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L’ENVOL
Assise sur la chaise de Pincepoule, Marcia serrait L’Art de vaincre la Ténèbre dans ses mains. La porte violette de ses appartements était à nouveau barricadée, mais cette fois, tout le monde hormis Boutefeu se trouvait dehors. Réunis sur le palier, nos héros percevaient les échos des sorts nettoyant, réparateur et anti-Ténèbre en cours à l’intérieur. En donnant des coups de pied aux restes de DomDaniel, Simon avait accidentellement éclaboussé Boutefeu, si bien que Marcia avait jugé plus prudent de soumettre le dragonnet au sort anti-Ténèbre.
Se sentant de trop, Pincepoule faisait des efforts maladroits pour alimenter la conversation.
— Vous avez programmé un sort nettoyant de cinq minutes, dame Marcia ? demanda-t-il. (Cela faisait à peine une semaine qu’il avait abordé les tables de durée.)
— Cinq minutes ! répéta Marcia avec un ricanement de mépris. Il faudra plus de cinq minutes pour éliminer la Ténèbre qui souille cet endroit. Sans parler des dégâts causés par un certain dragon. Non, j’ai activé un sort illimité.
— Illimité ? Juste ciel !
Pincepoule s’imaginait passant le reste de son existence coincé sur le palier, à échanger des politesses avec Marcia Overstrand, et cette perspective n’était pas faite pour le réjouir.
— Un sort illimité dure aussi longtemps que nécessaire, expliqua Marcia. Il ne s’interrompt qu’après avoir accompli sa tâche. Vous feriez bien de vous en inspirer, Pincepoule. Si j’ai bonne mémoire, l’article sur les sorts illimités figure à la toute dernière page des tables de durée.
— Oh ! Euh… Maintenant que vous le dites, ça me revient. Pincepoule n’en menait pas large, mais Marcia avait des préoccupations plus urgentes.
— Alther, vous allez vous rendre chez Ratel van Klampff et sa mégère de gouvernante et me les ramener sur-le-champ. J’ai hâte d’entendre leurs explications.
— Rien ne me ferait plus plaisir, mais je n’ai pas pu franchir le seuil de leur maison. (Le vieux fantôme secoua la tête d’un air dépité.) Je suis désolé de t’avoir si mal conseillée. Sachant ce qu’Otto van Klampff a fait pour moi, je n’aurais jamais imaginé que son fils nous trahirait.
— Ne vous flagellez pas, Alther. Si quelqu’un est à blâmer, c’est Una Brakket. Et Hugh Vulpin. Vous m’aviez mise en garde contre ce dernier, mais je ne vous ai pas écouté.
— Tu n’étais plus toi-même, rétorqua Alther. Tu étais sous l’emprise de l’ombre.
— Je n’ai pas davantage cru Septimus quand Simon a enlevé Jenna. Je refusais de me rendre à l’évidence.
— Encore une fois, tu n’y pouvais rien. L’ombre t’avait aveuglée.
Marcia se dressa tel un ressort tandis que Pincepoule se précipitait pour rattraper sa chaise avant qu’elle ne tombe.
— À présent, j’y vois clair. Ombre ou pas, j’ai été bien inspirée de faire surveiller la maison de Ratel van Klampff. Simon n’a pas pu apporter tous les os en un seul voyage. Il devait préparer son coup depuis des mois. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pas entré par la rue. Mes espions l’auraient vu.
— Tes espions ? demanda Alther. Quels espions ?
— Les pensionnaires du Centre de réinsertion. Une poignée de gentils garçons qui aspirent à devenir magiciens…
— Gentils ? s’indigna Septimus. Ils sont horribles, oui ! Chaque fois que j’allais là-bas, ils me donnaient des noms d’oiseaux.
— C’était pour ne pas éveiller les soupçons. Ils se sont montrés très efficaces et consciencieux. Songe qu’ils étaient sur la jetée nuit et jour, et ce par tous les temps… Ils feront d’excellents magiciens d’ici quelques années.
Septimus eut une inspiration subite :
— Simon… Il est passé par les tunnels de glace, pas vrai ? Marcia parut surprise.
— Chut ! Pas devant… Pincepoule, rendez-vous de ce pas à l’allée du Serpent et ramenez-moi Ratel van Klampff ainsi qu’Una Brakket. Enfermez-les dans la chambre forte attenante au grand hall en attendant que je les interroge. Ensuite, vous irez chercher Hugh Vulpin et lui réserverez le même traitement. Compris ?
Pincepoule salua et se dirigea vers l’escalier en spirale, soulagé de ne plus avoir à faire assaut de civilités.
