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LES TUNNELS DE GLACE

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Le volet de la trappe se referma en silence derrière les deux garçons. Septimus frissonna. Il faisait extrêmement froid et sombre sous le cabinet hermétique. Son anneau dragon commença à émettre une douce clarté dorée, comme chaque fois qu’il se trouvait dans le noir.

— T’es rudement bien outillé ! s’exclama Moustique, admiratif. Mais j’ai mieux là-dedans, ajouta-t-il en ouvrant une petite boîte en fer-blanc.

Celle-ci abritait une pierre plate qui répandait une vive lumière bleutée et faisait scintiller les murs blancs.

Septimus regarda autour de lui, s’attendant à découvrir une sorte de cave. Il fut étonné de constater qu’ils se trouvaient dans un long tunnel blanc qui s’étirait à perte de vue devant et derrière eux.

— C’est le premier endroit où le vieux Vulpin aura l’idée de nous chercher, murmura Moustique en jetant un coup d’œil inquiet vers la trappe. Ne restons pas là.

Il décrocha du mur une large planche bordée de chaque côté par une bande de métal, la posa sur le sol blanc du tunnel et prit place dessus.

— Monte ! dit-il à son ami.

Septimus voulut s’approcher, mais son pied glissa et il tomba à la renverse.

— Ouf ! On se croirait sur de la glace. C’est quoi, ce truc ?

— De la glace. Fais vite, Sep.

— De la glace ? En plein été ? Où sommes-nous, Moustique ?

— Dans les tunnels de glace, pardi. Où veux-tu qu’on soit ?

— Je ne sais pas, moi. Dans une cache secrète sous le cabinet hermétique. Qu’est-ce que c’est que ces tunnels ?

— Je croyais que t’étais au courant. T’es l’apprenti numéro un, non ? Monte !

La luge était à peine assez grande pour deux. Septimus venait de se glisser derrière Moustique quand il s’aperçut qu’il avait laissé L’Art de vaincre la Ténèbre sur la glace.

— Attends, Moustique ! Il n’y a plus de place pour le livre de Marcia.

— Mets-le sous tes fesses, répliqua Moustique, exaspéré. Remue-toi, Sep. Le vieux Vulpin ne va pas tarder à pointer son vilain nez.

Septimus se releva, laissa tomber le livre sur le traîneau et s’assit dessus. Ces tunnels ne lui plaisaient pas du tout. Ils étaient balayés par un vent glacé dont la plainte lugubre lui faisait dresser les cheveux sur la tête.

— Accroche-toi, ça va décoiffer ! conseilla Moustique.

La luge partit si vite que Septimus faillit être précipité par terre. Mais elle n’avait pas encore atteint la première courbe qu’un sifflement caractéristique emplit le tunnel : la trappe se soulevait à nouveau. La luge fit une embardée et s’arrêta contre un mur. Moustique referma vivement sa boîte en fer-blanc tandis que Septimus fourrait sa main dans sa poche pour étouffer le rayonnement de l’anneau. Immobiles dans le noir, les deux garçons retinrent leur souffle. Tout à coup, un trait de lumière venu d’en haut déchira l’obscurité et la tête chafouine du premier scribe hermétique se découpa dans l’ouverture de la trappe, pareille à un abat-jour fantaisie d’un goût douteux. Après avoir regardé d’un côté et de l’autre, il s’adressa à un interlocuteur invisible. La réverbération faisait paraître sa voix plus impressionnante qu’au naturel.

— Ne dites pas de bêtises, Bécasseau. Je ne vois Moustique nulle part. Pourquoi diable serait-il descendu dans le tunnel ? Ce n’est pas le jour de l’inspection ! Et pourquoi aurait-il emporté le livre ? Au lieu de rejeter la faute sur autrui, vous feriez mieux d’assumer vos responsabilités…

Son sermon fut interrompu par la fermeture de la trappe.

— Tirons-nous d’ici ! murmura Septimus entre ses dents.

