Chapitre 2

Un zéphyr de révolution

Je n’aurais jamais cru, au début de mon temps de peine, écrasé que j’étais par son impénétrable pérennité, assommé par ma première initiation au monde de l’Archipel, que mon âme petit à petit allait se décourber ; qu’avec les années, gravissant sans m’en rendre compte moi-même le point culminant de l’Archipel, tel le Mauna-Loa aux îles Hawaï, j’en viendrais à contempler de là-haut avec une totale sérénité les lointains de l’Archipel dont la mer incertaine irait jusqu’à m’attirer par son papillotement.

La mi-temps de ma peine, je l’avais passée sur un îlot doré où les prisonniers étaient nourris, abreuvés, gardés au chaud et propre. En contrepartie, une exigence minime : passer douze heures assis à un bureau et complaire aux autorités.

Et voilà que soudain j’avais perdu le goût de me cramponner à ces biens-là !… À tâtons, je commençais déjà à trouver un sens nouveau à la vie carcérale. Faisant retour sur moi-même, je tenais désormais pour pitoyables les conseils de l’affecté spécial à la prison de Krasnaïa Presnia : « Éviter à tout prix les travaux généraux. » Le prix que nous avions payé m’apparaissait sans commune mesure avec l’emplette.

La prison avait libéré en moi la capacité d’écrire, à cette passion je donnais désormais tout mon temps et j’avais impudemment cessé de m’atteler au travail officiel. Plus que le beurre et le sucre locaux m’était devenue chère la rectification.

Et nous fûmes plusieurs à être « rectifiés » – par un transfèrement en camp spécial.

Notre voyage dura longtemps : trois mois (au xixe siècle, on pouvait faire mieux à cheval). Notre voyage dura si longtemps que le trajet était devenu comme une période de notre vie, pendant ce temps il me semble même que j’ai changé, de caractère comme d’idées.

Ce fut en quelque sorte un trajet plein d’entrain, gai, hautement significatif. Nos visages étaient heurtés par un vent frisquet qui allait en se renforçant : celui du bagne et de la liberté. De toutes parts rappliquaient des hommes et des cas qui nous convainquaient que la justice était de notre côté, oui, de notre côté ! et non pas du côté de nos juges et de nos geôliers.

La familière prison des Boutyrki nous accueillit par un cri de femme déchirant, poussé à travers une fenêtre, à coup sûr une fenêtre de cellule individuelle : « Au secours ! À l’aide ! Au meurtre ! À l’assassin ! » Puis le hurlement s’étrangla entre les paumes des surveillants.

À la « gare » des Boutyrki on nous mit pêle-mêle avec des novices de la cuvée 49. Tous avaient des temps de peine extravagants, non plus les habituels « billets de dix », mais des quarterons. Lorsque, au cours des innombrables appels, ils avaient à répondre à la question touchant la fin de leur temps, on avait l’impression qu’ils se fichaient de vous : « Octobre mil neuf cent soixante-quatorze ! », « février mil neuf cent soixante-quinze ! »

Tirer autant semblait chose impossible. Il fallait chercher à se procurer des cisailles – pour couper les barbelés.

Ces condamnations à vingt-cinq ans introduisaient par elles-mêmes une qualité nouvelle dans le monde des détenus. Le pouvoir avait tiré sur nous ses dernières cartouches. À présent, la parole était aux détenus, une parole libre, désormais non contrainte, immenaçable, la parole justement que nous n’avions jamais eue de toute notre vie et qui est si nécessaire pour tirer les choses au clair et s’unir.

Nous étions déjà dans notre wagon carcéral lorsque le haut-parleur de la gare de Kazan nous apprit le début de la guerre de Corée. Dès le premier jour de la guerre, avant midi, après avoir enfoncé sur dix kilomètres la solide ligne de défense des Sud-Coréens, les Nord-Coréens assuraient avoir été attaqués. Le plus nigaud des soldats du front pouvait démêler que l’agresseur était celui qui avait progressé le premier jour.

La guerre de Corée nous excita également. Rebelles, nous demandions la tempête ! Sans tempête, de fait, sans tempête nous étions voués à une lente agonie !…

Passé Riazan, le rouge lever du soleil brillait avec tant d’intensité à travers les fenêtres aveugles de notre « wagon-zak » que le jeune soldat d’escorte dans le couloir, en face de notre grille, clignait des yeux sous l’effet de la lumière. L’escorte, ma foi, ressemblait à toutes les escortes : elle nous avait entassés à une quinzaine par compartiment, nous donnait à manger du hareng, tout en nous apportant aussi de l’eau, il est vrai, et en nous conduisant matin et soir faire nos besoins, et nous n’aurions eu aucun motif de chicane avec elle, n’était ce gars qui nous avait jeté, imprudemment mais sans la moindre méchanceté non plus, que nous étions des ennemis du peuple.

Du coup, ce fut l’explosion ! De notre compartiment et du voisin, le voilà qui se fait invectiver : « Nous sommes des ennemis du peuple, mais pourquoi qu’il n’y a rien à bouffer au kolkhoze ? »

« Toi-même, tiens, tu es de la campagne, c’est écrit sur ta figure, eh bien, si ça se trouve, tu vas rempiler comme chien de garde, tu ne vas pas te remettre à labourer, hein ? »

« Si nous sommes des ennemis, pourquoi est-ce que vous maquillez les fourgons ? Vous n’avez qu’à nous transporter ouvertement ! »

« Eh, fiston ! J’ai deux garçons comme toi qui ne sont pas revenus de la guerre ; alors, je suis un ennemi, oui ? »

Rien de pareil depuis bien longtemps ne s’était envolé à travers nos barreaux ! Et nous ne criions que des choses archi-simples, trop évidentes pour être réfutées.

À la rescousse du gars désemparé survint le sergent, un rengagé, mais celui-ci ne traîna personne au cachot, n’entreprit pas d’inscrire les noms, il tenta d’aider son soldat à riposter. Ici encore, à nos yeux, transparaissaient les signes des temps nouveaux – tu parles d’un « temps nouveau » ! en 1950 ! –, non, les signes des nouveaux rapports que créaient au sein du monde carcéral les nouveaux temps de peine et les nouveaux camps politiques.

Notre discussion se mit à ressembler à une véritable joute d’arguments. Les jeunots nous contemplaient et ne se risquèrent plus désormais à traiter d’ennemi du peuple aucun habitant de notre compartiment ni du compartiment voisin. Ils essayaient d’utiliser contre nous des choses tirées des journaux, des cours d’instruction politique, mais ils sentaient – par intuition, non par raison – que leurs phrases sonnaient faux.

