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INFILTRATION
Boutefeu ronflait bruyamment devant la cheminée. Alther avait bien tenté de le ramener dans la chambre de Septimus, mais depuis sa dernière poussée de croissance, il était trop gros pour emprunter l’escalier. Par bonheur, Septimus avait découvert les restes mâchonnés de 100 trucs et astuces pour survivre avec un dragon. Bien que le livre fût trempé de salive, il avait réussi à déchiffrer une suggestion soporifique qui avait parfaitement fonctionné, à sa grande surprise.
Les trois enfants s’étaient ensuite attelés à la tâche macabre consistant à extraire un assortiment d’os humains des débris du piège à ombres.
— Et moi qui pensais qu’on faisait des trucs barjos au numéro 13 ! s’exclama Moustique. C’est tous les jours comme ça, ici ?
Le jeune garçon s’ingéniait à disloquer les parties incurvées du piège qui se révélèrent abriter une série complète de côtes.
Septimus fit la grimace en dégageant un os long et mince d’un des angles du meuble.
— Non, seulement le dernier jeudi de chaque mois, répondit-il.
Moustique tendit une nouvelle côte à Jenna qui alignait les os par terre.
— Tu veux dire que tous les der… Oh ! (Il s’interrompit, remarquant le sourire de Septimus.) Ah ! Ah ! J’ai failli marcher. Ça fait quatorze avec celle-ci, Votre Altesse.
— S’il te plaît, Moustique, appelle-moi Jenna.
— Oh ! pardon, Jenna. Donc, ça nous fait quatorze côtes et il y en d’autres à l’intérieur. Regardez comme c’est astucieux. Elles sont si bien cachées qu’on aurait pu rester un million d’années sans rien soupçonner. Ah ! En voici une autre. Et de quinze !
— Hum, charmant. Merci, Moustique.
— De rien, Votre Alt… Jenna.
Jenna considéra les os étalés devant elle telles les pièces d’un puzzle morbide. Un squelette humain prenait lentement forme sur le précieux tapis chinois de Marcia à mesure que les deux garçons lui tendaient de nouveaux éléments.
— Ça donne quoi pour le moment ? demanda Septimus après quelque temps.
Jenna fit appel à ses souvenirs des cours d’anatomie humaine de l’école.
— Eh bien, nous avons deux bras presque complets et huit doigts. On n’a pas retrouvé les pouces – enfin, c’est ce qu’il me semble. Il y a aussi tout plein de petits os dont je ne sais pas où ils vont. Peut-être dans le poignet ? Il manque encore une jambe et le crâne – Dieu merci !
— Ah ! ah ! fit Septimus d’un air sombre en retirant une pièce de forme allongée de dessous le canapé retourné. Je crois que nous tenons la deuxième jambe.
— C’est vraiment glauque, marmonna Moustique.
Il tendit à Jenna une poignée d’osselets que la petite princesse déposa avec précaution à leur emplacement supposé. Puis elle se releva et contempla son œuvre. Elle avait à présent devant les yeux un squelette entier moins la tête. Alther flotta jusqu’à elle. Il miroitait légèrement et paraissait encore plus transparent qu’à l’ordinaire, comme chaque fois qu’il était soucieux.
— Qu’y a-t-il, oncle Alther ? s’enquit Jenna.
— On dirait une infiltration. Visiblement, elle est incomplète, mais j’aimerais savoir jusqu’à quel point.
— On n’a qu’à compter, suggéra Jenna.
— Encore faudrait-il savoir combien il y a d’os dans un squelette, objecta Septimus. Moi, en tout cas, je l’ignore.
— Moi aussi, avoua Jenna.
— Il y en a deux cent six, affirma Moustique.
— Moustique, tu me surprendras toujours. Tu en es sûr ?
— Sûr et certain. Je les ai comptés. C’est une des épreuves que j’ai dû passer avant d’être embauché au Manuscriptorium. Le patron m’a laissé une minute devant un squelette, puis il l’a démonté et m’a demandé de le reconstruire. J’ai trouvé deux cents os. Le vieux Vulpin m’a dit qu’il y en avait trois de plus dans chaque oreille, si petits qu’on ne les voit pas. Ça fait deux cent six au total.
