10

LE DÉPART

10000000000000F7000000FAF7616645.jpg

Septimus préparait son sac dans sa chambre. La petite pièce circulaire qu’il occupait au sommet de la tour du Magicien était toujours propre et bien rangée, car on ne sert pas dix années dans l’armée sans en conserver quelques habitudes. Pour affreuse qu’ait été cette époque de son existence, à présent que la Jeune Garde avait été démantelée et qu’il avait retrouvé sa famille, Septimus commençait à reconnaître la valeur de l’enseignement qu’il avait reçu. Après une brève période durant laquelle sa chambre évoquait le dépotoir communautaire du Château, il avait cessé de se complaire dans le désordre pour la seule raison qu’il n’y avait personne pour le lui interdire. Le plafond et les murs bleu foncé de la pièce portaient d’autres traces de la vie antérieure de Septimus : le jeune garçon y avait représenté dans les moindres détails les constellations dont il avait mémorisé l’emplacement durant les exercices de nuit. Et il avait en permanence dans son placard un sac à dos contenant un équipement de survie conforme au règlement de la Jeune Garde :

— 1 boussole

— 1 lunette

— 1 gourde

— 1 tapis de couchage

— 3 paires de chaussettes

— 1 gamelle

— 1 briquet

— 2 pierres à briquet de rechange

— 1 paquet de mousse sèche pour allumer le feu

— 1 canif

— 1 catapulte

— 1 rouleau de fil de fer

— 1 rouleau de corde.

 

 

À cela, Septimus avait décidé d’ajouter quelques objets liés à son nouvel état d’apprenti extraordinaire :

 

 

— 1 charme d’invisibilité

— 1 charme de prospection

— 1 charme de congélation express

— 1 kit d’évasion à double effet.

 

 

Ainsi que quelques bricoles pouvant servir :

 

 

— 1 exemplaire du Guide du broussard de Nicolas Mulot

— 1 paquet de Choco Miam inépuisable

— 3 tubes de Volcano à la menthe extra-forte.

 

 

Avec tout cela, il ne restait plus beaucoup de place dans le sac. Pourtant, Septimus souhaitait emporter une dernière chose. Son choix contrevenait à toutes les règles – l’objet en question était aussi encombrant qu’inutile –, mais le jeune garçon n’en avait cure. Après avoir glissé à l’intérieur le caillou vert irisé que Jenna lui avait offert dans le tunnel sous l’île de Draggen(1), il referma le sac avec difficulté et le hissa sur son dos. Il était plus lourd qu’il ne l’aurait cru.

— C’est toi, Septimus ? appela Marcia comme il passait devant la porte de ses appartements.

Septimus sursauta de surprise.

— Ou… oui, balbutia-t-il.

Agenouillée à côté du piège à ombres, Marcia examinait un diagramme extrêmement compliqué, étalé sur le sol devant elle. Durant une fraction de seconde, Septimus distingua une silhouette sombre et terrifiante qui considérait également le papier par-dessus l’épaule de la magicienne extraordinaire. Quand il regarda avec plus d’attention, l’ombre s’effaça. Mais il ne faisait aucun doute qu’elle était toujours là, à rôder en silence autour de Marcia et à étudier les plans de l’appareil destiné à la piéger. Septimus posa son sac, répugnant à laisser sa tutrice seule avec sa ténébreuse compagne.

— C’est quoi, un piédroit ? demanda Marcia de but en blanc.

— Un quoi ?

— Un piédroit. Voici ce qui est écrit : « Fixez la pièce Y au montant D en ayant soin d’aligner les trous P et Q avec les trous correspondants N et O sur le piédroit gauche. » Enfin, où est passé ce fichu piédroit ?

Marcia farfouilla rageusement dans la boîte d’éléments divers que lui avait donnée le professeur van Klampff.

— Vous ne le trouverez pas dans cette boîte, l’avertit Septimus. Il est là, expliqua-t-il en promenant un doigt sur le montant de l’ouverture du piège.

L’amalgame était aussi froid et poli que du verre au toucher.

— Je ne pouvais pas le deviner, maugréa Marcia.

La magicienne fixa la pièce Y (celle-ci avait la forme d’un triangle allongé) sur le piège en faisant attention à aligner les trous P et Q avec les trous N et O, puis elle épousseta sa tunique d’un air satisfait.