« Regardez, les gars ! regardez par la fenêtre ! – leur servit-on chez nous – Voyez un peu ce que vous avez fait de la Russie ! »

Au dehors s’étirait un pays aux chaumes si pourris, un pays si de guingois, si loqueteux, si misérable (c’était la ligne de Rouzaïevka, que les étrangers ne fréquentent pas) que si Batou l’avait vu à ce point cochonné, il n’aurait pas entrepris de le conquérir.

À la paisible gare de Torbeïevo, nous vîmes passer un vieil homme en chaussons de tille. Une vieille paysanne s’arrêta en face de notre fenêtre dont le cadre était abaissé et longuement, immobile, elle nous regarda à travers les barreaux de la fenêtre et le grillage intérieur, étroitement serrés sur les planches du dessus. Elle nous regardait de ce regard éternel avec lequel notre peuple a toujours regardé les « malheureux ». Sur ses joues descendaient des larmes parcimonieuses. Elle tenait son corps déformé et elle regardait de telle façon qu’on eût dit que son fils était étendu là en notre compagnie. « Eh, la mère, c’est défendu de regarder », – lui dit sans brutalité l’homme d’escorte. Elle ne tourna même pas la tête. À ses côtés, une fillette d’une dizaine d’années, portant des rubans blancs dans ses tresses. Celle-là nous regardait avec une dure gravité et même une douleur qui n’était pas de son âge, ses petits yeux grand, tout grand ouverts et sans cligner. Elle nous regardait de telle façon que, me semble-t-il, elle nous a pris en photo pour l’éternité. Le train démarra doucement : la vieille éleva ses doigts noirs et dévotement, sans se hâter, traça sur nous le signe de croix.

À une autre gare, une fille en robe à pois, pas gênée ni froussarde pour deux sous, s’approcha de notre fenêtre à la frôler et se mit à nous demander gaillardement quels étaient nos articles et temps de peine. « Dégage », rugit après elle l’homme d’escorte qui allait et venait sur le quai. « Et qu’est-ce que tu me feras ? Moi aussi, je suis du bâtiment. Tiens, voilà un paquet de cigarettes, file-le aux gars ! », et elle sortit un paquet de son sac. (Nous, nous avions déjà deviné que cette fille-là était une ancienne pensionnaire. Combien n’y en a-t-il pas, comme elle, allant et venant comme des citoyens libres et qui ont fait leurs classes dans l’Archipel !) « Dégage ! Je te fourre au bloc ! » – le commandant-adjoint de la garde bondit hors du wagon. Elle eut un coup d’œil méprisant pour sa tronche de rempilé. « Va plutôt te faire f…, espèce de trou-du-c… ! » Elle nous remonta le moral : « Enc…-le, les gars ! » Et s’éloigna avec dignité.

Ainsi se déroulait donc notre voyage et je ne pense pas que l’escorte se sentît escorte du peuple. Plus nous allions, plus nous nous enflammions à la pensée que nous étions dans notre bon droit, que la Russie entière était avec nous et qu’il était grand temps de finir, d’en finir avec cet établissement.

À la transitaire de Kouïbychev, où nous bronzâmes pendant plus d’un mois, nous attendaient également des miracles. Par les fenêtres de la cellule voisine retentirent soudain les cris hystériques, les cris d’orfraie des truands (il n’est pas jusqu’à leur pleurnichement qui n’ait quelque chose de glapissant et de repoussant) : « À l’aide ! Sauvez-nous ! Les fascistes nous cognent dessus ! Les fascistes ! »

En voilà une nouveauté : ce sont les « fascistes » qui cognent sur les truands ? Avant, c’était toujours le contraire.

Mais bientôt, c’est la répartition en cellules et, comme nous l’apprenons, pour l’instant il n’y a pas de miracle. Seulement une première hirondelle : Pavel Baraniouk, la poitrine comme une meule, les bras comme des troncs noueux toujours prêts à donner un coup aussi bien qu’une poignée de main, noir de sa personne, avec un nez aquilin, rappelant plutôt un Géorgien qu’un Ukrainien. C’est un officier du front, avec sa mitrailleuse de DCA il a soutenu un duel contre trois « Messer » ; proposé pour l’étoile de Héros de l’Union soviétique mais écarté par la Section spéciale ; expédié en compagnie disciplinaire, en est revenu décoré ; actuellement, le billet de dix, une « peine de bébé » selon les nouvelles normes.

Les truands, il avait déjà réussi à les percer à jour tout le temps qu’avait duré son trajet depuis la prison de Novograd-Volynski et il s’était déjà battu avec eux. À présent il se trouvait dans la cellule voisine, assis sur le bat-flanc du haut, et jouait paisiblement aux échecs. Rien que du Cinquante-Huit, sauf que l’administration y avait glissé deux truands. Fumant négligemment une Bélomor et venu récupérer sa place légitime, près de la fenêtre sur la couchette du dessus, Croc-doré de plaisanter : « Allons bon, je le savais, il m’ont encore collé avec des bandits ! » Le naïf Véliev, insuffisamment familiarisé avec les truands, voulut le réconforter : « Mais non, c’est des Cinquante-Huit. Et toi ? – Moi, je suis un dilapidateur, un homme de science ! » Ayant fait décamper deux personnes, les truands jetèrent leurs baluchons à leurs places légitimes et poursuivirent leur chemin dans la cellule pour passer la revue des baluchons et chercher querelle. Et les Cinquante-Huit ? eh bien non ! ils n’étaient pas de la nouvelle cuvée, ils n’opposaient aucune résistance. Soixante hommes attendaient docilement qu’on vienne à eux et qu’on les dévalise. Il y a une sorte d’effet de fascination dans cette impudence avec laquelle les truands n’admettent pas de se heurter à la moindre résistance. (Plus l’idée que les autorités seront toujours de leur côté.) Baraniouk continuait, mine de rien, à déplacer ses pièces, mais faisait déjà rouler ses gros yeux menaçants et réfléchissait à la façon dont il allait se battre. Au moment où l’un des truands s’arrêta en face de lui, de tout son élan il lui envoya en plein dans la gueule son pied pendant chaussé d’un brodequin, sauta à terre, empoigna le solide couvercle en bois de la tinette et, d’un coup de couvercle sur la tête, estourbit le second truand. Il se mit alors à leur taper dessus, chacun son tour, jusqu’à ce que le couvercle vole en éclats. Or ce dernier avait une armature de 40 mm d’épaisseur, faite de deux barres en forme de croix. Les truands passèrent au mode pitoyable, mais on ne saurait leur dénier le sens de l’humour jusque dans les hurlements, ils ne perdaient jamais de vue le côté comique : « Que fais-tu là ? Tu donnes des coups de croix ! » « T’es un costaud, qu’est-ce que t’as à t’en prendre au pauvre monde ? Mais Baraniouk, sachant ce qu’en valait l’aune, continuait à les battre, et c’est alors qu’un des truands se précipita à la fenêtre pour y crier : « Au secours ! Les fascistes nous tapent dessus ! »

Les truands n’avaient pas oublié cet épisode, par la suite ils menacèrent Baraniouk à plusieurs reprises : « Tu pues le cadavre ! Nous faisons route ensemble ! » Mais ils ne l’attaquèrent plus.

