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LE PORT

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La journée avait été longue et chaude. Jenna, Stanley et Tonnerre cheminaient le long de la plage. La mer étale étincelait au soleil et les dunes se succédaient à perte de vue. Jenna venait de donner au cheval le reste de l’eau qu’elle avait puisée à une source ce matin-là. Quand elle inclina la gourde pour se désaltérer et offrir à boire à Stanley, elle n’obtint qu’un minuscule filet d’eau chaude couleur rouille qui avait goût de métal. Avec un geste d’humeur, elle fourra la gourde dans la sacoche de sa selle et se demanda une fois de plus si c’était vraiment une bonne idée de vouloir gagner le Port en longeant le rivage, comme l’avait suggéré Stanley.

Elle n’avait pas tardé à découvrir que marcher dans le sable mou fatiguait beaucoup Tonnerre. Elle l’avait alors conduit vers la grève où le sol était plus ferme. Mais au fil des heures, la marée montante avait peu à peu dévoré la plage, obligeant le cheval à piétiner dans le sable sec qui s’écoulait des dunes.

L’après-midi était déjà très avancé quand Tonnerre dépassa laborieusement le pied de la dernière dune. Jenna eut alors l’immense plaisir de voir les maisons du Port se profiler au loin sur le ciel rougeoyant. Malgré la fatigue et les coups de soleil, elle prodigua des encouragements au cheval qui se remit en route d’un pas pesant.

Stanley était bien réveillé à présent. Perché sur la selle derrière Jenna, il jetait des regards curieux autour de lui.

— Dès que j’aperçois le Port, je ne tiens plus en place, lui confia-t-il. Il y a toujours tant de choses à faire, tant de rats à rencontrer… Mais pas cette fois, bien sûr. J’ai une mission à accomplir. Qui aurait pu le croire ? « Stanley au service de Sa Majesté. » Quels débuts fracassants ! C’est Dawnie et son idiote de sœur qui vont être surprises !

Jenna se pencha en avant et flatta l’encolure de Tonnerre.

— Dawnie ?

— Ma moitié. Enfin, mon ex-moitié… Elle est partie vivre chez sa sœur, Mabel. Et entre nous, elle commence à le regretter. Ha ! Mabel n’a pas un caractère facile. Pour être franc, elle est invivable.

Stanley hésitait à placer quelques anecdotes sur les multiples défauts de sa belle-sœur, mais un coup d’œil furtif à Jenna l’en dissuada. La petite princesse avait l’air fatigué et préoccupé.

— Nous serons au Port avant longtemps, affirma-t-il avec aplomb.

— Bien !

Jenna n’était pas aussi rassurée qu’elle s’efforçait de le paraître. L’ombre des dunes s’allongeait rapidement et le vent du large avait fraîchi. Elle n’avait aucune chance d’atteindre le cottage de tante Zelda avant le soir. Elle allait devoir coucher au Port, mais où ? Jenna avait entendu des tas d’histoires sur la pègre dans la bouche de Nicko. À la nuit tombée, aigrefins et malandrins, bandouliers et brelandiers, tire-laine et coupe-jarrets se jetaient sur les voyageurs imprudents afin de les dépouiller. Qu’allait-elle devenir ?

— Vite, Tonnerre, dit-elle. Il faut que nous soyons là-bas avant la nuit.

— Impossible, décréta le rat. Il nous reste encore une heure de route. Au moins.

— Merci de cette précision, Stanley.

Jenna jeta un regard inquiet derrière elle. Tout à coup, elle avait l’impression étrange d’être suivie.

 

 

Il faisait nuit noire quand Tonnerre aborda la chaussée qui prolongeait la plage de galets au sud du Port. Contrairement au sable, les pavés résonnaient sous les sabots du cheval et ce bruit causait un malaise à Jenna. Les faubourgs de la ville étaient plongés dans l’obscurité et il y régnait un silence inquiétant. De grands entrepôts délabrés se dressaient contre le ciel sombre de part et d’autre des rues étroites, encaissant celles-ci d’une manière qui évoquait désagréablement les ravins des Maleterres. La plupart des bâtiments étaient déserts, mais comme les murs de briques répercutaient le fracas des sabots de Tonnerre le long des ruelles, une silhouette humaine se découpait parfois dans une ouverture des étages supérieurs et observait brièvement leur progression avant de se retirer dans l’ombre.

