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AU NUMÉRO 13
Marcia et Alther remontaient la voie du Magicien qui à pied, qui flottant dans les airs, pour regagner la tour. Septimus trottinait dans leur sillage sans perdre une miette de leur conversation.
— Si j’étais toi, disait Alther à Marcia, je passerais au peigne fin la campagne au nord du Château. Simon ne peut pas être allé très loin, et je mettrais ma tête, euh, ma barbe à couper qu’il se dirige vers les montagnes frontalières. En te téléportant, tu pourrais couvrir toute la zone en un rien de temps. Je t’aurais bien accompagnée, mais je ne te serais pas d’un grand secours. Je n’appréciais guère la campagne de mon vivant : trop de mauvaises odeurs et de bêtes à cornes aux réactions imprévisibles, si tu veux mon avis. Si je me rendais là-bas, je serais tout le temps rappelé au Château. Or, ces rappels incessants me vident peu à peu de ma substance. Je me sens encore tout ramolli.
Au grand désespoir de Septimus, Marcia se montra intraitable :
— Il n’est pas question que je m’éloigne du Château en l’absence de la princesse. (Elle marchait si vite que l’apprenti s’essoufflait à vouloir la suivre.) Rappelez-vous ce qui est arrivé la dernière fois où nous étions toutes les deux parties : DomDaniel s’est tout bonnement invité. Qui nous dit que cela ne peut pas se reproduire ? D’autre part, il est inutile de rechercher Jenna ; elle finira bien par rentrer. Je ne crois pas qu’il y ait lieu de s’inquiéter à son sujet. Pour autant que nous le sachions, son frère l’a emmenée faire un tour à cheval…
— Son frère adoptif, rectifia Alther.
— Ne soyez pas aussi tatillon, Alther. Jenna appartient autant à la famille Heap que n’importe lequel des garçons. Elle considère ceux-ci comme ses frères, et eux voient en elle une sœur.
— Pas Simon.
— Vous n’en savez rien !
— Si.
— Comment pouvez-vous être aussi sûr de vous ? Quoi qu’il en soit, comme je le disais, Jenna est partie en balade avec son frère adoptif et ce dernier n’a pas voulu qu’elle descende de cheval quand Septimus lui a demandé de le faire. Il n’y a rien d’étonnant à ce que Simon refuse d’obéir à son petit frère : il est jaloux de ce dernier depuis qu’il est devenu mon apprenti.
— Marcia, Septimus est persuadé qu’il s’agit d’un enlèvement, affirma Alther d’un air solennel.
— Septimus n’est pas dans son état habituel. Ce matin, il a été mordu par une araignée ténébreuse, ce qui peut causer un délire de persécution. Rappelez-vous la fois où vous aviez vous-même été mordu alors que vous pratiquiez une fumigation sur la capnomancienne qui menaçait d’empoisonner les clients d’un marchand de pâtés ambulant de l’Enchevêtre…
— Quoi, la vieille folle aux rats ?
— Tout juste. Bref, après cela, vous me prêtiez l’intention de vous pousser par la fenêtre.
— Vraiment ?
— Mais oui ! Vous vous étiez enfermé dans votre bureau et aviez barricadé les fenêtres. L’effet de la morsure s’était dissipé au fil des heures. Je suis certaine que d’ici ce soir, Septimus ira beaucoup mieux, Jenna sera revenue de sa promenade et nous regretterons tous d’avoir fait tant d’histoires…
Septimus en avait assez entendu. Écœuré, il s’éloigna discrètement. Il devrait se débrouiller sans l’aide de Marcia. Pour commencer, il allait rendre visite à quelqu’un…
Marcia et Alther poursuivirent leur chemin sans remarquer que Septimus leur avait faussé compagnie.
— Le jeune Simon Heap n’est pas digne de confiance, affirma Alther.
— C’est vous qui le dites, Alther. Mais quelle preuve avez-vous de ce que vous avancez ? Après tout, Simon est un Heap. Et malgré leurs côtés farfelus – je vous accorde que certains ont carrément une case en moins –, les Heap sont tous d’honnêtes gens. De plus, les origines de leur famille se confondent avec celles de la Magyk.
