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MOUCHARD

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À la pointe du jour, alors que le ciel rosissait du côté du levant, une balle verte lumineuse roula sans bruit le long de la rue de la Bouline et fit halte devant la maison des sorcières du Port.

Mouchard rebondit sur place tout en se repérant. Il était satisfait. Il se savait presque arrivé à destination. Depuis que son maître l’avait jeté dehors, il avait scrupuleusement reconstitué le parcours de Jenna, accélérant et s’arrêtant partout où elle en avait fait autant. Cela explique que la petite balle se soit immobilisée à l’endroit même où Jenna avait émis des doutes sur le sens de l’orientation de Stanley, à peine quelques heures plus tôt.

Une balle traceuse opérait toujours de cette manière. La méthode était efficace, même si elle comportait quelques inconvénients. Ainsi, en fin de journée, quand Mouchard avait entrepris de longer le littoral sur les traces de Jenna, la plage avait disparu sous dix pieds d’eau salée et agitée de vaguelettes.

Pour corser la difficulté, le sable gênait beaucoup sa progression. Son maître ne tolérerait aucun retard, aussi Mouchard était-il impatient de poursuivre sa mission. D’un bond, il s’approcha de la porte des sorcières du Port et éprouva aussitôt le besoin urgent de s’en éloigner. Au même moment, une main jaillit de l’intérieur de la maison et se referma sur lui.

— Je l’ai ! fit une voix triomphante.

Mouchard se débattit furieusement, mais la sorcière avait de la poigne.

— Qu’as-tu attrapé, Linda ?

Mouchard aperçut une seconde sorcière, plus âgée, dont le visage pâlit de stupeur quand Linda lui fit voir sa proie.

— Par l’enfer, tu cherches à toutes nous faire tuer ?

— Qu’est-ce que tu radotes ? lui rétorqua la première sorcière. Je crois que tu es de mauvaise humeur à cause de ce rat que tu as manqué tout à l’heure. Et d’abord, c’est ma balle. Alors, dégage !

— Linda, je t’en conjure, lâche ça ! C’est une balle traceuse en mission. Elle appartient au Maître !

La sorcière laissa tomber Mouchard comme s’il lui avait brûlé la main. La petite balle rebondit dans la rue et roula jusqu’à la porte de la Maison-de-Poupée. Fascinées, les deux sorcières la virent prendre de l’élan et disparaître dans la fente de la boîte aux lettres à la troisième tentative.

— Dommage qu’elle ne soit pas venue pour l’une d’entre nous, remarqua la plus âgée des deux sorcières. Nous l’aurions retenue jusqu’à l’arrivée du Maître. Après ça, nous aurions été dans ses petits papiers.

— Ce sont toujours les mêmes qui ont de la chance, soupira mélancoliquement Linda avant de claquer la porte.

 

 

— Nicko ? murmura Jenna. Nicko ?

— Mouaaais ?

— Nicko, quelqu’un frappe au carreau.

— Sûrement l’aut’folle de logeuse. Rendors-toi, Jen, marmonna Nicko, couché sur un sommier défoncé dans un coin du taudis qui leur servait de chambre.

Jenna se dressa sur son séant (son sommier était tout aussi défoncé que celui de son frère) et s’enveloppa dans la cape de Lucy. Le cœur battant, elle tendit l’oreille et scruta la pénombre du regard. On aurait dit que Mme Mérédith s’amusait à lancer une balle contre la fenêtre de leur chambre. Curieux passe-temps, pour quelqu’un d’aussi peu sportif en apparence. Soudain, le brouillard du sommeil se dissipa et la lumière se fit dans l’esprit de Jenna : Mouchard !

La jeune fille sauta à bas du lit et manqua aussitôt de trébucher sur Septimus qui dormait à même le sol, enroulé dans une couverture. Le garçon ne broncha pas. Elle s’approcha tout doucement de la fenêtre, les genoux pliés et la tête courbée pour se cacher de Mouchard, même si elle soupçonnait que la balle traceuse n’avait pas besoin de la voir pour connaître sa présence.

C’est alors qu’elle posa le pied sur quelque chose de mou et de vivant. Elle était sur le point de crier quand une main se plaqua sur sa bouche. Une odeur d’humus emplit ses narines et elle vit deux yeux immenses fixés sur elle.

