Chapitre 8

Évasions pour moralistes,
 évasions pour ingénieurs

Dans les ITL, les évasions, du moment qu’il ne s’agissait pas de s’enfuir à Vienne ou de traverser le détroit de Behring, étaient visiblement traitées, aussi bien par les potentats que par les instructions du Goulag, dans un esprit accommodant. On voyait en elles un phénomène spontané, un raté inévitable dans une exploitation trop vaste, – au même titre que la maladie du bétail, le noyage du bois flotté, la demi-brique au lieu de la brique entière.

Autre chose dans les Camps spéciaux. Exécuteurs de la volonté spéciale du Père des Peuples, les dits camps avaient été dotés d’une garde numériquement plusieurs fois renforcée et d’un armement lui aussi renforcé, qui égalait celui de l’infanterie motorisée de l’époque (il s’agit précisément de ces contingents qui ne doivent pas être désarmés même en cas du plus universel des désarmements). Ici, plus de socialement-proches dont l’évasion n’était pas une bien grande perte. Ici, plus moyen d’invoquer le petit nombre des soldats ou bien un armement désuet. Dès la fondation des Camps spéciaux, le principe de base déposé dans les instructions avait été que les évasions y étaient chose absolument impossible, car toute évasion d’un prisonnier équivalait au franchissement de la frontière par un espion important, c’était une tache politique sur le blason de l’administration du camp et sur celui du commandement des troupes d’escorte.

Mais c’est juste à ce moment-là que les Cinquante-Huit se mirent à écoper massivement de billets non plus de dix, mais de vingt-cinq, autrement dit le plafond du Code pénal. Ainsi cet enférocement uniforme et insensé portait-il en lui-même sa propre faiblesse : de même que rien ne retenait les assassins de commettre de nouveaux assassinats (leur billet de dix ne faisant, à chaque fois, qu’être légèrement remis à jour), de même les politiques, désormais, n’étaient plus retenus de s’évader par le Code pénal.

Et les hommes non plus, les hommes expédiés dans ces camps n’étaient plus ceux d’avant, qui réfléchissaient à la meilleure façon de justifier, à la lumière de la Seule-Théorie-Véridique, l’arbitraire des autorités du camp ; c’étaient maintenant des gars costauds, solides, qui avaient crapahuté pendant toute la guerre, dont les doigts ne s’étaient pas encore vraiment redépliés d’avoir tenu des grenades. Guéorgui Tenno, Ivan Vorobiov, Vassili Brioukhine, leurs camarades et bien d’autres semblables à eux dans les autres camps se révélèrent, même désarmés, dignes du matériel d’infanterie motorisée des nouvelles troupes régulières d’escorte.

Et bien que, numériquement, il y ait eu moins d’évasions dans les Camps spéciaux que dans les ITL (les Camps spéciaux ont d’ailleurs duré moins d’années), ces évasions-là ont été plus rudes, plus pénibles, plus irréversibles, plus désespérées – partant, plus glorieuses.

Les récits de ces évasions nous aident à nous y retrouver dans le problème de savoir si vraiment notre peuple, durant ces années-là, a été tellement patient, tellement docile.

En voici quelques-unes.

L’une d’elles a eu lieu un an avant celle de Tenno et lui a servi de modèle. En septembre 1949, de la 1re subdivision du Steplag (Roudnik, Djezkazgane) s’évadèrent deux bagnards : Grigori Koudla, vieil Ukrainien trapu, posé et réfléchi (mais, lorsqu’on lui échauffait les oreilles, son caractère était celui d’un Zaporogue, même les truands avaient peur de lui), et Ivan Douchetchkine, un Biélorussien tranquille, âgé d’environ trente-cinq ans. Dans la mine où ils travaillaient, ils avaient trouvé dans une vieille taille un puits condamné qui s’achevait en haut par une grille. Cette grille, ils s’employèrent à l’ébranler pendant leurs postes de nuit, tout en déposant dans le puits des biscuits, des couteaux, une bouillotte volée à la section sanitaire. La nuit de leur évasion, une fois descendus dans la mine, ils déclarèrent séparément au brigadier qu’ils ne se sentaient pas bien, étaient hors d’état de travailler et allaient rester un peu étendus. La nuit, sous terre, il n’y a pas de surveillants, c’est le brigadier qui a tout pouvoir, mais il doit y aller mollo, car lui aussi peut se retrouver avec le crâne fendu. Les cavaleurs versèrent de l’eau dans la bouillotte, prirent leurs provisions et passèrent dans le puits. Ils firent sauter la grille et sortirent en rampant. La sortie se révéla située non loin des miradors, mais de l’autre côté de l’enceinte. Ils s’en furent sans avoir été repérés.