Moustique rouvrit sa boîte en fer-blanc et les deux garçons s’élancèrent le long du tunnel. Guidée par une main experte, la petite luge filait à toute allure et prenait aisément les larges virages. Au bout de quelques minutes, Moustique ralentit. Septimus se détendit un peu (il se cramponnait si fort à la luge qu’il avait les doigts blancs) et jeta un coup d’œil en arrière.

— Inutile de nous presser, déclara Moustique. Personne ne risque de nous rattraper. Nous avons pris la seule luge enchantée.

— Tu en es sûr ?

— Un peu, oui ! Je te signale que c’est ma luge. C’est moi qui suis chargé des inspections.

— Tu inspectes quoi ? demanda Septimus alors que la luge abordait une longue montée. Et pour quelle raison ?

— Ça, je l’ignore. On ne m’a rien dit. Mais chaque semaine, je descends pour vérifier qu’il n’y a pas de fissure dans la glace ni d’obstacle sur la voie et m’assurer que toutes les trappes sont bien scellées.

— Parce qu’il en existe d’autres ?

— Oui, des tas. Toutes les vieilles maisons en possèdent une dans leur cave. Maintenant baisse la tête et retiens-toi de respirer quoi qu’il arrive. Voici Hilda.

Septimus esquiva de justesse un mince ruban de brume qui accourait vers eux en gémissant et en tournoyant le long des parois étincelantes du tunnel. Le coquemard polaire survola la luge lancée à toute vitesse et s’enroula brièvement autour des deux garçons, les glaçant jusqu’aux os. Une couche craquante de givre recouvrit les cheveux de Septimus tandis que l’air contenu dans ses narines et sa bouche se solidifiait. Durant une fraction de seconde, il crut qu’il allait étouffer. Puis le coquemard s’éloigna aussi vite qu’il était venu, poursuivant sa lugubre chanson et son errance sans fin à travers les tunnels.

— Ouf !

Moustique expira bruyamment tout en guidant la luge dans une nouvelle montée.

— C’est bon, Sep. Hilda est repartie. Elle ne repassera pas avant une heure. D’ici là, on sera rendus à la tour du Magicien.

— Ces tunnels mènent à la tour ? demanda Septimus en cherchant sa respiration.

— Entre autres. Ils relient entre eux le palais, la tour, la plupart des boutiques de la voie du Magicien et les vieilles baraques qui longent le fossé. Oups ! Un virage en épingle à cheveux…

— Argh ! Pas si vite, Moustique ! Mais comment se fait-il qu’ils soient gelés en plein été ? Ce n’est pas naturel ! Moustique resta dans le vague :

— Ça a dû arriver il y a longtemps, pour une raison ou une autre. Maintenant, personne ne veut prendre le risque de les dégeler, de peur de libérer ce qui se trouve sous la glace.

— Et qu’y a-t-il dessous ?

— J’en sais rien. Cramponne-toi !

La luge fit un écart pour éviter deux pâles silhouettes vêtues de robes grises en loques et Septimus faillit tomber.

— Désolé ! (Moustique redressa la luge et poursuivit.) Je déteste traverser les fantômes, surtout ces deux-là. Chaque fois, ils me demandent la sortie. Ça me tape sur les nerfs.

Les patins de la luge glissaient sans effort sur la glace lisse. Emportée par son élan, elle dévorait les montées avec la même facilité que les descentes. Septimus s’était habitué aux courants d’air et aux âmes errantes qui croisaient parfois leur route. Il commençait à prendre plaisir à la balade quand la luge s’arrêta net. Moustique referma précipitamment sa boîte en fer-blanc. Un pinceau de lumière jaune tombait d’une ouverture dans le plafond du tunnel, à quelques mètres d’eux.

— Qu’est-ce qui se passe ? interrogea Septimus à voix basse.

— On a descellé une trappe.

Le cœur de Septimus se mit à battre plus fort.

— Qui ?

— Ça vient de la maison van Klampff.

— Regarde ! souffla Septimus. Quelqu’un descend !

