’allure. Guidé d’une main experte par son cavalier, il passa la porte au galop, traversant Godric. Jenna perçut la chaleur de son corps en sueur au moment où il la frôlait. Au passage, il éclaboussa sa tunique d’écume et s’éloigna avant qu’elle ait pu protester. Ses sabots dérapèrent sur les dalles du hall, faisant jaillir des étincelles, quand il tourna à gauche et s’enfonça dans la pénombre du promenoir, le couloir d’un kilomètre qui constituait en quelque sorte l’épine dorsale du palais.
Le fantôme de Godric se releva et marmonna :
— Le froid… Un froid intense m’a envahi.
Tout tremblant, il se laissa tomber sur sa chaise et ferma ses yeux transparents.
— Vous vous sentez bien, Godric ? demanda Jenna.
— Oui, fit Godric d’une voix à peine audible. Merci, Votre Honneur. Je voulais dire, Votre… Principauté.
— Vous êtes sûr que ça va ?
Jenna considéra le vieux spectre avec inquiétude, mais il s’était endormi.
— Viens, Sep, dit-elle. Allons voir ce qui se passe.
L’intérieur du palais paraissait sombre en venant du dehors. Les deux enfants coururent vers le promenoir dont on n’apercevait pas le bout. Le cavalier était invisible et on n’entendait aucun bruit.
— Disparu, murmura Jenna. C’était peut-être un fantôme…
— Un drôle de fantôme, remarqua Septimus en désignant des traces de sabots poussiéreux sur le tapis rouge fané qui recouvrait les dalles usées.
Avant que le custode suprême accède au pouvoir, le promenoir était rempli de trésors – statues inestimables, tentures et tapisseries précieuses –, mais il n’était plus que l’ombre de lui-même. Durant ses dix années de règne, le tyran avait dépouillé le palais de la plupart de ses objets de valeur pour financer de somptueux banquets. Septimus et Jenna dépassèrent quelques portraits de reines et de princesses de l’ancien temps qu’on avait exhumés de la cave et des coffres aux serrures cassées et aux charnières arrachées. Après trois reines à l’air revêche et une princesse qui louchait, les traces de sabots obliquaient vers la droite en direction de la salle de bal. Les portes de celle-ci étaient grandes ouvertes. Jenna et Septimus entrèrent et suivirent la piste à l’intérieur. Il n’y avait toujours aucun signe du cavalier.
— Ouah ! s’exclama Septimus en franchissant le seuil de la salle de bal. Qu’est-ce que c’est grand !
De fait, à l’époque de la construction du palais, on disait volontiers que la salle de bal aurait pu contenir toute la population du Château. Si ce n’était plus le cas, elle n’en restait pas moins impressionnante : son plafond était plus haut qu’une maison et ses fenêtres monumentales, constituées d’une multitude de carreaux, répandaient une profusion de couleurs sur l’immense parquet ciré. Les panneaux inférieurs, que l’on avait ouverts pour laisser pénétrer le soleil, donnaient sur les pelouses à l’arrière du palais et par-delà, sur la Rivière.
— Il a dû partir par là, hasarda Jenna.
— À moins qu’il n’ait disparu, murmura Septimus. Rappelle-toi les paroles de l’Ancien : « Un cheval et un cavalier noirs. »
— Ne dis pas de bêtises, le gronda Jenna. Il faisait seulement allusion à la robe du cheval et aux vêtements du cavalier. Cela ne te vaut rien de croupir à la tour avec Marcia et son ombre. Je te dis qu’il est ressorti par une fenêtre.
— Tu n’en as aucune preuve, objecta Septimus, piqué au vif.
— Si. Regarde !
Jenna indiquait du doigt un tas de crottin fumant dans l’embrasure d’une des portes fenêtres. La mine de Septimus s’allongea.
Les deux enfants sortaient prudemment sur la terrasse quand ils entendirent Sarah Heap crier.