De Djezkazgane, ils mirent le cap, en plein désert, vers le nord-ouest. Le jour ils restaient couchés et marchaient de nuit. Nulle part ils ne tombèrent sur de l’eau et, au bout d’une semaine, Douchetchkine ne voulut plus se lever. Koudla le remit sur pied en le berçant de l’espoir qu’il y avait des collines devant eux, lesquelles recelaient peut-être de l’eau. Ils s’y traînèrent, mais les creux n’y révélèrent que de la boue, et pas d’eau. Et Douchetchkine dit : « Je n’irai pas plus loin. Chourine-moi et bois mon sang ! »

Eh, les moralistes ! Quelle est la décision correcte ? Koudla aussi, il a des cercles qui lui dansent devant les yeux. Douchetchkine va sûrement mourir : à quoi sert-il que Koudla périsse également ?… Seulement, s’il trouve bientôt de l’eau, comment va-t-il ensuite, sa vie durant, se rappeler Douchetchkine ?… Décision de Koudla : je vais encore avancer et si je reviens sans eau avant le matin, je le délivrerai de ses tortures, qu’on ne soit tout de même pas deux à périr. Koudla se traîne jusqu’à un monticule, aperçoit une crevasse qui contient, comme dans les romans les plus invraisemblables, de l’eau ! Koudla dégringole dedans, s’abat sur l’eau et boit, boit ! (Au matin seulement il y distingue des têtards et des algues.) Avec la bouillotte pleine, il revient vers Douchetchkine : « De l’eau, je t’ai apporté de l’eau ! » Douchetchkine ne le croit pas, il boit… et n’y croit pas (durant toutes ces heures, il s’est déjà vu boire de l’eau…). Ils se traînent jusqu’à cette anfractuosité et y restent boire.

Après qu’ils eurent bu, ce fut le tour de la faim. Mais, la nuit suivante, ils franchirent une crête et descendirent dans une Terre promise : rivière, herbe, arbrisseaux, chevaux, la vie, quoi. À la faveur de l’obscurité, Koudla se glissa jusqu’aux chevaux et en tua un. Ils burent son sang à même les blessures. (Partisans de la paix ! Cette année-là, vous siégiez bruyamment à Vienne ou à Stockholm et buviez des cocktails avec des pailles. Il ne vous venait pas à l’esprit que les compatriotes du versificateur Tikhonov et du journaliste Ehrenbourg suçaient les cadavres des chevaux ? Ils ne vous ont pas expliqué qu’en soviétique, c’est ainsi que l’on entend la paix ?)

Ils firent cuire la viande de cheval sur des feux, mangèrent longtemps et repartirent. Ils contournèrent Amangueldy sur le Tourgaï, mais, sur la grand-route, des Kazakhs voyageant dans un camion qui allait dans le même sens qu’eux leur demandèrent leurs papiers et menacèrent de les livrer à la milice.

Plus loin, ils rencontrèrent souvent des ruisselets et des lacs. En outre, Koudla attrapa et égorgea un mouton. Un mois de cavale déjà ! Octobre touchait à sa fin, il commençait à faire froid. Dans le premier bois rencontré, ils trouvèrent un abri enterré et s’y installèrent à demeure : ils ne se décidaient pas à quitter ce riche pays. Cet arrêt et le fait que leurs contrées natales ne les attiraient pas, ne leur promettaient pas une vie plus calme, recelaient l’échec obligé, l’absence de finalité de leur évasion.

La nuit, ils faisaient des raids sur un village voisin, y piquaient tantôt un chaudron, tantôt, après effraction d’un cagibi, de la farine, du sel, une hache, de la vaisselle. (Au milieu de la vie pacifique de tout le monde, l’évadé, de même que le partisan, devient rapidement un voleur…) Une fois encore ils emmenèrent du village une vache et la tuèrent en forêt. Mais il y eut alors une chute de neige et, pour ne pas laisser de traces, ils durent rester dans leur cagna sans mettre le nez dehors. À peine Koudla était-il sorti chercher du petit bois qu’il fut aperçu par le garde forestier, lequel se mit aussitôt à tirer. « C’est vous les voleurs ? C’est vous qui avez volé la vache ? » Près de la cagna on découvrit justement des traces de sang. On les conduisit au village et on les enferma à double tour. Le peuple criait : à mort, à mort sur-le-champ et sans pitié ! Mais le commissaire-instructeur du rayon arriva avec une fiche de recherche à l’échelle de toute l’Union et déclara aux villageois : « Bravo, les gars ! Ce ne sont pas des voleurs que vous avez capturés, mais d’importants bandits politiques ! »

Changement à vue. Plus personne ne crie. Le propriétaire de la vache – qui se révèle être un Tchétchène – apporte aux captifs du pain, du mouton et même de l’argent réuni par les Tchétchènes. « Voyons – répétait-il –, mais tu n’avais qu’à venir me trouver, qu’à dire qui tu étais, je t’aurais tout donné de moi-même !… » (Cela, on peut en être sûr : c’est tout à fait tchétchène.) Et Koudla de fondre en larmes. Après la cruauté subie pendant tant d’années, le cœur ne résiste pas à la compassion.