Avec les chiennes aussi, il y eut un heurt dans notre cellule. C’était pendant une promenade combinée avec les besoins, la surveillante avait envoyé une chienne mettre les nôtres à la porte des cabinets, la chienne s’exécuta, mais son arrogance (vis-à-vis des « politiques » bien sûr !) révolta le tout jeune, tout nerveux et fraîchement condamné Volodia Guerchouni ; celui-ci entreprit de remettre la chienne à sa place, l’autre l’envoya à terre d’un coup de poing. Autrefois, les Cinquante-Huit auraient avalé la couleuvre, à présent Maxime l’Azerbaïdjanais (qui avait tué son président de kolkhoze) lança une pierre sur la chienne, Baraniouk lui assaisonna la mâchoire, l’autre surina Baraniouk (les surveillants auxiliaires portent un couteau, la chose chez nous n’a rien d’étonnant) et courut se réfugier sous la protection des surveillants, poursuivie par Baraniouk. On nous fit tous alors réintégrer en vitesse nos cellules et des officiers de la pénitentiaire rappliquèrent pour essayer de savoir qui avait commencé et nous intimider en nous menaçant de temps de peine supplémentaires pour banditisme (quand il s’agit de leurs chères chiennes, les emmvédistes ont toujours une sensibilité d’écorchés). Baraniouk prit un coup de sang et se désigna de lui-même : « C’est moi qui ai cogné sur ces salauds et je continuerai à leur cogner dessus tant que je serai en vie ! » Le pote de la prison nous prévint que nous autres, les contre-révolutionnaires, n’avions pas spécialement de quoi être fiers, et qu’il serait plus sûr pour nous de garder notre langue au chaud. Alors on vit bondir Volodia Guerchouni, presque un gamin encore, cueilli en fin d’études secondaires, non pas un homonyme, mais un neveu éloigné du Guerchouni qui dirigeait le groupe* exécutif des SR. « Je vous interdis de nous traiter de contre-révolutionnaires ! » cria-t-il au pote d’une voix de coq. « Ce temps-là est révolu. Aujourd’hui, nous sommes redevenus des ré-vo-lu-tion-naires ! mais contre le pouvoir soviétique, cette fois ! »

Bon sang que c’est drôle ! Nous avons vécu assez vieux pour voir cela ! Et le pote de la prison se renfrogne, fait la gueule, un point c’est tout, il encaisse le paquet. Personne n’est envoyé au cachot, les geôliers gradés s’en retournent sans gloire.

Ainsi donc, on peut vivre comme ça en prison ? se battre ? montrer les dents ? dire tout haut ce qu’on pense ? Pendant combien d’années nous sommes-nous laissé faire stupidement ! Celui qui pleure appelle les coups ! Nous pleurions, alors on nous tapait dessus.

À présent, ces nouveaux camps légendaires où l’on nous transporte, où on porte des numéros comme chez les nazis, mais qui, enfin, ne contiendront plus que des politiques, épurés de la glaire droit-co, c’est peut-être là justement que va commencer la vie « comme ça » ? Volodia Guerchouni – yeux noirs, visage effilé, d’une pâleur mate – dit avec espoir : « Quand nous serons arrivés au camp, nous déterminerons avec qui nous ranger. » L’amusant gamin ! Suppose-t-il sérieusement qu’il va trouver là-bas, actuellement, une discordance animée, richement nuancée entre partis, des discussions, des programmes, des rencontres clandestines ? « Avec qui se ranger ! » Comme si on nous avait laissé le choix ! Comme si la décision n’avait pas été prise pour nous dans chaque République par les répartiteurs d’arrestations et les organisateurs de transfèrements.

Notre longue, longue cellule – une ancienne écurie dans laquelle, à la place des deux rangées de râteliers, avaient été installées deux rangées de châlits à deux étages ; dans le passage, de piètres colonnes faites de troncs tortus empêchent de s’écrouler un toit décrépit ; les lucarnes, sur le long mur, sont elles aussi typiques d’une écurie, destinées uniquement à éviter qu’on mette le foin à côté des rateliers (par-dessus le marché, lesdites lucarnes sont obstruées par des muselières) – notre cellule, donc, renferme cent vingt personnes environ : qui donc seulement n’y trouverait-on pas ! Plus de la moitié sont des Baltes dépourvus d’instruction, de simples paysans : dans les pays Baltes, on en est à la deuxième purge, on coffre et on déporte tous ceux qui refusent d’entrer volontairement au kolkhoze ou qui sont soupçonnés de devoir le refuser. Ensuite, pas mal d’Ukrainiens d’Ukraine occidentale : OOuN1, ou bien ceux qui les ont une fois hébergés pour la nuit et leur ont une fois donné à manger. Ensuite, issus de la République fédérative soviétique de Russie, moins de novices, davantage de récidivistes. Et puis, bien sûr, un certain nombre d’étrangers.

Tous tant que nous sommes, on nous emmène dans les mêmes camps (les Camps des Steppes, apprenons-nous du répartiteur). Pénétrant par le regard ceux avec qui le sort m’a réuni, je m’efforce de les pénétrer par la pensée.

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Sont particulièrement proches de mon âme les Estoniens et Lituaniens. J’ai beau « y être » ni plus ni moins qu’eux, j’ai honte vis-à-vis d’eux, comme si c’était moi qui les y avais mis. Non pervertis, bosseurs, fidèles à la parole donnée, exempts d’effronterie, qu’est-ce qui leur a valu d’être voués au broyage sous les mêmes maudites pales ? Ils ne faisaient de mal à personne, vivaient paisiblement, de façon organisée, avec plus de moralité que nous, seulement voilà, leur tort était de vivre à deux pas de chez nous et de s’interposer entre la mer et nous.

« On a honte d’être russe ! » s’écria Herzen au moment où nous étranglions la Pologne. On a deux fois plus honte aujourd’hui d’être soviétique devant ces peuples non batailleurs, sans défense.