Stanley donna une tape dans le dos de Jenna qui poussa un cri d’effroi :

— Aaah !

— Hé ! du calme. Ce n’est que moi.

— Pardon, Stanley. Je suis fatiguée, cet endroit me donne la chair de poule et je ne sais pas où je vais passer la nuit. C’est la première fois que je me trouve seule ici.

Comme elle prononçait ces mots, Jenna s’avisa brusquement qu’elle ne s’était encore jamais rendue nulle part seule.

— Que ne le disiez-vous plus tôt ? Je pensais que le premier magistrat du Port ou quelque autre grand ponte nous accorderait l’hospitalité.

Le rat semblait déçu.

— Non, murmura Jenna.

— Je suis certain qu’il serait trop heureux d’accueillir Votre Maj… Enfin, s’il savait qu’une personne de votre importance était de passage sur ses terres, si j’ose dire, il serait trop honoré de…

— Non ! déclara Jenna d’un ton ferme. Personne ne doit apprendre que je me trouve ici. J’ignore à qui je peux me fier.

— Je vois que M. Heap vous a monté la tête. Mais je ne peux vous blâmer. Cet homme a un caractère épouvantable. Dans ce cas, je suggère que nous descendions chez Florrie Bundy. Son établissement est situé près des docks, à l’écart de l’agitation, et possède une écurie dans l’arrière-cour. Si vous le souhaitez, je peux vous y conduire.

— Oh ! merci beaucoup, Stanley.

Jenna eut la sensation qu’on venait de lui ôter un grand poids. Jusque-là, elle ne mesurait pas à quel point sa situation l’inquiétait. Tout ce qu’elle désirait à présent, c’était trouver une chambre et s’écrouler de sommeil.

— Ce n’est pas exactement une hôtellerie trois étoiles, l’avertit Stanley. Il faudra vous accommoder d’un léger vernis de crasse. Enfin, j’ai bien peur qu’il y ait plus qu’un vernis. Florrie n’est pas ce qu’on appelle une fée du logis. Pour autant, elle n’a pas un mauvais fond.

Jenna était trop lasse pour s’arrêter aux détails.

— Conduis-moi chez elle, Stanley.

Le rat la guida à travers un dédale de hangars plus ou moins vétustes, jusqu’à un quai grouillant de monde au cœur du quartier marchand. C’était là qu’accostaient les grands navires après des mois de traversée, leurs cales pleines d’épices exotiques, de soieries et d’étoffes précieuses, de lingots d’or et d’argent, de rubis, d’émeraudes et de perles des mers du Sud. En approchant, Jenna vit que l’on déchargeait un imposant vaisseau dont la figure de proue, sculptée par un artiste de grand talent, représentait une femme brune d’une beauté saisissante. Les torches qui éclairaient le quai projetaient de longues ombres mouvantes sur la multitude de marins, de porteurs et de dockers transportant des caisses qui montaient et descendaient la passerelle en file indienne, pareils à des fourmis.

Tonnerre s’immobilisa à la limite de la foule qui s’affairait. Fascinée, Jenna attendit que la voie fût libre en observant le spectacle du haut de sa monture. Quatre débardeurs descendaient la passerelle, titubant sous le poids d’un coffre en or massif. Venait ensuite un matelot portant un vase ornementé, grand deux fois comme lui, d’où s’échappaient des pièces d’or, lui-même suivi par un mousse à la mine réjouie qui ramassait les pièces perdues et les fourrait dans sa poche.

Quand toutes les marchandises furent à quai, les hommes les portèrent en procession jusqu’à un hangar aussi profond qu’une caverne dont l’intérieur était éclairé par une multitude de bougies. Avant de franchir les portes béantes, chacun faisait halte devant une femme à l’allure imposante qui arborait les galons dorés d’un officier supérieur des douanes sur les manches de sa tunique bleue. Quand elle avait examiné l’objet précieux qu’on lui présentait, l’officier adressait quelques mots à deux employés assis derrière des pupitres afin qu’ils l’inscrivent au bas de leur liste. Celle-ci, rédigée en deux exemplaires identiques, s’allongeait rapidement devant le flux ininterrompu de nouveaux trésors. De temps en temps, un grand homme très brun, vêtu d’une somptueuse robe en soie grenat de style exotique, se permettait d’interrompre l’officier. Visiblement agacée, cette dernière restait inébranlable et continuait à dicter ses instructions aux deux scribes. Jenna devina que l’homme était le propriétaire du navire et qu’il contestait l’estimation faite par l’experte.