Les captifs furent conduits à Koustanaï ; là, à la KPZ de la gare, non seulement on leur confisqua (pour le garder) tout ce que les Tchétchènes leur avaient remis, mais on ne leur donna absolument rien à manger ! (Et Korneïtchouk ne vous a pas parlé de ça au Congrès de la paix ?) Juste avant de les réexpédier, sur le quai de la gare de Koustanaï, on les fit s’agenouiller, on leur menotta les mains dans le dos. Et on les garda ainsi, au vu de tout le monde.

Si cette scène s’était déroulée sur le quai d’une gare de Moscou, de Léningrad, de Kiev, de n’importe quelle ville confortable, – au spectacle de ce vieillard chenu, agenouillé, fers aux mains, qu’on eût dit échappé d’un tableau de Répine, tous auraient passé outre sans rien remarquer ni se retourner, tous : collaborateurs des maisons d’éditions littéraires, metteurs en scène de films d’avant-garde, conférenciers en humanisme, officiers de l’armée, pour ne rien dire des fonctionnaires des syndicats et du Parti. Et les citoyens de base itou, tous ceux qui n’ont rien d’éminent, tous ceux qui n’occupent aucun poste officiel, ils se seraient efforcés de passer outre, sans rien voir, pour éviter que l’escorte ne les interpelle et ne relève leurs noms – et tout ça parce que, n’est-ce pas, vous avez l’autorisation de résider à Moscou, que les magasins de Moscou sont bien approvisionnés, qu’on ne peut pas prendre le risque… (Et encore peut-on comprendre en l’année 1949, mais croyez-vous qu’en 1965 il en aurait été autrement ? Ou bien est-ce que vous vous figurez, par hasard, que nos jeunes si évolués se seraient arrêtés pour intercéder auprès de l’escorte en faveur d’un vieillard chenu à genoux, menottes aux poignets ?)

Mais les Koustanaïais, eux, n’avaient pas grand-chose à perdre, tous des maudits, des plombés* ou des relégués. Ils commencèrent à s’attrouper autour des prisonniers et à leur lancer du tabac, des cigarettes, du pain. Koudla avait les mains menottées derrière le dos, il se courba pour mordre dans le pain tombé par terre, mais un homme d’escorte, d’un coup de pied, lui fit sauter le pain de la bouche. Koudla roula sur lui-même, puis s’approcha à nouveau pour mordre, – alors le soldat envoya promener le pain ! (Ô, vous, metteurs en scène de films d’avant-garde, peut-être retiendrez-vous ce plan-là et son vieillard ?) Le peuple commença à serrer de près les escorteurs et à faire du tapage : « Relâchez-les ! Relâchez-les ! » Arriva un détachement de la milice. Le détachement était plus fort que le peuple et le dispersa.

Le train entra en gare, on chargea les évadés à destination de la prison de Kenguir.

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Les évasions au Kazakhstan sont aussi monotones que sa steppe. Mais c’est peut-être cette monotonie qui permet de comprendre plus facilement l’essentiel ?

Toujours la mine, toujours à Djezkazgane, mais en 1951. Trois hommes sortent la nuit par un ancien puits de mine et marchent trois nuits durant. La soif déjà les tourmente passablement et, lorsqu’ils aperçoivent plusieurs yourtes kazakhes, deux d’entre eux proposent d’aller boire chez les Kazakhs, le troisième, Stépane…, refuse et observe la scène du haut d’une colline. Il voit ses camarades entrer dans une yourte et en ressortir au pas de course, poursuivis par de nombreux Kazakhs et immédiatement capturés. Frêle, de petite taille, Stépane s’en va par des ravins et continue l’évasion en solitaire, sans avoir rien d’autre sur lui qu’un couteau. Il s’efforce de marcher vers le nord-ouest, mais fait sans arrêt des écarts, évitant les hommes, préférant les bêtes. Il s’est taillé un bâton, chasse le zisel et la gerboise : il projette de loin son bâton sur eux au moment où, dressés sur leurs pattes de derrière, ils sifflent à l’entrée de leur terrier ; c’est comme ça qu’il les tue. Il s’efforce de sucer leur sang, puis les fait rôtir sur un feu d’herbes sèches.