— Chut ! fit Lobo. (Cela faisait cinq minutes qu’il épiait Mouchard, tassé sous la fenêtre.) Il y a une chose dehors. J’en ai déjà aperçu une semblable dans la Forêt.

— Je sais, murmura Jenna. C’est moi qu’elle cherche.

— Tu veux que je l’attrape ?

La vitre crasseuse laissait filtrer une clarté verdâtre qui faisait étinceler les yeux de Lobo. Mouchard brillait de plus en plus fort. À présent qu’il avait repéré sa proie, il rassemblait son énergie afin de la marquer. Sa mission accomplie, il retournerait auprès de son maître et ce dernier n’aurait alors aucun mal à retrouver la fugitive.

— Tu en serais capable ? interrogea Jenna, persuadée que Mouchard était trop rapide pour l’enfant sauvage.

Lobo sourit, dévoilant des dents sales qui prenaient une teinte malsaine dans la lumière de plus en plus vive.

— C’est facile. Regarde !

Prompt comme l’éclair, Lobo ouvrit la fenêtre et s’empara de Mouchard. Il repoussa ensuite le battant qui se referma avec fracas.

— À l’attaque !

Réveillé au milieu d’un rêve, Septimus se dressa tel un ressort, les yeux grands ouverts.

— Quoi ? Que… que se passe-t-il ? bredouilla Nicko. Jen ? Pourquoi Lobo est-il tout vert ?

Par un étrange phénomène, la lumière palpitante qui irradiait de la balle prisonnière traversait les mains de Lobo, révélant les contours des os sous la peau, tandis que le reste de sa personne virait rapidement au vert.

Mouchard enrageait à l’idée d’échouer si près du but. À moins de parvenir à marquer sa proie, il n’était guère plus utile à son maître qu’une vieille balle de tennis toute râpée. Mouchard en connaissait un rayon sur les vieilles balles de tennis toutes râpées, car il en était à l’origine. Conscient de tout devoir à son maître Simon, il était déterminé à le satisfaire. Rien ni personne ne l’empêcherait d’accomplir sa mission.

Les mains nerveuses du garçon le serraient comme dans un étau. Mouchard concentra son énergie et sa température commença à s’élever, lentement mais sûrement. La manœuvre était risquée, mais la balle traceuse préférait encore se liquéfier et se transformer en flaque de caoutchouc que de trahir son maître.

— Qu’est-ce qui arrive à tes mains, 409 ? s’enquit Septimus, le regard dans le vague. (Il se croyait à nouveau dans le dortoir de la Jeune Garde, avec ses camarades de chambrée.).

— J’en sais rien. C’est à cause de cette chose que Jenna m’a demandé d’attraper. On dirait qu’elle chauffe.

— C’est Mouchard, la balle traceuse de Simon, expliqua Jenna. Il l’a lancée à mes trousses. Que va-t-on en faire ? Septimus secoua brusquement sa torpeur.

— Jenna, surtout, ne la touche pas ! s’exclama-t-il. Compris ?

— Je n’en ai aucune envie. Pouah ! Quelle horreur.

— Tant qu’elle n’a pas été en contact avec toi, elle ne peut pas retourner auprès de Simon et lui indiquer où tu te trouves. Pour le moment, tu es encore en sécurité.

Ses paroles n’eurent pas l’air de rassurer Jenna. La petite princesse paraissait pâle et tremblante à l’intérieur d’un halo verdâtre.

— Ouf ! fit Lobo. Ouh la la !

— Tu te sens bien ? l’interrogea Nicko.

— Ah ! C’est chaud. Je… je ne peux plus la retenir. Aaaah ! Lobo lâcha précipitamment la balle, les paumes des mains à vif.

Mouchard brillait à présent d’un éclat presque insoutenable. Il bondit sur Jenna et la toucha au bras, lui arrachant un hurlement de terreur et de souffrance. La balle se précipita ensuite vers la fenêtre, brisant la vitre au passage, et traversa toute l’épaisseur du pont de bois pour atterrir enfin sur le tas d’ordures du coven des sorcières avec un sifflement assourdissant. Puis elle resta enfouie dans les feuilles de thé, les os de lapin et les têtes de grenouille le temps de refroidir.

Au bout de quelques minutes, elle jaillit triomphalement du tas d’ordures, secoua la couche de feuilles de thé qui l’entourait et fila telle une flèche rejoindre son maître, Simon Heap.