— Tu devrais prendre ma place, Moustique, remarqua Jenna. Tu es plus qualifié que moi pour ce travail.
Moustique frissonna.
— Berk ! Non merci. Je déteste toucher les os. Ça m’agace les dents.
Jenna eut l’air tellement déçue qu’il se laissa fléchir.
— C’est d’accord. Si vous y tenez, je veux bien m’en charger.
Moustique se livra aussitôt à un comptage sinistre. Après quatre vérifications, il s’assit sur ses talons et poussa un soupir de soulagement :
— Ouf ! Terminé. Tous les os sont là. À part le crâne, bien sûr.
— Il ne manque que lui pour que l’infiltration soit complète, observa Alther.
— Pourquoi un squelette humain ? interrogea Septimus. Je croyais qu’on utilisait des os de rat ou de serpent ?
— D’ordinaire, oui. Mais cela ressemble affreusement à une infiltration personnelle, la forme la plus meurtrière qui soit.
— Pardon, intervint Moustique. C’est quoi, une infiltration ?
— Merci d’avoir posé la question, dit Jenna. Je n’en sais pas plus que toi.
Moustique rougit jusqu’aux oreilles.
— Un procédé ténébreux, murmura Alther. (Suspendu au-dessus du squelette, il examinait celui-ci avec attention.) Une infiltration permet de pénétrer dans un endroit qui serait inaccessible autrement. Le magicien – cette méthode est habituellement réservée aux magiciens en raison de son caractère risqué – se débrouille pour que la personne visée introduise elle-même les os dans le lieu où il souhaite se rendre. Il ne suffit pas de les lancer par la fenêtre, par exemple. Sitôt que le dernier élément – le crâne – a franchi le seuil de la pièce, la créature se reconstitue et exécute la mission qu’on lui a confiée. Il est à peu près impossible de l’arrêter. Mais l’infiltration personnelle, réalisée avec un squelette humain, est une des pires inventions de la Ténèbre. Elle provoque la mort immédiate de la cible par simple contact. Le pire, c’est que la malheureuse victime est condamnée à demeurer un an et un jour dans un tohu-bohu. Après mon passage à l’état de fantôme, j’ai poireauté un an et un jour dans la salle du trône. Ce n’était déjà pas drôle, mais si j’avais dû rester tout ce temps dans un tohu-bohu… Je préfère ne pas y penser. Quelle horreur !
— Alther, fit Septimus, l’estomac noué par l’angoisse. La cible… c’est Marcia, pas vrai ?
— Je crains que oui, apprenti. Ce que je ne m’explique pas, c’est comment Ratel a pu faire une chose pareille…
— Faire quoi, Alther ?
À la surprise générale, la porte pourpre venait de s’ouvrir. Marcia entra en coup de vent, portant un objet qui ressemblait à un carton à chapeau de dimensions respectables. Son ombre la suivait de près.
— Aaah ! s’exclama-t-elle. Ce n’est pas possible ! Ah ! le monstre, le monstre…
— Marcia, lui annonça Alther, tu es la cible d’une infiltration. J’ai besoin de savoir ce que contient cette boîte.
— Ne vous mêlez pas de ça, Alther. Septimus, j’exige que tu nous débarrasses immédiatement de ce dragon. C’est un ordre !
Au lieu d’obtempérer, Septimus se précipita vers Marcia et l’entraîna vers la porte.
— Sortez vite ! lui dit-il. Il ne faut pas que vous restiez ici.
— Mais enfin, je ne te permets pas ! protesta Marcia en tentant de l’écarter.
Alors que Septimus poussait brutalement Marcia vers la sortie, la dernière pièce du piège à ombres – le chapeau – tomba et se fracassa par terre. Devant l’assistance médusée, un crâne blanc émergea des débris et roula vers les os déjà disposés sur le sol. Il ne lui fallut que quelques secondes pour trouver sa place parmi eux.
L’infiltration était désormais complète.