Deux pieds chaussés de patins à glace pendaient du plafond. Septimus pensa qu’ils appartenaient à Una Brakket, Ratel van Klampff ayant trop d’embonpoint pour passer à travers la trappe. Durant quelques secondes, les patins se balancèrent dans la lumière, comme si leur propriétaire hésitait, puis une silhouette familière s’élança dans le vide et atterrit sur la glace avec une souplesse féline. Ramassé sur lui-même tel un fauve prêt à bondir, Simon Heap promena son regard autour de lui.

— Qui va là ? lança-t-il au hasard, car ses yeux n’étaient pas encore habitués à l’obscurité.

— Simon ! murmura Septimus, abasourdi.

— Quelqu’un a prononcé mon nom. (La voix de Simon résonnait d’une façon sinistre dans le tunnel.) Qui est là ?

— Moustique, je t’en prie, sors-nous d’ici !

Moustique ne demandait pas mieux. La luge fit un tête-à-queue.

— Hé ! s’exclama Simon.

À sa grande surprise, il venait de reconnaître la tunique verte de l’apprenti de Marcia.

— Qu’est-ce que tu fiches ici, sale morveux ?

— Moustique, il nous poursuit ! hurla Septimus.

La luge filait à toute vitesse, mais Simon était un patineur émérite.

— T’inquiète pas, on va le distancer !

Sous la conduite de Moustique, la luge négocia un nouveau tournant et traversa les deux fantômes qu’ils avaient esquivés un peu plus tôt. Des voix confuses se répercutèrent le long du tunnel :

— Excusez-moi… La sortie, s’il vous plaît… Pourriez-vous nous indiquer… ? La sortie, tie, tie…

— On l’a semé ? s’enquit Moustique.

— Non !

— Accroche-toi. C’est parti !

La luge tourna dans un tunnel secondaire et freina brutalement. Moustique sauta à terre, poussa Septimus et la luge dans un renfoncement et tira la porte derrière eux. Essoufflé, il se laissa tomber par terre et sourit à son ami :

— Une niche de service. Pas de risque qu’il nous trouve ici !

Septimus roula sur le sol et resta étendu sur le dos, les yeux fixés au plafond. La niche était creusée dans l’épaisseur de la paroi et fermée par un bloc de glace qui ne laissait voir aucun interstice. Le jeune garçon supposa qu’il en était de même à l’extérieur.

— Moustique, tu es génial !

— N’en fais pas trop, Sep. Tu veux un Mastick ?

— Un quoi ?

— C’est chaud et c’est bon. J’en ai toujours une provision dans cette niche, pour lutter contre les coups de froid.

Moustique exhuma une petite boîte de dessous une couverture et une pelle. Il l’ouvrit et inspecta son contenu.

— Voyons, il me reste banane et haddock et… euh, betterave. Désolé, mais je crois que j’ai mangé les meilleurs.

— Les meilleurs quoi ?

— Bâtons à mâcher. Tu veux quel parfum ?

— Banane.

— Banane et haddock ?

— S’il te plaît. Tante Zelda prépare une quiche à la banane et au haddock absolument délicieuse.

— Ah oui ? Tiens, tu n’as qu’à prendre tout le paquet.

 

 

Dix minutes plus tard, Moustique écarta prudemment le bloc de glace qui fermait la niche et risqua un œil dehors. Si Simon avait disparu, des traces dans le sol indiquaient qu’il était passé une première fois devant leur cachette et s’en était retourné sans s’arrêter. Soulagés, les deux garçons remontèrent sur la luge et rebroussèrent chemin jusqu’au tunnel principal.

— Tu sais quoi ? dit Moustique. On va prendre le raccourci vers la tour du Magicien. Je préférais l’éviter parce que c’est un peu les montagnes russes. Mais plus vite on sortira d’ici et mieux ce sera. Qu’est-ce que tu en dis ?

— Ça me va !

Quelques minutes et de nombreux détours plus tard, Moustique arrêta la luge et montra du doigt une inscription dans la glace. Des lettres noires de style ancien épelaient les mots TOUR DU MAGICIEN tandis qu’une flèche tarabiscotée désignait un tunnel beaucoup plus étroit qui s’enfonçait dans l’obscurité.