— Merci, Septimus. Il est magnifique, non ? Il ne manque plus que la pièce qui s’insère ici, sur le côté, et le chapeau. (Elle virevolta, cherchant à apercevoir son ombre.) Après, tu pourras dire adieu à ce monde, misérable ectoplasme !

Septimus considéra le piège. « Magnifique » n’était pas le mot qu’il aurait employé pour le décrire – plutôt « bizarre », ou simplement « affreux ». Il dominait la pièce par sa masse sombre et sa forme étrange évoquait au jeune garçon un arbre creux et noueux. Une fois assemblés, les panneaux que le professeur van Klampff avait mis tant de soin à construire délimitaient un espace vaguement circulaire, ouvert sur le dessus, avec une fente verticale dans laquelle Marcia devrait se faufiler avec son ombre (car une ombre est obligée de suivre son propriétaire, que cela lui plaise ou non). Quelqu’un (probablement un des magiciens les plus expérimentés de la tour, car Marcia répugnait à imposer une telle responsabilité à son jeune apprenti) placerait alors la dernière pièce – le chapeau – au sommet du cône. Marcia n’aurait plus qu’à ressortir, enfin libérée de son ombre qui resterait coincée à l’intérieur du piège tel un homard dans une nasse jusqu’à ce que le service d’enlèvement des sorts dangereux vienne la chercher.

— Qu’est-ce que tu fais encore là ? s’exclama tout à coup la magicienne. Je croyais t’avoir accordé un jour de congé. Tu devrais te trouver au palais près de ta mère.

— Je pars à la recherche de Jenna. (Septimus ramassa son sac et le chargea à nouveau sur son dos.) Puisque personne ne veut s’en occuper…

Marcia soupira.

— Écoute-moi, Septimus, dit-elle d’un ton patient. Jenna sera bientôt de retour. Tu n’es pas dans ton état normal. Cela n’a rien d’étonnant, après cette morsure d’araignée…

— Je suis parfaitement normal, protesta Septimus.

— Tu es persuadé que je ne te crois pas…

— Pardon, la coupa Septimus. Je sais que vous ne me croyez pas.

— … Mais si cela peut te tranquilliser, sache que j’ai prospecté les prairies par-delà la Rivière. Un cheval monté par deux personnes se dirige en ce moment même vers la porte Nord. Ce ne peut être que Simon et Jenna qui reviennent de leur promenade. J’ai envoyé Boris…

— Boris ?

— Boris Pincepoule. Il s’est enrôlé hier comme sous-magicien. Je le trouve un peu âgé pour entamer des études de Magyk, mais il paraît très motivé. En fait, il opère une reconversion dans le cadre du programme deuxième chance. Auparavant, il était Chasseur dans l’armée…

— Quoi, cette vieille fripouille de Pincepoule ?

— Tu le connais ?

— Il est horrible !

— Allons, pas tant que ça. Bon, j’admets qu’il a une haleine à assommer un bœuf ; il faudra que je lui en touche un mot à l’occasion. Mais le passé est le passé, Septimus. Nous avons le devoir de l’accueillir parmi nous. Ce sera fait la semaine prochaine, au cours du traditionnel souper de bienvenue des magiciens. Je compte sur ta présence.

Septimus se rembrunit.

— Que veux-tu, ce sont les inconvénients du métier, reprit Marcia d’un ton brusque.

Debout près de la porte, l’apprenti courbait le dos sous le poids de son sac. Ses yeux verts exprimaient une tristesse telle que Marcia en eut le cœur serré. Quel dommage que sa sœur ait choisi une de ses rares journées de liberté pour partir en vadrouille ! Marcia savait combien Septimus se sentait proche de Jenna depuis leurs aventures communes dans les marais de Marram.

— Pourquoi n’irais-tu pas attendre le retour de Jenna dehors avec tout ton saint-frusquin ? proposa-t-elle. Il fait un temps superbe. Profites-en ! En poussant jusqu’au pont Sans Retour, tu la verrais venir de loin.

— D’accord, acquiesça Septimus sans conviction.

Marcia lui sourit avec affection.