Quelques minutes plus tard, un ronron discret avertit nos amis que la porte était sur le point de s’ouvrir. Ils pénétrèrent ensuite dans une pièce remise en état, nettoyée de fond en comble et exempte de la moindre trace de Ténèbre. Le visage de Marcia s’éclaira brièvement, jusqu’à ce que son regard tombe sur Boutefeu.
— L’espèce de monstre ! s’exclama-t-elle d’un air incrédule. Il est vautré sur mon beau tapis chinois !
Boutefeu ne lui prêta guère attention, car il était occupé à déplier ses ailes pour la première fois. Le duvet qui les recouvrait était tombé, saupoudrant le tapis de Marcia d’une épaisse couche de poussière verte. À présent, le dragonnet éprouvait une envie irrésistible de se servir de ses ailes toutes neuves, et Marcia connaissait assez son espèce pour savoir que rien ne pourrait l’en empêcher.
— Nous allons devoir le faire sortir et le conduire à la rampe de lancement, dit-elle. Il n’est pas question qu’il prenne son envol ici.
— Quelle rampe de lancement ? demanda Septimus.
— Celle qui est dehors, répondit Marcia avec un geste de la main en direction de la fenêtre qu’avait ouverte Alther.
— Ah !
Septimus venait de comprendre pourquoi on distinguait un petit dragon en plein vol, gravé dans la pierre du linteau de la fenêtre en question.
— Ne t’inquiète pas, reprit Marcia. Elle a beau être très ancienne, elle est parfaitement sûre. Les magiciens extraordinaires ont l’obligation de l’entretenir en cas de besoin, même si elle doit servir de piste d’atterrissage à des idiots dans le genre de Simon Heap.
Boutefeu se laissa attirer sur la rampe de lancement grâce à une boîte de biscuits que Septimus avait trouvée sous l’évier. Les biscuits étaient un peu détrempés, mais il en fallait davantage pour dégoûter le dragon. Assis sur la plateforme, celui-ci se remplissait la panse en contemplant béatement le Château qui s’étendait sous lui tel un plateau de Pagaille Poursuite géant.
Cependant, Marcia faisait ses recommandations à son apprenti :
— Pour ton premier vol, je t’interdis les figures compliquées. Un petit tour et tu te poses dans la cour. Veux-tu un navigateur ?
— Un quoi ?
Septimus jeta un coup d’œil par la fenêtre et sentit ses jambes flageoler.
— Draxx, règle numéro 16 b, article VIII : « Pour mériter son titre, le navigateur (ou la navigatrice) devra participer à l’envol du dragon. » Si tu en veux un, c’est maintenant ou jamais.
— Désolé de ne pouvoir t’aider, dit Moustique. (Lui et Marcia tentaient de faire passer la queue du dragon par-dessus le rebord de la fenêtre.) Je suis lié par contrat au Manuscriptorium pour encore cinq ans. J’ai droit à une journée de congé toutes les deux semaines – et encore, pas toujours. J’ai peur de ne pas être assez disponible. Quoique avec tout ça, je ne suis pas sûr de conserver mon travail…
— Bien sûr que si, rétorqua Marcia. En revanche, je n’en dirais pas autant de Vulpin.
— Mer… merci, bredouilla Moustique.
— Je veux bien être ta navigatrice, proposa Jenna. Enfin, si tu acceptes.
— Tu parles sérieusement, Jen ?
Septimus reprit un peu confiance à l’idée de ne pas affronter le vide seul.
— Bien sûr. Ce serait un grand honneur pour moi.
Boutefeu venait d’achever le dernier biscuit. Pour ne pas en perdre une miette, il dévora également la boîte, puis il huma l’air du soir. Un frisson électrique le parcourut, comme tous ses congénères avant leur envol. Dans son impatience, il souffla bruyamment par les naseaux et frappa violemment le sol avec sa queue, manquant de renverser Marcia et Moustique.
— Tu ferais bien de te dépêcher, Septimus, conseilla Marcia. Il ne faut pas qu’il décolle sans toi. J’aimerais que le Château n’ait pas à subir les ravages d’un dragon sans maître durant Dieu sait combien d’années.
Au prix d’un effort surhumain, Septimus enjamba le rebord de la fenêtre et prit pied sur la plateforme. Tu vas y arriver, se répétait-il. Tu es monté tout en haut d’un arbre de trois cents pieds, tu as traversé une passerelle branlante au dernier étage de la maison des sorcières et volé à bord d’un bateau. C’est bien la preuve que tu n’as pas le vertige. Mais ses jambes restaient sourdes à ses arguments. Elles lui semblaient aussi molles que de la gelée oubliée au soleil un jour d’été.
— Courage, Sep !
Jenna le guida vers l’extrémité de la plateforme en bois. Septimus chancela alors que le vent qui soufflait au sommet de la tour ébouriffait ses cheveux.