À l’égard des Lettons, mon attitude est plus complexe. Il y a, dans leur cas, une sorte de fatalité. Car ils ont bien semé tout cela eux-mêmes.

Et les Ukrainiens ? Nous avons cessé depuis longtemps de dire « nationalistes ukrainiens », nous nous contentons de dire « bandéristes », et le mot est devenu à ce point injurieux que l’idée ne vient même plus à personne d’essayer d’aller au fond des choses. (Autre façon de dire encore : « bandits », en vertu d’une règle parfaitement assimilée par nous qui veut que tous ceux au monde qui tuent pour notre compte soient des « partisans », et tous ceux qui nous tuent des « bandits », à commencer par les paysans de la province de Tambov en 1921.)

Quant au fond des choses, le voici : à une certaine époque, il est vrai, au temps de la Russie de Kiev, nous constituions un seul et unique peuple ; mais depuis lors, ce peuple a été déchiré et, des siècles durant, nos vies, nos coutumes, nos langues ont marché à hue et à dia. Ce qu’on désigne du nom de « Réunion* » fut la tentative de certains, tentative pénible, encore peut-être que sincère, de revenir à la fraternité d’antan. Mais nous avons mal utilisé les trois siècles suivants. Aucun homme d’action, en Russie, n’a réfléchi au moyen de refraterniser Ukrainiens et Russes, d’effacer la cicatrice qui les sépare. (Et elle existe, cette cicatrice ; autrement, au printemps de 1917, on n’aurait pas vu se créer des comités ukrainiens et ensuite la Rada.)

Lorsqu’ils n’étaient pas encore arrivés au pouvoir, les bolchéviks avaient abordé le problème sans difficulté particulière. Comme l’écrivait Lénine dans la Pravda du 7 juin 1917, ils considéraient l’Ukraine comme « annexée par le tsar russe et les capitalistes ». Ceci a été écrit à une époque où existait déjà la Rada Centrale. Et le 2 novembre 1917 était adoptée la « Déclaration des droits des peuples de Russie » : ce n’était quand même pas pour plaisanter, ce n’était pas pour tromper le monde qu’elle reconnaissait aux peuples de Russie le droit de disposer d’eux-mêmes jusques et y compris la sécession ? Six mois plus tard, le gouvernement soviétique priait l’Allemagne du Kaiser de collaborer avec la Russie soviétique pour conclure la paix et déterminer des frontières précises avec l’Ukraine, et, le 14 juin 1918, Lénine signa un traité avec l’hetman Skoropadski. Par là même, il montra qu’il s’était pleinement résigné à ce que l’Ukraine fît sécession d’avec la Russie, même si l’Ukraine devait dans le même temps être monarchique !

Mais comme c’est étrange ! À peine les Allemands étaient-ils tombés sous les coups de l’Entente (ce qui ne pouvait influer sur les principes de notre attitude vis-à-vis de l’Ukraine !) que l’hetman lui aussi tomba après eux et que les faibles forces des bolchéviks se révélèrent plus importantes que celles de Petlioura : ils franchirent aussitôt la frontière qu’ils venaient de reconnaître et imposèrent leur pouvoir à ces frères du même sang. Il est vrai que, pendant quinze ou vingt ans, nous jouâmes encore, de façon instante et même pesante, sur la mova ukrainienne et répétâmes à nos frères qu’ils étaient pleinement indépendants et pouvaient faire sécession quand ils le voudraient. Mais aussitôt que l’envie leur a pris de le faire, à la fin de la guerre, nous les avons proclamés « bandéristes », nous nous sommes mis à leur faire la chasse, à les torturer, à les exécuter et à les expédier dans les camps. (Alors que les « bandéristes », de même que les « petliouriens », sont les uns et les autres des Ukrainiens qui refusent le pouvoir de l’étranger. Ayant reconnu qu’Hitler ne leur apportait pas la liberté promise, ils ont commencé par combattre Hitler pendant toute la guerre, mais nous faisons silence sur ce point parce qu’il est à notre désavantage, au même titre que le soulèvement de Varsovie en 1944.)

Pourquoi nous tape-t-il autant sur les nerfs, le nationalisme ukrainien, le désir qu’ont nos frères de parler, d’élever leurs enfants, de confectionner des enseignes dans leur propre mova ? Même Mikhail Boulgakov (dans La Garde blanche) s’est laissé entraîner sous ce rapport par un sentiment erroné. Du moment, vraiment, que notre fusion n’a pas été parachevée, qu’il existe entre nous certaines différences (il suffit que cela soit ressenti par eux, qui sont la minorité), – ah, c’est amer ! mais du moment qu’il en est ainsi ? que le moment favorable a été manqué et manqué avant tout dans les années 30 et 40, car ce n’est pas sous le tsar, mais sous les communistes que les choses se sont exacerbées – pourquoi nous tape-t-il tant sur les nerfs, ce désir de sécession ? Nous regrettons les plages d’Odessa ? les fruits de Tcherkassy ?

J’ai mal à parler de ces choses : Ukrainien et Russe s’unissent en moi dans le sang, dans le cœur, dans les pensées. Mais la grande expérience que j’ai eue dans les camps de contacts amicaux avec les Ukrainiens m’a révélé à quel point leur cœur est devenu gros. Notre génération n’échappera pas à la nécessité de payer les fautes des siècles précédents.

Taper du pied et crier « ceci est à moi ! » est le chemin le plus simple. Incommensurablement plus difficile est de dire : « vous voulez vivre à votre idée ? faites-le ! » Si étonnant que cela soit, on n’a pas vu se réaliser les prédictions de la Doctrine d’Avant-garde comme quoi le nationalisme doit décliner. Au siècle de la cybernétique et de l’atome, il a, on ne sait trop pourquoi, prospéré. Et le temps approche pour nous, que cela nous plaise ou non, de payer toutes les traites tirées sur l’auto-détermination, sur l’indépendance, et de payer de nous-mêmes, sans attendre qu’on nous brûle sur des bûchers, qu’on nous noie dans les fleuves et rivières, qu’on nous décapite. Que nous soyons une grande nation, nous devons le démontrer non par l’énormité de notre territoire ou le nombre des peuples soumis à notre tutelle, mais par la grandeur de nos actes. Et par la profondeur à laquelle nous labourerons ce qui nous restera comme terres, défalcation faite de celles qui auront refusé de vivre avec nous.