Son intuition était juste. Quand un bateau avait fini de débarquer sa cargaison, l’officier Alice Nettles remettait à son propriétaire un double de l’inventaire et conservait la clé de l’entrepôt jusqu’à ce que les deux parties s’accordent sur le montant des droits de douane et que ceux-ci aient été dûment acquittés. Cette formalité pouvait prendre quelques minutes ou beaucoup plus, selon que le propriétaire était plus ou moins entêté et impatient de récupérer sa cargaison. Ce soir-là, Jenna était passée devant une demi-douzaine de hangars abandonnés dans lesquels achevaient de pourrir des marchandises confisquées à des navires qui avaient accosté plusieurs siècles auparavant.

À présent que la cale était vide, les hommes avaient ralenti la cadence et certains commençaient à jeter des regards intrigués à Jenna en attendant leur paie. Au grand soulagement d’Alice Nettles, l’armateur étranger s’était désintéressé des marchandises qui affluaient toujours vers le hangar pour contempler une apparition quasi surnaturelle : une enfant montée sur un cheval noir, aux longs cheveux bruns coiffés d’un diadème qui étincelait dans la lumière des torches. Elle était drapée dans une cape bleu nuit qui laissait apercevoir une tunique écarlate bordée d’or. L’homme marmonna une excuse à Alice Nettles. Surprise, celle-ci hocha rapidement la tête et reporta son attention sur l’éléphant doré qu’on lui présentait tandis que l’étranger s’éloignait.

Cependant, Jenna avait pris conscience de la curiosité qu’elle suscitait. Elle se laissa glisser de sa selle et entreprit de se frayer un chemin à travers le groupe compact des hommes Perché sur la tête de Tonnerre, Stanley s’efforçait de la diriger :

— Un poil plus à gauche… Non, à droite. Ou plutôt, tout droit. Ah ! J’ai repéré une brèche… Manquée ! Il va falloir faire demi-tour.

— Oh ! la ferme, s’emporta Jenna.

À présent, elle avait la certitude d’être suivie. Tout ce qu’elle désirait, c’était s’extraire de la cohue, enfourcher sa monture et fuir au plus vite.

— J’essayais juste d’être utile, ronchonna Stanley.

Ignorant le rat, Jenna continua à fendre la foule.

— Excusez-moi… Pardon, pourriez-vous… ? Merci. Excusez-moi.

Cette fois, elle y était presque ! Elle n’avait plus qu’à dépasser un groupe de marins occupés à démêler une corde. Mais pourquoi diable Tonnerre restait-il en arrière alors qu’elle lui demandait d’avancer ?

— Viens vite, le houspilla-t-elle.

Elle tira d’un coup sec sur la bride et sentit une résistance, comme si quelqu’un ou quelque chose retenait son cheval.

Elle se retourna et étouffa un cri : une grande main d’homme serrait fermement les rênes. Elle crut avoir affaire à quelque matelot mécontent, mais quand elle releva la tête, elle se trouva face à l’étranger qu’elle avait aperçu plus tôt aux côtés de l’officier des douanes.

— Lâchez mon cheval ! protesta-t-elle.

L’étranger la dévisageait avec insistance.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il d’une voix sourde.

— Ça ne vous regarde pas, rétorqua Jenna en s’efforçant de cacher sa frayeur. Laissez-nous.

L’homme lâcha les rênes mais continua à fixer Jenna avec une expression troublée qui mettait la jeune fille mal à l’aise. Elle détourna vivement les yeux et sauta en selle. L’étranger resta planté sur le quai et la suivit du regard tandis qu’elle s’éloignait au trot.

— À gauche, indiqua Stanley, cramponné aux oreilles de Tonnerre. J’ai dit, à gauche !

Le cheval partit comme une flèche vers la droite.

— Ce n’est pas la peine que je gaspille ma salive, marmonna le rat.

Jenna se moquait de savoir où elle allait. Tout ce qui lui importait, c’était de mettre le plus possible de distance entre elle et l’étranger ténébreux.