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SIMON
Même pas un petit rat coursier…, disait Sarah Heap en larmes, les bras noués autour du cou du mystérieux cavalier, quand Jenna et Septimus atteignirent le portail du potager. L’homme leur tournait le dos. Il avait mis pied à terre et retenait son cheval d’une main tout en tapotant gauchement le dos de Sarah.
La pauvre femme semblait frêle et minuscule auprès de lui. Ses cheveux fins pendaient sur ses épaules et sa longue tunique bleue en coton (le galon doré qui bordait les manches et l’ourlet de celle-ci signalait son appartenance au palais) ne pouvait cacher combien elle avait maigri depuis son retour au Château. Mais ses yeux verts exprimaient le soulagement tandis qu’elle contemplait le visage du cavalier noir.
— Tu aurais quand même pu écrire pour dire que tu étais sain et sauf, reprit-elle. Nous n’en demandions pas plus. Ton père s’est fait un sang d’encre. Nous pensions ne jamais te revoir. Plus d’un an d’absence, et pas un mot ? Méchant garçon, va !
— Maman, je ne suis pas un garçon mais un homme. J’ai vingt ans, au cas où tu l’aurais oublié.
Se sentant observé, Simon Heap se détacha de sa mère et fit volte-face. Il n’eut pas l’air particulièrement ravi en découvrant son plus jeune frère et sa sœur adoptive qui hésitaient à franchir le portail. Il se retourna alors vers sa mère.
— D’ailleurs, tu n’as pas besoin de moi, reprit-il d’un ton boudeur. J’imagine que tu nages dans le bonheur maintenant que tu as retrouvé ton précieux petit chéri. D’autant qu’il ne manque pas de ressources : dire qu’il est devenu apprenti à ma place…
— Simon ! protesta Sarah. Tu ne vas pas recommencer. Septimus ne t’a pas volé ta place. Marcia ne t’a jamais proposé de devenir son apprenti.
— Elle l’aurait fait si ce sale gosse n’avait pas rappliqué.
— Tu n’as pas le droit de dire ça. Septimus est ton frère.
— À condition d’ajouter foi aux visions d’une vieille folle dans une flaque d’eau sale. Pour ma part, je n’en crois pas un mot.
— Je t’interdis de parler de ta grand-tante en ces termes ! dit Sarah avec colère. Et d’abord, je sais ce que j’ai vu – ce que nous avons tous vu. Septimus est mon fils et ton frère. Tu vas devoir t’y faire, Simon.
Septimus se retira dans l’ombre. Ce qu’il venait d’entendre le peinait sans toutefois le surprendre. Il n’avait pas oublié les paroles prononcées par Simon après son souper d’apprenti, au cottage de tante Zelda. Cette nuit avait eu une importance capitale pour Septimus. En plus de devenir l’apprenti de Marcia, il avait enfin découvert qui il était : le septième fils de Sarah et Silas Heap. Mais alors que la fête touchait à sa fin, une violente dispute avait éclaté entre Simon et ses parents. Peu après, le jeune homme avait dérobé un canoë et s’était enfui à travers les marais de Marram, au grand désespoir de sa mère (et de Nicko qui venait juste de s’approprier le canoë en question). Depuis, il n’avait donné aucune nouvelle… jusqu’à ce jour.
— Crois-tu qu’on devrait s’approcher et dire bonjour, Sep ? murmura Jenna.
Septimus secoua la tête :
— Vas-y, toi. Je ne pense pas qu’il ait envie de me voir.
Depuis sa cachette, Septimus vit Jenna pénétrer dans le jardin et se faufiler entre les plants de laitues que le cheval de Simon avait piétinés.
— Bonjour, Simon, dit la petite fille avec un sourire timide.
— Ha ! Je pensais bien te trouver ici, dans ton palais. Bonjour, Ta Majesté, fit Simon avec une note de moquerie dans la voix.
— Je ne suis pas encore reine, tu sais, remarqua Jenna, un peu décontenancée.
— Voyez-vous ça ! Après, j’imagine que tu ne t’abaisseras plus à fréquenter nos semblables, pas vrai ?