Mais le feu le trahit. Un jour, Stépane aperçoit un cavalier vêtu d’un grand cafetan roux qui galope vers lui ; il a juste le temps de recouvrir d’herbes sa grillade pour éviter que le Kazakh comprenne de quelle espèce de nourriture il s’agit. Le Kazakh s’approche, lui demande qui il est et d’où il vient. Stépane explique qu’il a travaillé à la mine de manganèse de Djezdy (qui employait aussi des travailleurs libres) et se rend au sovkhoze où se trouve sa femme, à 150 kilomètres de là. Le Kazakh lui demande le nom de ce sovkhoze. Stépane choisit le plus vraisemblable : « Sovkhoze Staline ».

Fils des steppes ! Tu ne pouvais pas passer ton chemin ? Qu’est-ce qu’il te faisait, ce malheureux ? Eh bien, non ! Le Kazakh dit d’un ton menaçant : « Toi avoir été dans brisson ! Viens avec moi ! » Stépane lâche un juron et poursuit sa route. Le Kazakh chevauche à ses côtés, lui ordonne de le suivre. Puis il s’éloigne au galop, fait de grands gestes, appelle les siens. Mais la steppe reste déserte. Fils des steppes ! Pourquoi ne le laisses-tu pas aller ? tu le vois engagé à pied dans la steppe avec son bâton nu, pour faire des centaines de verstes, sans provisions sur lui : de toute façon, il va succomber. Ou bien il te le faut, ce kilo de thé ?

En ces huit jours de temps, à vivre sur le même plan que les bêtes, Stépane a déjà pris l’habitude des frôlements et des sifflements du désert. Et soudain il perçoit dans l’air un sifflement nouveau, il ne réfléchit pas, il ressent le danger dans ses entrailles d’animal – et bondit de côté. Cela le sauve ! le Kazakh, voyez-vous, a lancé son lasso, mais Stépane a esquivé la boucle.

La chasse au bipède ! Un homme ou un kilo de thé ! Le Kazakh, l’injure à la bouche, ramène son lasso, Stépane continue son chemin, réfléchissant et s’efforçant à présent de ne pas perdre le Kazakh de vue. L’autre se rapproche encore plus, prépare son lasso et, de nouveau, le lance. À peine l’a-t-il lancé que Stépane se rue sur lui et le désarçonne d’un coup de bâton sur la tête. (Ses forces lui suffisent à peine, mais ici il y va de sa vie.) « Touche ta rançon, babaï ! » Sans le laisser souffler, Stépane se met à lui taper dessus avec fureur, comme un animal qui en déchire un autre avec ses crocs. Mais, à la vue du sang, il s’arrête. Il prend au Kazakh son lasso et son fouet et se hisse sur le cheval. Le cheval qui, de surcroît, porte une besace de vivres.

Sa cavale dura encore longtemps, dans les deux semaines, mais il faut dire que partout Stépane évita strictement ses principaux ennemis : les hommes, ses compatriotes. Déjà il avait dit adieu à son cheval, traversé une rivière (sans savoir nager ! il avait fabriqué un radeau de roseaux, ce que non plus il ne savait pas faire, bien entendu), et chassé, et fui dans l’obscurité devant une grosse bête, genre ours. Et une fois, il était tellement accablé par la soif, la faim, la fatigue, l’envie de manger et de boire n’importe quoi de chaud, qu’il se résigna à entrer dans une yourte solitaire pour y demander quelque chose. Devant la yourte s’étendait une courette entourée d’un muret de torchis, et trop tard, déjà tout près, Stépane aperçut deux chevaux sellés et un jeune Kazakh qui sortait à sa rencontre, chemise militaire, décorations, pantalon d’uniforme. L’occasion de fuir était manquée, Stépane comprit qu’il était perdu. Mais ce Kazakh était sorti pour se soulager. Il était fin saoul et se réjouit de l’arrivée de Stépane, sans apparemment remarquer son aspect loqueteux qui n’avait plus rien d’humain. « Entre donc, tu es notre invité ! » Dans la yourte se trouvaient le vieux père ainsi qu’un autre jeune Kazakh décoré : ils étaient deux frères, anciens combattants du front, aujourd’hui grosses légumes de quelque chose à Alma-Ata, venus témoigner leur respect à leur père (ils avaient pris deux chevaux au kolkhoze, sur lesquels ils étaient arrivés à la yourte). Ces gars avaient tâté de la guerre et étaient donc des êtres humains, en outre ils étaient fin saouls, et la mansuétude de l’ivrogne dilatait leur cœur (cette même mansuétude qu’avait entrepris d’extirper, sans réussir à l’extirper jusqu’au bout, le Grand Staline). Et pour eux c’était une joie de voir qu’un homme de plus s’était joint à leur petite fête, même s’il s’agissait d’un simple ouvrier de la mine en route pour Orsk où sa femme devait accoucher d’un instant à l’autre. Ils ne lui demandèrent pas s’il avait des papiers, lui donnèrent à boire, à manger et de quoi se coucher. Voilà ce qui arrive, parfois… (L’ivrognerie est-elle toujours l’ennemie de l’homme ? Et lorsqu’elle révèle en lui ce qu’il a de meilleur ?)