Avec l’Ukraine, ce sera extraordinairement douloureux. Mais il faut savoir ce que représente leur commune surexcitation aujourd’hui. Puisque les choses ne se sont pas arrangées en plusieurs siècles, c’est donc à nous qu’il échoit de nous montrer raisonnables. Nous sommes obligés de remettre la décision entre leurs mains : fédéralistes, séparatistes, à chacun d’essayer de convaincre l’autre. Ne pas céder serait folie et cruauté. Et plus doux, plus tolérants, plus explicatifs nous nous montrerons aujourd’hui, plus grand sera l’espoir de rétablir l’unité dans l’avenir.

Qu’ils vivent leur vie, qu’ils fassent l’expérience. Ils ressentiront vite que tous les problèmes ne sont pas résolus par la sécession2.

*

Ça fait bien longtemps, on ne sait trop pourquoi, que nous vivons dans cette écurie-cellule toute en longueur et on ne se décide toujours pas à nous envoyer au Steplag. D’ailleurs, nous ne sommes pas pressés ; ici, nous nous amusons, là-bas ça ne peut être que pire.

Nous ne sommes pas privés de nouvelles : chaque jour on nous apporte une feuille de chou mi-format, il m’échoit d’en donner lecture à haute voix à toute la cellule, et j’en donne une lecture expressive, il y a de la matière.

En ces jours-là, comme par un fait exprès tombent les dixièmes anniversaires de la libération de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie. Il y en a qui comprennent le russe, ils traduisent aux autres (je fais des pauses), lesquels hurlent, purement et simplement hurlent sur leurs châlits, ceux du dessus comme ceux du dessous, en entendant parler de la liberté et de la prospérité instaurées dans leurs pays pour la première fois dans l’histoire. Chacun de ces Baltes (et dans chaque prison de transit ils constituent un bon tiers) a laissé derrière lui une maison ruinée, heureux encore si sa famille y est toujours, sinon la famille elle aussi gagne la même Sibérie que lui dans un autre convoi de transfert.

Mais, bien sûr, ce qui agitait le plus la prison, c’étaient les informations en provenance de Corée. La guerre éclair de Staline y avait raté. Déjà des volontaires s’entre-hélaient pour agir au nom de l’ONU. Nous ressentions la guerre de Corée comme l’Espagne de la Troisième Guerre mondiale. (Au demeurant, c’est sûrement comme une répétition que Staline l’avait conçue.) Ces soldats de l’ONU nous excitaient particulièrement : quel drapeau ! qui ne réunirait-il sous ses plis ? C’était la préfiguration de la pan-humanité de l’avenir !

Pour notre part, nous éprouvions une telle envie de vomir qu’il nous était impossible de nous élever au-dessus de notre écœurement. Nous étions incapables de rêver, d’admettre cette idée : bon, d’accord, nous sommes prêts à périr, pourvu que restent sains et saufs ceux qui, aujourd’hui, du sein du bien-être, contemplent notre perte. Rien à faire, nous avions soif de tempête !

On s’étonnera : quel cynisme, quel désespoir dans cet état d’esprit ! Et vous pouviez ne pas songer aux malheurs de la guerre pour l’immense pays resté libre ? – Mais ce pays, lui, ne songeait pas le moins du monde à nous ! – Et à cause de ça, vous pouviez vouloir une guerre mondiale ? – Mais en collant à tous ces gens, en 1950, des temps de peine jusqu’au milieu des années 70, que leur avait-on donc laissé à vouloir, si ce n’est une guerre mondiale ?

Moi-même, aujourd’hui, je suis sidéré lorsque je me remémore ces faux espoirs pernicieux que nous nourrissions alors. L’anéantissement nucléaire universel n’est une issue pour personne. Pas besoin de nucléaire, du reste : toute situation de guerre ne fait que servir de justification à la tyrannie intérieure, ne fait que la renforcer. Mais faussée sera mon histoire si je ne dis pas la vérité : ce que nous ressentions cet été-là.

De même que la génération de Romain Rolland, dans sa jeunesse, a vécu oppressée par l’attente permanente de la guerre, de même notre génération de détenus l’a été par son absence : cela seul sera la vérité pleine et entière sur l’esprit des Camps politiques spéciaux. Voilà à quoi on nous avait réduits. La guerre mondiale pouvait nous apporter ou bien une mort accélérée (mitraillage du haut des miradors, empoisonnement par le pain et les bacilles, à la façon des Allemands) ou bien, tout de même, la liberté. Dans les deux cas, une délivrance autrement plus proche qu’une fin de temps de peine en 1975.

Tel avait été justement le calcul de Pétia Pikalov. Dans notre cellule, Pétia Pikalov était le dernier homme vivant en provenance de l’Europe. Juste après la guerre, toutes les cellules avaient été pleines à craquer de Russes comme lui, retour d’Europe. Mais les arrivants d’alors étaient depuis longtemps déjà dans les camps ou à quatre pieds sous terre, et les autres se le tenaient pour dit : il n’en arrivait plus ; d’où sortait donc celui-là ? Il était volontairement revenu dans sa patrie en novembre 1949, à une époque où déjà les gens normaux n’y retournaient plus.

La guerre l’avait trouvé près de Kharkov, élève d’une école technique dans laquelle il avait été mobilisé de force. Tout aussi de force furent-ils, adolescents, emmenés par les Allemands en Allemagne. Il y vécut jusqu’à la fin de la guerre en qualité d’« Ostarbeiter », et c’est là également que prit forme sa psychologie : s’efforcer de vivre facilement et de ne pas travailler comme on l’y contraint depuis qu’il est petit. En Occident, mettant à profit la crédulité européenne et l’irrestriction frontalière, Pikalov faisait passer des voitures volées françaises en Italie, des italiennes en France, et les vendait au rabais. En France, cependant, on le repéra et il fut arrêté. Il écrivit alors à l’ambassade d’URSS qu’il désirait revenir dans sa chère patrie. Son raisonnement était le suivant : la prison en France, il faudra la purger jusqu’au dernier jour, or il risque de récolter dans les dix ans. En Union soviétique, en revanche, la trahison à l’égard de la patrie lui vaudra vingt-cinq ans, mais voici déjà que tombent les premières gouttes de la Troisième Guerre mondiale ; l’URSS, estimait-il, ne tiendra même pas trois ans, avantage donc à la prison soviétique. Des amis de l’ambassade firent immédiatement leur apparition et serrèrent Pétia Pikalov sur leur cœur. Les autorités françaises leur cédèrent volontiers un voleur3. Une trentaine de personnes du même acabit ou d’un acabit analogue furent ainsi rassemblées à l’ambassade. Elles furent expédiées à Mourmansk par bateau confortable, puis lâchées en vadrouille dans la ville et toutes recapturées les unes après les autres dans les vingt-quatre heures.