— Tout va bien, lui murmura Jenna. Regarde ! Boutefeu t’attend.
Sans savoir comment, Septimus se retrouva quelques secondes plus tard à califourchon sur le dos du dragon, calé dans une dépression en avant des épaules. La position semblait tout à fait naturelle et lui procurait un sentiment de sécurité inattendu. Si les écailles du dragon étaient lisses, leurs bords légèrement rugueux l’empêchaient de glisser et les crêtes osseuses qui parcouraient le cou musculeux de Boutefeu telle une crinière épousaient parfaitement ses mains.
La situation de Jenna était beaucoup moins confortable.
— Tu pourrais avancer un peu ? dit-elle. Je suis coincée contre les ailes.
En se tortillant, Septimus parvint à faire une place à son équipière.
— Bien ! fit Alther, flottant à leurs côtés. Il y a trois choses que vous devez vous rappeler. Premièrement, le décollage. Au début, Boutefeu va se laisser tomber comme une pierre. Ça se passe toujours ainsi lors d’un premier vol. Mais c’est l’affaire d’une ou deux secondes. Aussitôt après, il reprendra de l’altitude. Deuxièmement, la conduite. Un coup de talon à gauche pour tourner à gauche, et inversement. Deux coups à gauche pour descendre, deux coups à droite pour monter. Tu peux aussi tenter de le diriger à la voix. C’est un dragon intelligent ; il devrait comprendre. Troisièmement, je resterai près de vous. Ne craignez rien, tout ira bien.
Septimus acquiesça, plein d’appréhension.
Les visages inquiets de Marcia et de Moustique apparurent à la fenêtre.
— Prêts ? demanda Marcia.
Septimus dressa le pouce en l’air.
— C’est parti ! cria Marcia. Ho ! Hisse !
Marcia et Moustique poussèrent Boutefeu de toutes leurs forces, sans le moindre succès.
— Non mais, je rêve ! gronda Marcia en poussant de plus belle. Tu vas te remuer, espèce de gros lourdaud ?
Tel un plongeur de haut vol qui regretterait son choix en découvrant ce qu’on attend de lui, Boutefeu avança en traînant les pieds et se cramponna à l’extrémité de la planche. Septimus ferma les yeux, se préparant à l’inéluctable. Le dragon lança un regard hésitant à l’abîme qui s’ouvrait devant lui et à la cour tout en bas. Jenna sentit frémir ses ailes, puis plus rien.
— Bougre d’idiot ! vociféra Marcia. Ne crois pas que tu vas ramener ta graisse comme si de rien n’était ! Si tu ne veux pas qu’il t’en cuise, je te conseille de sauter tout de suite !
En unissant leurs forces, Marcia et Moustique soulevèrent le bout de la queue du dragon et la jetèrent sur la plateforme.
L’indécision de Boutefeu céda la place à la panique. Si Marcia n’appartenait pas à son espèce, elle possédait la plupart des traits de caractère que l’on prête aux mères dragons, si bien qu’il avait du mal à faire la différence.
— Maintenant, vole ! hurla Marcia avant de refermer la fenêtre.
Boutefeu se le tint pour dit. Il s’élança depuis le tremplin et tomba à pic. Il dépassa les dix-neuvième, dix-huitième et dix-septième étages. Ses passagers tétanisés virent ensuite défiler les seizième, quinzième et quatorzième étages. Au treizième, Boutefeu comprit ce qu’il devait faire. Au douzième, il trouva le moyen de mettre son idée à exécution. Au onzième, ses ailes restèrent collées. Au huitième, alors que Jenna et Septimus frisaient la crise cardiaque, il parvint enfin à les déployer et les présenta au vent telles deux immenses voiles vertes avant de décrire une magnifique courbe qui le ramena au niveau du sommet de la tour. Derrière la fenêtre, le visage blême de Marcia s’illumina tandis que Moustique poussait un triple hourra.
— Le ciel soit loué ! murmura Alther.
Le vieux fantôme, presque transparent d’émotion, exécuta une chandelle afin de rejoindre le dragon et ses passagers.
— Ça va ? leur cria-t-il.
Il avait du mal à les suivre : en même temps qu’il découvrait l’usage qu’il pouvait faire de ses ailes, Boutefeu avait pris goût à la vitesse.
Septimus acquiesça.
— N’oublie pas, reprit Alther. Un petit tour et tu te pose-dans la cour.
Septimus fit non de la tête. Il venait d’apercevoir au loin une silhouette sombre, aux mouvements saccadés, dans laquelle il avait reconnu Simon Heap. Celui-ci venait tout juste de franchir la ligne des toits des maisons accolées au mur du chantier de Jannit Maarten et accourait dans leur direction.
— Va, Boutefeu ! dit Septimus au dragon. Rattrape-le !