— Les magiciens n’œuvrent pas tous pour le bien, Marcia. Tu l’as appris à tes dépens. Je serais curieux de savoir ce que fabriquait Simon depuis plus d’un an, et pourquoi il a brusquement reparu à trois jours du solstice d’été. Je reste persuadé que c’est lui qui vous a trahis quand vous vous cachiez dans les marais de Marram.
— Foutaises ! Pourquoi aurait-il fait une chose pareille ? Je soupçonne plutôt ce casse-pieds de rat coursier. On ne peut pas se fier à un rat, surtout s’il a tendance à s’écouter parler. À propos de casse-pieds, je ne suis pas du tout satisfaite de Ratel van Klampff. Ce n’est qu’un vieil enquiquineur et sa gouvernante m’exaspère à toujours rôder et fureter dans les parages. Cela fait une éternité qu’il travaille sur mon piège à ombres et chaque fois que je rapporte une nouvelle pièce à la tour, j’ai un mal de chien à assembler le tout. Je n’ai pas encore réussi à mettre la dernière en place.
— Ces pièges sont complexes, Marcia. Toutefois, tu n’as pas le choix. Les van Klampff les fabriquent depuis des générations. Ce sont eux qui ont inventé l’amalgame et ils sont les seuls à connaître la formule. Le père de Ratel, Otto, m’a débarrassé d’un spectre particulièrement nocif, et il lui a fallu deux ans pour cela. Tu vas devoir te montrer patiente, Marcia.
— À moins que le Manuscriptorium ne m’indique un moyen simple et rapide d’en venir à bout, répliqua Marcia.
— Non, dit Alther d’un ton catégorique. Seul un piège te débarrassera définitivement de cette ombre. Cela n’est pas du ressort du Manuscriptorium. Qui plus est, il y a quelque chose qui me chiffonne chez leur premier scribe hermétique.
— Décidément, vous êtes d’humeur bien soupçonneuse. À vous entendre, on croirait que c’est vous qui avez été mordu par une araignée.
Connaissant le caractère têtu de Marcia, Alther savait qu’il n’avait aucune chance de la convaincre. Ils avaient de fréquentes prises de bec du temps où il était magicien extraordinaire et elle son apprentie, et même alors, il n’avait pas toujours le dernier mot. Quand Marcia était persuadée d’avoir raison (ce qui était toujours le cas), rien ne pouvait l’en faire démordre. À présent qu’il était un fantôme et elle la magicienne extraordinaire, il n’avait plus qu’à se soumettre.
— Puisque c’est ainsi, permets-moi de me retirer, dit-il d’un air froissé.
Tout à coup, il s’avisa que Septimus avait cessé de les suivre.
— Tiens ! s’exclama-t-il. Où donc est passé le petit ?
— Je vous l’ai déjà dit, Alther, répondit Marcia avec une pointe d’irritation. C’est son jour de congé. J’imagine qu’il est allé voir sa mère. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, j’ai du travail. À plus tard, Alther.
— Ça reste à voir, bougonna Alther.
Marcia s’éloigna à grandes enjambées, sa robe pourpre ondoyant derrière elle tel un étendard. Quand elle dépassa la Grande Arche, Alther aperçut une forme imprécise dans son sillage. Il soupira : l’ombre se renforçait de jour en jour. En clignant les yeux et en regardant de côté, il arrivait à distinguer une haute silhouette qui suivait pas à pas son ancienne élève. Plus vite le piège serait achevé et mieux cela vaudrait.
Alther s’éleva dans les airs et remonta la voie du Magicien en volant aussi vite qu’il le pouvait pour se défaire du mauvais pressentiment qui l’avait saisi. Bientôt, il dépassa le Manuscriptorium, mais il était trop absorbé dans ses pensées pour remarquer l’apprenti en robe verte qui franchissait au même moment le seuil de l’officine.
Septimus attendit un instant que ses yeux s’habituent à la pénombre. Il se trouvait dans la première salle du Manuscriptorium, là où les clients passaient leurs commandes, déposaient les vieux sorts instables qu’ils souhaitaient faire contrôler et récupéraient des exemplaires de formules magiques, de conjurations ou même de poèmes hermétiques. Depuis peu, Moustique avait trouvé une source de revenus annexes appréciable dans la revente de cartes d’anniversaire lumineuses, à l’insu de ses supérieurs.