Sarah soupira :
— Simon, arrête.
Simon regarda sa mère, puis Jenna, et la colère qui assombrissait ses yeux verts céda la place à une émotion plus trouble tandis qu’il considérait le paysage au-delà du portail du jardin. Les pierres tendres du vieux palais, la tranquillité des pelouses… Quel contraste avec le capharnaüm dans lequel il avait grandi avec ses cinq jeunes frères et sa petite sœur adoptive, Jenna ! La différence était telle qu’il se sentait désormais étranger à sa famille – et surtout à Jenna qui, après tout, n’était pas du même sang que lui. Elle n’était qu’un coucou et comme tous ceux de son espèce, elle s’était approprié le nid et avait fini par le détruire.
— Bien, maman, dit-il d’un ton cassant. Je vais arrêter pour de bon.
Sarah eut un sourire crispé. Elle avait du mal à reconnaître mon fils aîné dans l’homme qui se tenait devant elle, drapé dans sa cape noire. Et cet homme ne lui était pas sympathique.
— Dis-moi, petite sœur, reprit Simon d’un air forcé, ça te dirait de monter Tonnerre ?
Ce disant, il tapotait fièrement l’encolure de son cheval.
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, objecta Sarah.
— Et pourquoi donc, maman ? Tu n’as pas confiance en moi ? Sarah hésita une seconde de trop avant de répondre :
— Bien sûr que si, Simon.
— Je suis un bon cavalier, tu sais. Je viens de passer un an à sillonner les montagnes et les vallées frontalières…
— Comment ? demanda Sarah avec une note de soupçon dans la voix. Qu’est-ce que tu fabriquais du côté des Maleterres ?
— Oh ! des choses, répondit Simon d’une manière évasive.
Soudain, il fit un pas en direction de Jenna. Sarah avança le bras comme pour l’arrêter, mais il la prit de vitesse. D’un geste vif, il souleva la petite fille de terre et la hissa sur le dos du cheval.
— Eh bien, comment trouves-tu Tonnerre ? Il est gentil, pas vrai ?
— Oui…
Le cheval s’agitait, comme s’il était impatient de courir.
— On va juste faire un petit tour, d’accord ?
Pour un peu, on aurait dit le Simon d’autrefois. Il mit le pied à l’étrier et sauta en selle derrière Jenna. Tout à coup, Sarah vit son fils aîné la dominer de toute sa hauteur et s’apprêter à faire Dieu sait quoi sans qu’elle puisse l’en empêcher.
— Simon, je ne crois pas que Jenna…
Mais Simon éperonna son cheval et tira sur les rênes. L’animal virevolta, piétinant le thym que Sarah avait l’intention de cueillir, et partit au galop. Une fois franchi le portail, il tourna le coin du palais. Sarah lui courut après en criant :
— Simon… Simon, reviens…
Mais Simon avait disparu. De petits nuages de poussière flottaient au-dessus du chemin là où le cheval avait posé ses sabots.
Sarah ne s’expliquait pas les raisons de son malaise. Son fils avait emmené sa sœur faire un tour à cheval. Quel mal y avait-il à cela ? Elle chercha Septimus du regard, certaine de l’avoir aperçu aux côtés de Jenna, mais ne le vit nulle part. Elle soupira, croyant avoir rêvé. Mais quand Simon et Jenna seraient rentrés de leur promenade, elle se promit d’aller le chercher à la tour. Jenna partait le lendemain afin de rendre visite au bateau dragon, et il aurait été bien que Septimus la voie avant. Elle n’avait que faire des objections de cette pimbêche de Marcia Overstrand. Septimus aurait dû passer plus de temps avec sa sœur et sa mère. Et si Simon voulait faire l’effort d’apprendre à le connaître, peut-être la situation finirait-elle par s’arranger.
Absorbée dans ses pensées, Sarah s’agenouilla sous le regard de trois iguanes nains en cavale et tenta de sauver au moins quelques brins de thym dans l’attente du retour de Jenna et de Simon.