Stépane s’éveilla avant les maîtres de céans ; craignant malgré tout un piège, il sortit. Mais non, les deux chevaux étaient là, tout ce qu’il y a de plus normalement, et il aurait pu sur-le-champ enfourcher l’un d’eux et disparaître au galop. Mais lui non plus ne pouvait offenser des hommes bons – et il s’en alla à pied.

Il marcha encore plusieurs jours, commençant déjà à rencontrer des véhicules automobiles. À chaque fois, il fila à temps sur le côté. Il finit par arriver à une voie ferrée et, en la longeant, parvint, la même nuit, en vue de la gare d’Orsk. Il ne lui restait plus qu’à monter dans le train ! Il avait vaincu ! Il avait accompli un miracle : armé d’un couteau de sa fabrication et d’un bâton, il avait en solitaire traversé un immense désert, et voilà maintenant qu’il touchait au but.

Mais, à la lueur des lampadaires, il vit des soldats déambuler sur les voies. Alors il partit à pied en longeant la ligne sur un chemin de terre. Il ne se cacha pas davantage le lendemain matin : n’était-il pas désormais en Russie, dans sa patrie ? En sens inverse, une voiture avançait dans un nuage de poussière, et, pour la première fois, Stépane ne s’enfuit pas sur le côté. De cette voiture bien de chez nous sauta un milicien bien de chez nous : « Qui es-tu ? Fais voir tes papiers. » Stépane expliqua qu’il était conducteur de tracteur, en quête de travail. Par hasard se trouvait là un président de kolkhoze : « Fiche-lui la paix, j’en ai besoin, moi, de conducteurs de tracteur, et pas qu’un peu ! Qui donc a des papiers à la campagne ? »

Ils roulèrent tout le jour, marchandèrent, burent et mangèrent, mais, juste avant le crépuscule, Stépane n’y tint plus et s’enfuit vers la forêt, distante d’environ deux cents mètres. Le milicien se montra à la hauteur : coup de feu ! deuxième coup de feu ! Stépane en fut réduit à stopper. On le ligota.

Vraisemblablement, sa trace était perdue, lui considéré comme ayant péri, et les soldats, à Orsk, guettaient un tout autre individu que lui, car le milicien n’était pas loin de le relâcher et, au MVD du rayon, on commença par lui faire force courbettes : thé et sandwichs, cigarettes « Kazbek » à fumer, interrogatoire conduit par le chef en personne (avec ces maudits espions, on ne sait pas sur quel pied danser, on l’expédie demain à Moscou et il est encore fichu de s’y plaindre), vouvoiement de rigueur : « Où est donc votre poste émetteur ? Quel est le service qui vous a largué ici ? – Service ? s’étonne Stépane. Je n’ai jamais travaillé dans la prospection, mais surtout dans les mines. »

Cependant cette évasion s’acheva bien plus mal que par des sandwichs, plus mal même que par la capture de son corps. De retour au camp, on le battit longuement et sans pitié. Et, accablé de souffrances, brisé par tout ce qu’il avait subi, Stépane tomba encore plus bas que son précédent état : il donna une signature à l’oper de Kenguir, Béliaïev, s’engageant à aider à déceler les candidats à l’évasion. Il devint une sorte d’appeau. Dans la prison de Kenguir, il faisait un récit détaillé de toute son évasion à l’un, puis à un autre de ses compagnons de cellule, attendant un écho. Et si écho il y avait, désir visible de tenter la même chose, Stépane faisait son rapport au pote.

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Les traits de cruauté qui marquent toute évasion difficile s’épaissirent avec une particulière densité lors d’une autre évasion, incohérente et sanglante, également à Djezkazgane, également pendant l’été 1951.

Six fugitifs, au moment de prendre le départ pour une évasion nocturne à partir de la mine, en tuèrent un septième qu’ils estimaient être un mouchard. Ensuite, passant par un puits, ils remontèrent dans la steppe. Ces six détenus étaient des hommes fort dissemblables, si bien que d’emblée ils refusèrent de marcher ensemble. Décision parfaitement correcte s’ils avaient eu un plan intelligent.

Au lieu de cela, l’un d’eux se rendit tout de suite dans la cité ouvrière des travailleurs libres voisine du camp et frappa à la fenêtre de sa petite amie. Pas pour se cacher chez elle à attendre sous le plancher ou au grenier que l’orage passe (ce qui eût été très malin), mais pour se donner avec elle une petite pinte de bon temps (on reconnaît du premier coup les contours du truand). Il passa une nuit et un jour à faire la nouba chez elle puis, le lendemain soir, il revêtit le complet de l’ancien mari et emmena la fille au club pour assister à une séance de cinéma. Les matons qui se trouvaient là le saucissonnèrent séance tenante.