À présent, dans notre cellule, Pétia nous tenait lieu d’Occident journalistique (il avait lu dans tous les détails le procès Kravtchenko), théâtral (avec joues et lèvres il exécutait adroitement des morceaux de musique occidentale) et cinématographique (il nous racontait et nous mimait les films occidentaux).

Ah, quelle liberté à la prison de transit de Kouïbychev ! Les cellules, parfois, se retrouvaient dans la cour commune. Quand les transferts étaient conduits à travers la cour, on pouvait échanger quelques mots avec eux sous les muselières. En se rendant aux cabinets, on pouvait aussi s’approcher des fenêtres ouvertes (garnies de barreaux, mais sans muselières) de la baraque « familiale » où étaient détenues les femmes ayant de nombreux enfants (le tout en provenance des mêmes régions : pays Baltes et Ukraine occidentale, et que l’on envoyait en relégation). En outre, entre deux cellules-écuries, il y avait une fente appelée « téléphone » ; du matin au soir on y voyait un amateur à chaque bout, échangeant des propos sur les nouvelles du jour.

Toutes ces libertés ne faisaient que nous surexciter davantage, nous sentions le sol plus solide sous nos pieds, tandis que sous les pieds de nos gardes il commençait, semblait-il, à chauffer. Et, lors de la promenade dans la cour, nous renversions la tête en arrière vers le ciel caniculaire et blanc de juillet. Nous n’aurions pas été étonnés et pas le moins du monde effrayés si une formation de bombardiers étrangers avait débouché dans ce ciel. La vie pour nous n’était plus la vie.

Ceux qui nous croisaient, en provenance de la prison de transit de Karabas, nous rapportaient des rumeurs comme quoi là-bas des tracts étaient déjà affichés : « Assez de nous laisser faire ! » Nous nous attisions les uns les autres dans cet état d’esprit et par une nuit étouffante d’Omsk, comme, chair étuvée, exsudante, on nous pétrissait, on nous culbutait dans le fourgon cellulaire, nous hurlions depuis ses profondeurs à l’adresse des matons : « Attendez un peu, bande de fumiers ! Truman aura raison de vous ! Vous allez recevoir sur la tête une bombe atomique ! » Et les matons gardaient un silence peureux. Perceptibles pour eux aussi, grandissaient notre pression croissante et, à ce que nous ressentions, notre juste vérité. Nous étions devenus à ce point malades de vérité que peu nous importait de brûler nous aussi sous la même bombe que nos bourreaux. Nous en étions arrivés à cette extrémité où l’on n’a plus rien à perdre.

À ne pas révéler ces choses, le tableau de l’Archipel des années Cinquante ne serait pas complet.

Le pénitencier d’Omsk, qui a connu Dostoïevski, n’est pas un quelconque centre de transit du Goulag, hâtif assemblage de planches. C’est une imposante prison du temps de Catherine II, en particulier les sous-sols. On ne saurait inventer meilleur décor de film qu’une cellule souterraine en ce lieu. La lucarne carrée est le sommet d’un puits en pente qui débouche là-haut à la surface de la terre ; ses trois mètres de profondeur donnent une idée de ce que sont les murs. Pas de plafond non plus dans la cellule : les voûtes se rejoignent en un bloc suspendu. Un mur humide, en outre : l’eau s’infiltre depuis le sol et coule par terre. Ici, matin et soir il fait noir, par une claire journée c’est la pénombre. Il n’y a pas de rats, mais on a l’impression que ça sent le rat. Et les voûtes ont beau retomber si bas que par endroits on les touche de la main, les geôliers ont trouvé le moyen d’aménager quand même des châlits à deux étages ; la couche inférieure est juste au ras du sol, à hauteur de cheville.

Ce pénitencier devrait, dirait-on, réprimer les vagues pressentiments de rébellion qu’avait laissés pousser en nous le laisser-aller de la prison transitaire de Kouïbychev. Eh bien, non ! Le soir, à la lueur défaillante, comme celle d’une bougie, de l’ampoule d’une quinzaine de watts, le vieux et chauve Drozdov au visage pointu, marguillier de l’église cathédrale d’Odessa, debout près du puits de fenêtre, chante d’une voix faible mais empreinte des accents d’une vie finissante, un vieux chant révolutionnaire :

Comme la trahison ou l’âme d’un tyran

La nuit d’automne est noire.

Et plus noir que la nuit en spectre menaçant

Le mur de la prison émerge du brouillard.

Il chante uniquement pour nous, mais ici, on aurait beau crier à tue-tête, nul ne vous entendra. Quand il chante, sa pomme d’Adam va et vient sous le bronze de la peau de son cou. Il chante et frissonne, il rappelle ses souvenirs. Se laisse pénétrer par plusieurs décennies de vie russe et son tremblement se communique à nous :

Tout est calme au-dedans,

Mais la prison n’est pas un cimetière,

Et toi, sentinelle, prends garde !

À pareille prison, pareille chanson4 ! Tout est à l’unisson. À l’unisson de ce qui attend notre génération de détenus.

Ensuite nous étendons nos affaires pour dormir dans cette pénombre jaune, dans ce froid, dans cette humidité. Allons, si quelqu’un nous dévidait un roman ?

Et voici que retentit la voix d’Ivan Alexeïevitch Spasski, sorte de voix collective de tous les héros de Dostoïevski. Elle s’interrompt, elle s’étrangle, elle n’est jamais calme, à tout instant, dirait-on, elle risque de se transformer en pleurs, en cri de douleur. Le plus primitif des romans de Brechko-Brechkovski, dans le genre de La Madone rouge, retentit comme la chanson de Roland lorsqu’il est exposé par cette voix pénétrée de foi, de souffrance et de haine. Et du coup – vérité ou pure invention, il n’importe – se grave dans notre mémoire comme une épopée l’histoire de Viktor Voronine, son étape-éclair, 150 kilomètres à pied jusqu’à Tolède, et la levée du siège de l’Alcazar.