Au grand étonnement du jeune garçon, la pièce était vide. Il se dirigea alors vers l’arrière-boutique et passa la tête dans l’entrebâillement de la porte. Une ambiance studieuse régnait dans cette seconde salle. Le silence était juste troublé par le bruit des plumes grattant le parchemin et par de discrets éternuements et toussotements (les employés du Manuscriptorium étaient sujets aux refroidissements, et cette année, l’épidémie tendait à se prolonger). Vingt et un scribes travaillaient d’arrache-pied dans le demi-jour, assis chacun derrière un pupitre éclairé par une lampe qui pendait du plafond.
— Moustique ? appela Septimus à voix basse. Tu es là ?
Le scribe le plus proche leva les yeux de son ouvrage et désigna le fond de la salle de sa plume :
— Dans l’arrière-cour. Il essaie de confiner un instable qu’on vient de nous livrer. Tu peux aller le retrouver, mais ne t’approche surtout pas du fût.
— Merci.
Septimus passa au milieu des rangées de pupitres sur la pointe des pieds, s’attirant les regards de quelques scribes qui s’ennuyaient, et sortit discrètement. Un spectacle chaotique l’attendait dehors.
— Attrapez-le ! hurlait Moustique. Il va s’échapper !
Moustique (un garçon râblé aux cheveux bruns en bataille qui comptait trois ans de plus que Septimus) luttait férocement contre un adversaire invisible qu’il tentait d’introduire dans un grand récipient rouge sur lequel on pouvait lire : DANGER ! FÛT TOXIQUE – NE PAS OUVRIR. Deux scribes au teint blême, si maigres qu’un coup de vent aurait suffi à les renverser, observaient la scène sans intervenir.
— Tu veux un coup de main ? proposa Septimus.
Moustique tourna un visage reconnaissant vers son ami.
— C’est pas de refus ! Tu parles d’un fauve ! M’a tout l’air d’un encroleur invisible. Ça faisait des lustres qu’il roupillait gentiment au fond d’un placard quand un abruti s’est amusé à le réactiver. Y’en a, j’te jure… Eh ! pose ça tout de suite, espèce de…
L’encroleur avait soulevé le fût de terre et l’avait renversé sur la tête de Moustique. Septimus courut vers son ami afin de le délivrer. Un peu étourdi, Moustique promena son regard autour de la cour, essayant de repérer l’adversaire, alors que les deux scribes terrifiés se recroquevillaient dans un coin, le plus loin possible du fût.
— On doit à tout prix le rattraper, dit Moustique, hors d’haleine. S’il s’échappe, je peux dire adieu à ma place !
Septimus se concentra. Dès qu’il recommencerait à bouger, le sort ne manquerait pas de provoquer des turbulences. Soudain, une ondulation parcourut la surface du mur de briques qui entourait la cour. Septimus se précipita vers les deux scribes blottis l’un contre l’autre et abattit le fût sur le sol.
— Aïe ! hurla le plus grand des deux scribes dont le pied était resté coincé sous le fût retourné.
— Je l’ai ! exulta Septimus.
— Ouille, ouille, ouille ! gémit le malheureux scribe, sautant en rond et tenant son pied meurtri.
— Désolé, Vulpin.
Tandis que Septimus pesait contre le fût pour empêcher l’encroleur de fuir, Vulpin s’éloigna en boitillant, appuyé sur le bras de son camarade. Septimus aida Moustique à glisser le couvercle sous le fût, puis les deux garçons redressèrent ce dernier avec précaution avant de l’entourer d’un filet protecteur et de le traîner dans la rue où le service d’enlèvement des sorts dangereux viendrait bientôt le récupérer.
— Merci, Sep, dit Moustique. Je te dois une fière chandelle. Si je peux faire quoi que ce soit pour toi en retour…
— Justement, c’est le cas.
— Je t’écoute !
Moustique passa son bras sous celui de son ami et l’entraîna vers une petite cuisine donnant sur la cour où une bouilloire pleine d’eau attendait en permanence sur une plaque chauffante.
— Mon frère Simon est venu chez vous ce matin, reprit Septimus. Tu peux me dire ce qu’il voulait ?