Deux autres, des Géorgiens, avec légèreté et suffisance s’en allèrent à pied à la gare et prirent le train pour Karaganda. Mais pour quiconque part de Djezkazgane, à part les sentiers de bergers et les pistes des évadés, il n’est pas d’autre chemin pour gagner le monde extérieur que justement la direction de Karaganda et justement le train. Et tout le long de cette voie ferrée, il y a des camps, et dans chaque gare des postes opérationnels. Aussi, avant même d’arriver à Karaganda, furent-ils également saucissonnés tous deux.

Les trois derniers prirent la direction du sud-ouest, la route la plus pénible. Pas d’hommes de ce côté-là, pas d’eau non plus. Le vieil Ukrainien Prokopenko, ancien combattant du front, les avait convaincus de choisir cette route, et il leur avait dit qu’il leur trouverait de l’eau. Ses camarades étaient – le premier un Tatar de Crimée truandisant, le second un malingre enchienné. Ils marchèrent quatre jours et quatre nuits sans boire ni manger. Incapables d’en supporter davantage, le Tatar et le voleur dirent à Prokopenko : « Nous avons décidé de te finir. » Il ne comprit pas : « Comment ça, les amis ? Vous voulez qu’on se sépare ? – Non, on veut te finir. Tout le monde n’arrivera pas jusqu’au bout. » Prokopenko se mit à les supplier. Il défit la doublure de sa casquette et en sortit la photo de sa femme et de ses enfants, espérant les émouvoir. « Les amis, les amis ! Nous sommes partis ensemble, chercher la liberté ! Je vous tirerai de là ! Il doit y avoir un puits bientôt ! Avec de l’eau, sans faute ! Un peu de patience ! Épargnez-moi ! »

Mais ils le poignardèrent, escomptant boire son sang. Ils lui sectionnèrent des veines, mais le sang ne vint pas : il s’était coagulé sur-le-champ !…

Encore un beau plan de cinéma. Deux hommes dans la steppe penchés sur un troisième. Le sang ne vient pas…

S’entre-regardant comme des loups, car l’un ou l’autre, à présent, devait y passer, ils poursuivirent leur route dans la direction que leur avait indiquée le « vieux » et, au bout de deux heures, trouvèrent un puits !…

Le lendemain, on les repéra du haut d’un avion et ils furent capturés.

Dans leur déposition, à l’interrogatoire, ils racontèrent ce qui précède, le camp vint à l’apprendre et il y fut décidé de les chouriner tous les deux pour venger Prokopenko. Mais ils étaient détenus dans une cellule spéciale et, pour les juger, on les transféra dans un autre endroit.

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On finira par y croire, que tout dépend des étoiles sous lesquelles commence une évasion. Des fois, elle a été calculée avec soin et sur une longue distance, mais crac : à l’instant fatal, la lumière s’éteint dans la zone, et c’est raté, on renonce à s’emparer d’un camion. Alors que telle autre évasion débute sur un coup de tête, mais les circonstances se goupillent si bien qu’on les jurerait réunies exprès.

Été 1948, toujours la même subdivision n° 1 à Djezkazgane (pas encore un Camp spécial à l’époque) ; un beau matin, un camion à benne basculante est dirigé sur une lointaine sablonnière pour y être chargé et livrer son sable à la cimenterie centrale. La sablonnière n’est pas un chantier du camp, autrement dit, pas de gardiens en permanence, et obligation d’envoyer dans le camion de la main-d’œuvre : trois grands condamnés, titulaires de billets de dix et de vingt-cinq. Escorte : un caporal et deux soldats, chauffeur : un délinquant droit-co désescorté. Un hasard ! Mais le Hasard, il faut savoir en profiter aussi vite qu’il arrive. Nos gens ont à se décider et à s’entendre, le tout sous les yeux et aux oreilles des soldats d’escorte postés à côté d’eux, le temps de charger le sable. Comme des millions d’autres à l’époque, ils ont tous trois des biographies identiques : d’abord le front, puis les camps allemands, évasions, capture, camps disciplinaires, libération à la fin de la guerre et, en guise de reconnaissance pour le tout, emprisonnement par les siens. Et pourquoi ne pas s’évader, à présent, dans son propre pays, quand on n’a pas craint de le faire en Allemagne ? – Voilà, ils ont fini de charger. Le caporal grimpe dans la cabine. Les deux soldats, armés de mitraillettes, se placent à l’avant de la benne, dos à la cabine et mitraillettes braquées sur les zeks assis sur le sable à l’arrière. À peine sortis de la sablonnière, au signal, ils lancent en même temps du sable dans les yeux des hommes d’escorte et se jettent sur eux. Ils leur prennent leurs mitraillettes et, d’un coup de crosse par la lucarne arrière de la cabine, estourbissent le caporal. Le camion stoppe, le chauffeur est à moitié mort de frayeur. Ils lui disent : « N’aie pas peur, on ne te fera rien, tu n’es pas un chien de garde, voyons ! Décharge ! » Le moteur se met en marche et le sable, le précieux sable, plus cher que s’il était porteur d’or, le sable qui vient de leur apporter la liberté, se déverse par terre.