Le moindre de ces romans n’aurait d’ailleurs pas été la vie de Spasski lui-même. Adolescent, il avait participé à la Campagne des Glaces*. Combattant pendant toute la durée de la guerre civile. Émigre en Italie. Diplômé de l’École de ballets russes à l’étranger, semble-t-il avec Karsavina, a appris l’ébénisterie auprès de Dieu sait quelle comtesse russe. (Par la suite, au camp, il nous étonnera en se fabriquant un instrument miniature et en confectionnant pour les autorités un mobilier d’une telle finesse, d’une telle légèreté, aux courbes si harmonieuses que les chefs en restaient pantois. Il est vrai qu’une petite table lui prenait un mois.) Tournées de ballets en Europe. Opérateur des actualités cinématographiques italiennes pendant la guerre d’Espagne. Commandant dans l’armée italienne, commande un bataillon sous le nom à peine modifié de Giovanni Paschi et, à l’été 1942, le voilà de retour sur le Don. Là, son bataillon ne tarda pas à se retrouver encerclé, même si le gros des forces russes en était encore à battre en retraite. Spasski aurait bien envisagé de combattre jusqu’à la mort, mais les gamins italiens qui constituaient le bataillon fondirent en larmes : ils voulaient vivre ! Le commandant Paschi, après hésitation, arbora le drapeau blanc. Lui-même aurait pu en finir avec la vie, mais à présent cela le démangeait de contempler un tant soit peu les Soviétiques. Il aurait pu purger une captivité ordinaire et au bout de quatre ans se retrouver en Italie, mais son âme russe n’y tint plus et il se laissa aller à parler avec les officiers qui l’avaient capturé. Erreur fatale ! Si vous avez le malheur d’être Russe, cachez cela comme une maladie honteuse, sinon, gare à vous ! On commença par le garder un an à la Loubianka. Puis trois ans au camp international de Kharkov (Espagnols, Italiens, Japonais – il existait un camp comme ça). Et lorsqu’il eut tiré ces quatre ans-là, sans lui en accorder le bénéfice, on lui en allongea vingt-cinq autres. Tu parles de vingt-cinq ans par les temps qui courent ! dans un camp de bagnards, il était destiné à ne pas faire de vieux os.

Si nous fûmes accueillis par la prison d’Omsk, puis celle de Pavlodar, c’est que ces deux villes – grave omission ! – ne disposaient pas encore de prisons de transit spécialisées. À Pavlodar – ô honte ! – il ne se trouva même pas non plus de fourgon cellulaire et, de la gare à la prison, sur un long trajet, on nous fit défiler en colonne sans être gêné vis-à-vis de la population, comme on le pratiquait avant la révolution et dans la décennie qui suivit. Les quartiers que nous traversions n’avaient encore ni chaussées revêtues ni eau courante. De petites maisons sans étage étaient noyées dans le sable gris. La ville proprement dite commençait avec le bâtiment de pierre blanche à deux niveaux de la prison.

Or, ladite prison, selon les normes du xxe siècle, inspirait non pas l’horreur mais un sentiment de tranquillité, non pas la peur mais l’envie de rire. Une cour paisible et spacieuse, recouverte par-ci par-là d’une herbe minable et qu’une petite palissade divisait plus ou moins et de façon peu redoutable en boîtes à promenade. Les fenêtres des cellules du premier étage sont munies de barreaux peu serrés et libres de muselières : allez-y, montez sur l’appui de la fenêtre et étudiez le paysage. En bas, sous vos pieds, entre le mur de la prison et le mur d’enceinte extérieur, passe de temps en temps, sensible à Dieu sait quelle alarme, traînant sa chaîne, un énorme clebs qui pousse deux ou trois aboiements sonores. Mais lui non plus n’a rien de carcéral, rien d’effrayant, rien du chien-loup dressé à attaquer les hommes, il est d’un blanc jaunâtre, hirsute, genre chien de garde ordinaire (pareille race existe au Kazakhstan) et, semble-t-il, n’est plus de première jeunesse, loin de là. Il rappelle ces bons vieux surveillants débonnaires, mutés dans les camps depuis l’armée et qui, sans se cacher, renâclent à leur service de molosses.

Plus loin, de l’autre côté du mur d’enceinte, on voit directement la rue, avec un kiosque à bière ; tous les gens qui sont là, en marche ou immobiles, viennent d’apporter un colis à la prison ou bien attendent le retour de leur emballage. Plus loin encore, des quartiers d’habitation faits de maisons elles aussi sans étage, et une boucle de l’Irtych et même les lointains qui s’étendent au-delà.

Une vive jeune fille à qui on vient de rendre au poste de garde un panier vide qui a servi à un colis, lève la tête, nous aperçoit à la fenêtre ainsi que nos gestes de salutation, mais ne sourcille point. D’un pas bienséant elle passe derrière le kiosque à bière, de façon qu’on ne puisse l’apercevoir depuis le poste de garde et soudain, brusquement, elle se métamorphose tout entière : déposant son panier, elle agite, agite encore ses deux bras dressés, et elle sourit ! Puis, décrivant de rapides boucles avec son doigt, elle nous montre : « écrivez, écrivez des billets ! », puis – arc de cercle d’un envol : « jetez-les-moi, jetez-les-moi ! », et avec un geste du côté de la ville : « je les porterai, je les transmettrai ! » Enfin, les deux bras grands ouverts : « que puis-je faire encore ? comment vous aider ? amis ! »

C’est si sincère, si naturel, si peu semblable à notre liberté muselée, à nos concitoyens frappés d’abrutissement ! – Que se passe-t-il donc ?? Les temps sont arrivés ? Ou bien c’est comme ça au Kazakhstan ? car la moitié des gens ici sont des relégués…

Gentille jeune fille intrépide ! Comme tu as vite appris à vivre à proximité d’une prison, comme tu l’as bien assimilé ! Quel bonheur (mais ne sont-ce point des larmes, là, perlant dans le coin de mon œil ?) que vous existiez encore, toi et ceux qui te ressemblent ! … Nous te saluons bien bas, ô jeune fille anonyme ! Ah, si tout notre peuple avait été comme ça ! jamais, bon sang, on ne l’aurait coffré ! les maudites roues dentées se seraient enrayées !

Dans nos vestes matelassées, bien sûr, nous avons des morceaux de mine. Et des lambeaux de papier. Et il y a le crépi des murs, on peut en détacher un morceau, y attacher le billet par un fil et le jeter jusqu’à l’endroit voulu. Mais à Pavlodar, nous n’avons rien à lui demander de faire, à la jeune fille ! Et nous nous contentons de nous incliner pour remercier et de lui adresser des gestes de salutation.

On nous emmenait en plein désert. Même le rustique Pavlodar sans prétentions resterait bientôt dans notre mémoire comme une capitale étincelante.