Moustique prit deux grandes tasses sur une étagère et laissa tomber un cube de Coco Bula dans chacune. Le Coco Bula, la boisson préférée des deux garçons, était fabriqué à l’aide d’un sort gazéifiant inusable que le Manuscriptorium avait restauré pour le compte d’un client qui n’était jamais venu le rechercher. Si la boisson elle-même était glacée, il fallait de l’eau bouillante pour activer le sort.
— Monsieur est servi !
Moustique tendit sa tasse à Septimus et prit place sur un tabouret à côté de son ami.
— Merci.
Septimus avala une gorgée de Coco Bula et sourit. Il avait oublié combien c’était bon. Marcia était hostile aux boissons gazeuses, surtout celles produites par des sorts, et cette interdiction n’en rendait que meilleur le Coco Bula que Septimus buvait à l’occasion avec Moustique.
— Je n’ai vu aucun de tes frères aujourd’hui, dit Moustique, perplexe. Je croyais qu’ils vivaient tous ou plus moins dans la Forêt ? On raconte qu’ils se sont acoquinés avec des sorcières de Wendron qui les ont transformés en gloutons.
— Il ne faut rien exagérer, le corrigea Septimus. Simplement, ils ont pris goût à la vie au grand air. On dirait que c’est de famille : nous avons pour grand-père un arbre de la Forêt.
Moustique avala son Coco Bula de travers et faillit s’étrangler :
— Quoi ?
— Hé ! Va cracher ailleurs. Mon grand-père était un change-forme et il est devenu un arbre, expliqua Septimus en frottant la manche de sa tunique.
Moustique siffla, impressionné :
— On ne voit plus beaucoup de changeformes de nos jours. Tu sais où il est ?
— Non. De temps en temps, papa part à sa recherche, mais il ne l’a pas encore retrouvé.
— Qu’est-ce qu’il en sait ?
— Pardon ?
— Comment sait-il qu’il ne l’a pas retrouvé ? Entre nous, rien ne ressemble plus à un arbre qu’un autre arbre. Septimus s’était souvent fait la même réflexion.
— Je n’en sais rien, avoua-t-il. Mais tu n’as pas répondu à ma question. Tu as forcément aperçu Simon ce matin. Jenna et moi l’avons vu pousser la porte du Manuscriptorium. Jenna te dirait…
Septimus se tut. Il avait encore devant les yeux l’expression terrifiée de Jenna tandis que le cheval noir l’emportait Dieu sait où.
— La seule visite qu’on ait eue ce matin, c’est celle du Voyageur, dit Moustique.
— Qui ça ?
— Le Voyageur. Il s’est présenté sous ce nom-là. Tout le monde le croit cinglé mais moi, il me file les jetons. Et je te parie que le vieux Vulpin aussi a la trouille de lui, même s’il ne le montre pas. Il se radine parfois avec un paquet destiné au premier scribe hermétique, le vieux Vulpin – tu sais, le père de l’autre ? Tous les deux, ils s’enferment dans le cabinet hermétique pendant des heures, puis le Voyageur repart sans avoir dit un mot à personne. Bizarre, non ? Le vieux Vulpin est toujours blanc comme un linge quand il ressort du cabinet.
— Ce… « Voyageur » a-t-il les yeux verts et des cheveux de la même couleur que les miens ? interrogea Septimus. Ce matin, était-il enveloppé dans une longue cape noire ? A-t-il l’habitude de laisser son cheval – un grand étalon noir – attaché devant la porte ?
— En effet. Ce fichu cheval a mangé toutes les pommes que j’avais apportées pour mon déjeuner, mais je n’ai pas osé le dire à son maître. Franchement, Sep, je ne trouve pas qu’il ressemble à un Heap. Les Heap sont un peu zinzins, si tu vois ce que je veux dire. Mais ils ne font pas peur.
— Mais Simon fait peur, lui, rétorqua Septimus. Il est même terrifiant. Il a enlevé Jenna.
Moustique resta bouche bée de surprise.
— Le Voyageur a enlevé la princesse ? J’arrive pas à le croire !
— C’est bien là le problème. Personne ne veut le croire, pas même Marcia.