Et ici, comme dans presque toutes les évasions – que l’histoire ne l’oublie pas ! – les esclaves se révèlent plus magnanimes que l’escorte : ils ne les tuent pas, ne les rouent pas de coups, ils se contentent de leur ordonner de se déshabiller, de se déchausser et ils les laissent aller, nu-pieds et en sous-vêtements. « Et toi, chauffeur, tu es avec qui ? – Avec vous, voyons, quelle question ! » décide à son tour le chauffeur.

Pour embrouiller leurs gardiens aux pieds nus (le prix de la miséricorde !), ils commencent par repartir vers l’ouest (la steppe est plate, on peut rouler dans toutes les directions), là, l’un d’eux s’habille en caporal, les deux autres en soldats, et ils foncent vers le nord. Tous sont en armes, le chauffeur a un laissez-passer, aucun soupçon possible ! Malgré tout, en croisant les lignes téléphoniques, ils les sectionnent pour couper les communications. (Ils les tirent vers le bas, le plus près possible, au moyen d’une corde attachée à une pierre et lancée par-dessus, ensuite ils les coupent avec un crochet.) Grosse dépense de temps, mais plus gros gain encore. Ils foncent à tombeau ouvert pendant tout le jour, jusqu’à ce que le compteur marque dans les trois cents kilomètres et que l’essence tombe à zéro. Ils se mettent à guigner les voitures roulant dans l’autre sens. Une Pobéda. Ils l’arrêtent. « Excusez-nous, camarades, le service est le service, permettez que nous contrôlions vos papiers. » Vérification faite, des huiles ! les autorités du Parti pour le rayon, partis contrôler ou bien, peut-être, regonfler le moral de leurs kolkhozes, ou bien encore, tout bonnement, s’envoyer un bechbarmak. « Allons, quittez la voiture ! Déshabillez-vous ! » Les huiles supplient qu’on ne les fusille pas. Ils les emmènent dans la steppe en linge de corps, les ligotent, leur confisquent papiers, argent, complets, et filent en Pobéda. (Quant aux soldats déshabillés le matin, ils ne parvinrent qu’à la tombée du jour à la mine la plus proche ; on leur crie du haut des miradors : « Au large ! – Amis, voyons ! – Allons donc ! Des types en linge de corps ! »)

Le réservoir de la Pobéda n’était pas plein. Au bout de quelque deux cents kilomètres, plus d’essence, plus rien non plus dans le jerricane. Déjà le jour baisse. Ils voient des chevaux en train de paître, réussissent adroitement, sans brides, à les attraper, les montent à cru, foncent. Mais le chauffeur tombe et se casse une jambe. On lui propose de monter en croupe sur une autre bête. Il refuse : « N’ayez pas peur, les gars, je ne vous balancerai pas ! » Ils lui donnent de l’argent, le permis de conduire pris dans la Pobéda, et repartent au galop. Ce chauffeur est le dernier à les avoir vus, depuis lors personne ! Et on ne les a jamais ramenés dans leur camp. C’est ainsi que les gars ont laissé au coffre-fort de la Section spéciale de beaux billets de vingt-cinq et de dix sans réclamer leur monnaie. Le procureur vert aime les audacieux !

Et le chauffeur, effectivement, ne les balança pas. Il se casa dans un kolkhoze près de Pétropavlovsk où il vécut paisiblement pendant quatre ans. Mais son amour de l’art causa sa perte. Il jouait gentiment de l’accordéon, se produisait sur place dans son club, puis il fit le voyage au chef-lieu du rayon, pour un concours d’amateurs, puis au chef-lieu de province. Lui-même avait commencé à oublier sa vie antérieure, mais il fut reconnu par quelqu’un dans le public – un surveillant de Djezkazgane – et arrêté sur-le-champ dans les coulisses ; et du coup on lui colla vingt-cinq ans au titre du 58. Il fut ramené à Djezkazgane.

*

Il est un groupe particulier d’évasions ; leur point de départ : ni coup de tête ni accès de désespoir, mais calcul technique et mains en or.