— Dans ce cas, à plus tard. Quand tu auras retrouvé Jenna, ramène-la directement au palais. D’ailleurs, rien ne t’empêche d’y passer la nuit auprès de ta famille. Ainsi, tu pourrais veiller à ce qu’elle parte bien demain à la première heure. Cela fait une semaine qu’un bateau attend à quai et je commence à craindre qu’elle arrive en retard chez Zelda. (Elle soupira.) Ta mère et sa manie de toujours tout remettre au lendemain ! Je suis persuadée que la défunte reine n’attendait pas le dernier moment pour partir, elle. Le plus curieux, c’est que je n’ai aucun souvenir d’avoir jamais assisté à son départ pour les marais de Marram, et Alther non plus. Pourtant, elle devait descendre la Rivière sur la barge royale… Et après, comment faisait-elle pour traverser les marais ? Parfois, je m’inquiète pour Jenna. Il y a tant de choses que sa mère aurait dû lui transmettre. Qui le fera à sa place ? Comment apprendra-t-elle son métier de reine ?

— J’imagine que nous allons tous devoir l’aider, remarqua Septimus. C’est ce que je m’efforce de faire.

— Je le sais, dit Marcia d’un ton apaisant. À présent, file. Salue Jenna de ma part quand tu la verras, et souhaite-lui un joyeux solstice d’été.

Face à la conviction de Marcia, Septimus commençait à douter. Peut-être ses craintes n’étaient-elles pas fondées et Jenna allait-elle bientôt revenir ?

— Je n’y manquerai pas, dit-il avec un peu plus d’entrain. À demain.

— C’est ça.

La grande porte violette des appartements de la magicienne extraordinaire s’ouvrit d’elle-même et l’escalier en spirale se mit en branle dès que l’apprenti eut posé le pied dessus. Une fois la porte refermée, Marcia fit quelque chose qui ne lui ressemblait pas : elle se dirigea d’un pas nonchalant vers la chambre de Septimus et entra sans y avoir été invitée. Puis elle s’approcha de la fenêtre et attendit de voir apparaître la minuscule silhouette en vert de son apprenti. Avec son sac à dos et ses cheveux blonds en bataille, celui-ci était facile à repérer, même à cette distance. Elle le suivit du regard tandis qu’il traversait la place au pied de la tour du Magicien. Sitôt qu’il eut disparu dans l’ombre de la Grande Arche, elle s’éloigna de la fenêtre et quitta la pièce en refermant doucement la porte derrière elle.

 

 

Septimus prit le raccourci pour la porte Nord, un chemin de ronde étroit qui longeait le mur d’enceinte du Château. L’absence de garde-fou rendait cet itinéraire plutôt effrayant pour les personnes sujettes au vertige, ce qui était le cas de Septimus. À droite, le sentier bordait un à-pic de six mètres donnant sur des toits et des jardins. Le tronçon le plus dangereux surplombait de quinze mètres la route conduisant à l’Enchevêtre, l’énorme bâtiment qui délimitait le Château à l’est et s’étirait sur trois lieues le long de la Rivière. Ce dédale de passages et de salles abritait une population nombreuse et active. C’était là que vivaient les Heap avant qu’ils s’installent au palais à la surprise générale.

À gauche, le chemin de ronde était bordé par les créneaux du mur d’enceinte. Les yeux fixés sur les pierres usées, Septimus se répétait qu’il ne devait surtout pas regarder en bas.

Un jour, il avait commis l’erreur de jeter un coup d’œil à droite comme il passait au-dessus de la route de l’Enchevêtre. Un frisson aussi violent qu’un choc électrique l’avait parcouru des pieds à la tête et il s’était senti tanguer. Il avait dû s’asseoir et fermer un instant les yeux avant de gagner l’escalier le plus proche à quatre pattes. Mais Septimus était persuadé qu’avec un peu de volonté, on pouvait surmonter ses pires frayeurs. C’est pourquoi il s’obstinait à emprunter le chemin de ronde au lieu d’opter pour un itinéraire plus reposant, quoiqu’un peu plus long.

Ce jour-là, Septimus était trop occupé à échafauder des plans pour se soucier du vide. Si Marcia avait momentanément ébranlé ses certitudes en lui annonçant le retour de sa sœur, au fond de lui, il savait qu’elle se trompait.

Jenna était en danger et il devait coûte que coûte la secourir.