— Cramponne-toi, Sep. Va y avoir du sport !

La luge tourna dans le couloir menant à la tour. Elle attendit quelques secondes, comme si elle rassemblait son courage, puis le sol parut s’ouvrir devant eux et ils basculèrent dans une sorte de gouffre, au grand effroi de Septimus.

— Hou-houuuuuu !

L’écho du cri de Moustique accompagna leur plongée vertigineuse le long d’une paroi presque verticale. À peine avait-elle touché le fond que la luge repartit à l’assaut d’une montée presque aussi abrupte. Arrivée au sommet, elle s’élança dans le vide et atterrit sur le plat avec un violent cahot. Septimus se remettait tout juste de ses émotions quand Moustique prit un virage à la corde, puis un deuxième encore plus serré. À ce moment-là, les routes de Septimus et de la luge se séparèrent. Moustique donna un coup de frein qui souleva une gerbe de givre, fit demi-tour et revint lentement sur ses pas pour récupérer son ami.

— Pas mal, hein ? dit-il avec un grand sourire. Et encore, tu ne m’as pas vu faire un triple axel…

Septimus se releva péniblement.

— Merci, Moustique. Une autre fois, d’accord ?

— De toute façon, on est arrivés. N’oublie pas le pourboire pour le chauffeur !

La luge s’était immobilisée au pied d’une arche monumentale taillée dans un énorme bloc de glace. Les lettres T et M étaient gravées au-dessus du frontispice.

Après un moment d’hésitation, Septimus ramassa L’Art de vaincre la Ténèbre et se tourna vers son compagnon :

— Tu viens ?

— Moi ? fit Moustique, surpris.

— Tu ne peux pas retourner au Manuscriptorium. Qu’est-ce que tu dirais à Vulpin ?

— Zut ! J’avais pas pensé à ça.

Moustique mit pied à terre et attacha la luge à un anneau d’argent.

— Pour éviter qu’elle ne parte en vadrouille, expliqua-t-il. Autrefois, tout le monde en avait une, et on raconte que celle de la tour du Magicien avait des pouvoirs spéciaux. La mienne est la seule luge enchantée qui existe encore, aussi je ne voudrais pas qu’elle disparaisse.

— Je comprends. On y va ?

Moustique suivit Septimus à contrecœur. Une fois passée l’arche, ils arrivèrent au pied d’un escalier. Assis sur la première marche, un fantôme quasi transparent vêtu d’une robe pourpre dormait à poings fermés.

Septimus s’arrêta si brusquement que Moustique lui rentra dedans. Déséquilibré, le jeune garçon traversa le vieux spectre qui se réveilla en sursaut.

— Hein ? Quoi ? Qui va là ?

— C’est… c’est moi, bredouilla Septimus. L’apprenti.

— L’apprenti ? Quel apprenti ? fit le fantôme d’un air soupçonneux.

— L’apprenti extraordinaire.

— Impossible. Tu ne ressembles pas du tout à mon apprenti. Septimus choisit ses mots avec soin afin de ménager le vénérable spectre :

— Désolé de vous l’apprendre, mais vous n’êtes plus magicien extraordinaire. Vous êtes un fantôme. Pour tout dire, vous êtes mort.

— Hi ! hi ! Je t’ai bien eu. Évidemment que je suis mort. Sinon, crois-tu que je resterais ici à m’ennuyer à cent sous de l’heure ? Comment t’appelles-tu, mon garçon ?

— Septimus Heap.

— Eh bien, Septimus Heap, dépêche-toi de monter.

— Et mon ami aussi ?

— Pourquoi pas ? Maintenant, disparaissez, tous les deux. Une fois en haut, vous n’aurez qu’à prendre à gauche et à prononcer le mot de passe pour vous retrouver dans le placard à balais attenant au grand hall.

— Merci mille fois !

Le vieux magicien extraordinaire s’installa confortablement et referma les yeux.

— Il n’y a pas de quoi, dit-il. Je te souhaite bonne chance, mon petit. M’est avis que tu en auras besoin.