À présent, c’est l’escorte des Camps des Steppes qui nous prenait en charge (mais pas celle de la subdivision de Djezkazgane, heureusement ; pendant tout le trajet, nous avions tenté de conjurer le sort pour ne pas échouer dans les mines de cuivre). Vinrent nous chercher des camions aux ridelles surélevées, avec des grillages à l’avant de la caisse qui protégeaient de nous les gars à mitraillette comme si nous avions été des bêtes sauvages. On nous fit nous asseoir sur le plancher de la caisse, jambes recroquevillées, visages tournés vers l’arrière, et dans cette position on nous ballotta et cahota huit heures durant dans des fondrières. Assis sur le toit de la cabine, les convoyeurs, tout le temps du trajet, tinrent le canon de leur arme pointé sur notre dos.

Dans les cabines des camions faisaient le voyage des lieutenants, des sergents ; dans la nôtre, la femme d’un officier et une fillette d’environ six ans. Aux arrêts la petite fille bondissait dehors, courait dans les herbes des prairies, ramassait des fleurs, criait bien fort des choses à sa maman. Rien ne l’émouvait : ni les mitraillettes, ni les chiens, ni les têtes si laides des détenus pointant au-dessus des ridelles ; notre terrible monde ne lui assombrissait pas les prairies ni les fleurs, même par simple curiosité elle ne jeta pas un seul coup d’œil sur nous… Je me rappelai alors le fils de l’adjudant de la prison spéciale de Zagorsk. Son jeu préféré : forcer deux gosses voisins à mettre les mains derrière le dos (parfois il les leur liait) et à marcher sur la route tandis que lui, bâton en main, marchait à côté d’eux et leur tenait lieu d’escorte.

À vies de pères, jeux d’enfants…

Nous traversons l’Irtych. Nous roulons longtemps au milieu de prés inondables, puis dans une steppe parfaitement plane. L’haleine de l’Irtych, la fraîcheur du vent de la steppe, le parfum de l’absinthe nous enveloppent durant les arrêts, lorsque retombent les tourbillons de poussière gris clair soulevés par les roues. Poudrés épais de cette poussière, nous regardons vers l’arrière (défense de tourner la tête), gardons le silence (défense de converser) et pensons au camp où nous allons, avec son espèce de nom compliqué et pas russe. Nous l’avons lu à l’envers sur nos dossiers depuis la planche supérieure du wagon cellulaire : Ékibastouz, mais personne n’a encore la moindre idée de l’endroit où ça se trouve sur la carte, seul le lieutenant-colonel Oleg Ivanov se souvient que c’est un lieu d’extraction de charbon. On se figure même que c’est quelque part non loin de la frontière chinoise (et certains s’en réjouissent, n’ayant pas encore eu le temps de se faire à l’idée que la Chine est encore bien pire que nous). Le capitaine de frégate Bourkovski (novice et bon pour vingt-cinq ans, il considère encore tout le monde avec une certaine stupéfaction, il est communiste, voyez-vous, et emprisonné par erreur, entouré d’ennemis du peuple ; s’il m’admet, c’est uniquement en raison de ma qualité d’ancien officier soviétique n’ayant pas été prisonnier) me rappelle une chose oubliée depuis mes études universitaires : la veille du jour de l’équinoxe d’automne, traçons sur la terre la méridienne et, le 23 septembre, soustrayons de 90 la hauteur de culmination du soleil, le résultat sera notre latitude géographique. Une consolation, malgré tout, même s’il n’y a pas moyen de savoir la longitude.

Nous roulons et roulons toujours. La nuit est tombée. À présent, le ciel est noir, avec de grosses étoiles : il est clair qu’on nous mène sud-sud-ouest.

Dans la lumière des phares des voitures de derrière dansent des lambeaux du nuage de poussière soulevé partout au-dessus de la route mais visible seulement dans les phares. Il surgit un étrange mirage : le monde entier est noir, le monde entier oscille, seules ces particules de poussière sont lumineuses, tourbillonnent et dessinent les sinistres tableaux du futur.

Jusqu’à quel bout du monde ? Dans quel trou nous conduit-on, où il nous sera donné de faire notre révolution ?

Nos jambes coincées sont tellement engourdies qu’on dirait qu’elles ne nous appartiennent plus. C’est seulement aux approches de minuit que nous arrivons au camp, entouré de hauts barbelés, illuminé au milieu de la steppe noire, à côté du noir village dormant, par la vive lumière électrique du poste de garde et du tour de la zone.

Encore une fois, l’appel sur dossier : « … mars mil neuf cent soixante-quinze ! », et, pour ce quart de siècle restant, on nous fait entrer par un double et très haut portail.

Le camp dort, mais toutes les fenêtres de toutes les baraques brillent d’une vive lumière, la vie, dirait-on, y bouillonne. Lumière la nuit égale régime carcéral. Les portes des baraques sont fermées de l’extérieur au moyen de lourds cadenas. Sur les rectangles illuminés des fenêtres se profilent en noir des barreaux.

L’adjoint à l’organisation matérielle, qui sort à notre rencontre, disparaît sous des bouts de tissu portant des numéros.

Dis donc, tu as lu dans les journaux que dans les camps fascistes on fait porter aux gens des numéros ?

1- Organisation des Nationalistes ukrainiens.

2- Étant donné que les différentes provinces de l’Ukraine connaissent une proportion différente de ceux qui s’estiment Russes, de ceux qui s’estiment Ukrainiens, et aussi de ceux qui ne s’estiment ni l’un ni l’autre, la chose n’ira pas sans force complications. Chaque province, peut-être, aura besoin de son propre plébiscite, suivi d’une attitude faite de ménagement et de concession vis-à-vis de ceux qui désireront passer d’une province à l’autre. Ce n’est pas l’Ukraine tout entière, dans ses frontières soviétiques officielles d’aujourd’hui, qui est effectivement l’Ukraine. Certaines provinces de la rive gauche tendent sans aucun doute vers la Russie. Quant à la Crimée, c’est Khrouchtchov qui l’a attribuée à l’Ukraine, par on ne sait quelle lubie. Et la Russie subcarpatique (la Russie rouge) ? Elle aussi servira de test : eux qui exigent que justice leur soit rendue, quelle justice rendront les Ukrainiens aux Russes des Carpates ?

3- Les statistiques françaises, dit-on, font ressortir qu’entre les deux guerres mondiales le taux de criminalité le plus bas, parmi les groupes nationaux, fut celui des Russes émigrés. Après la Deuxième Guerre mondiale, au contraire, le plus haut taux de criminalité des groupes nationaux se trouva chez les Russes : chez les citoyens soviétiques qui avaient échoué en France.

4- Il a beaucoup manqué à Chostakovitch, avant sa Onzième Symphonie, d’avoir entendu la chanson en ce lieu ! Ou bien il n’y aurait pas touché ou bien il en aurait exprimé le sens contemporain et non pas un sens mort.