À Kenguir fut conçue une célèbre évasion en wagon. Un des chantiers avait en permanence à réceptionner, aux fins de déchargement, un train de marchandise chargé de ciment, d’amiante. On le déchargeait dans la zone et il repartait à vide. Et cinq zeks préparèrent l’évasion que voici : ils fabriquèrent une fausse paroi intérieure en bois pour wagon-marchandises de type Pullmann, pliante par-dessus le marché, articulée comme un paravent, si bien que lorsqu’on la traîna vers le wagon elle apparaissait à peu près comme une large planche très pratique pour faire passer les brouettes. Leur plan : pendant le déchargement, les rois du wagon sont les zeks ; introduire l’assemblage dans le wagon, l’y déplier ; bloquer les charnières de façon à le transformer en paroi fixe ; se placer debout à eux cinq, dos au fond du wagon et, en tirant avec des ficelles, redresser la paroi et la faire tenir debout. Le wagon entier est couvert de poussière d’amiante, la paroi aussi. La différence de profondeur dans le wagon sera invisible au juger. Mais il y a une complication dans le calcul du temps : il faut que le déchargement de tout le convoi soit achevé tant que les z/k sont encore au chantier, et impossible de monter avant le moment du départ, il faut être sûr qu’on va être emmené immédiatement. C’est donc à ce moment-là, à la dernière minute, qu’ils se précipitèrent avec leurs couteaux et leurs vivres, or tout à coup l’un des fugitifs se prit le pied dans un aiguillage et se cassa la jambe. Cela les retarda et ils n’eurent pas le temps d’achever leur montage avant le contrôle de la rame par l’escorte. Ainsi furent-ils découverts. Cette tentative d’évasion donna lieu à un procès1.

La même idée, mais dans une évasion individuelle, fut mise en pratique par l’élève aviateur Batanov. Le DOK (Combinat de travail du bois) d’Ekibastouz fabriquait des chambranles de porte, livrés ensuite aux chantiers de construction. Mais au DOK, le travail avait lieu vingt-quatre heures sur vingt-quatre et l’escorte ne descendait jamais des miradors. Tandis que, dans les commandos de construction, l’escorte n’était là que le jour. Avec l’aide d’amis, Batanov se fit enfermer entre des planches à l’intérieur d’un cadre, charger sur un véhicule et décharger sur un chantier de construction. Au DOK, on s’était embrouillé dans le compte des équipes, ce soir-là on ne s’aperçut pas de sa disparition ; une fois sur chantier, il se libéra de sa boîte, sortit et partit à pied. Cependant, la même nuit, il fut rattrapé sur la route de Pavlodar. (Cette évasion eut lieu un an après l’autre, en camion, celle où on leur avait crevé un pneu.)

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Évasions réalisées mais avortées dès leur début ; événements qui enflammaient déjà la terre de la zone ; pointages profondément pensés des services opérationnels ; réfractaires au travail et autres indociles divers – tout cela gonflait et gonflait encore la Brigade à régime renforcé d’Ekibastouz. Elle ne tenait déjà plus dans les deux ailes en pierre de la prison ni dans le quartier disciplinaire (baraque n° 2 près de celle de la direction). On ouvrit donc une prison disciplinaire supplémentaire (baraque n° 8) réservée aux bandéristes.

Du fait de chaque nouvelle évasion et de chaque nouvel événement séditieux, le régime dans les trois prisons disciplinaires ne cessait de se faire de plus en plus sévère. (Pour l’histoire du monde des truands, remarquons ceci : les chiennes, au Bour d’Ekibastouz, grognaient : « Bande de salauds ! Il serait temps d’en finir avec les évasions. À cause de vos évasions, ils vont nous étrangler avec le régime disciplinaire… Des trucs comme ça, dans un camp de droit-co, ça vaut un cassage de gueule. » Autrement dit, ils répétaient ce qu’exigeaient d’eux les autorités.)

Lors de l’été 1951, la baraque disciplinaire n° 8 voulut s’évader en bloc. Elle était située à une trentaine de mètres de l’enceinte et l’on décida de creuser un tunnel. Mais les langues travaillaient trop, la chose était discutée entre eux quasi ouvertement par les gars d’Ukraine : un bandériste, estimaient-ils, ne saurait être un mouchard, or il y avait des mouchards parmi eux. Et à peine avait-ils creusé sur quelques mètres de longueur qu’ils furent livrés.

Les meneurs de la baraque n° 2 conçurent un grand dépit de cette bruyante entreprise : non qu’ils craignissent la répression, comme les chiennes, mais parce qu’eux-mêmes étaient tout autant situés à trente mètres de l’enceinte et, bien avant la 8, avaient eux-mêmes conçu et commencé d’exécuter un ouvrage de grande classe. À présent, ils avaient peur d’une chose : si la même idée était venue aux deux baraques disciplinaires, la chose risquait fort d’être comprise et vérifiée par la meute. Mais les patrons d’Ekibastouz, qu’effrayaient bien plus les évasions motorisées, se fixèrent pour tâche principale d’entourer tous les chantiers ainsi que la zone d’habitation d’une tranchée d’un mètre de profondeur où tomberait tout véhicule qui tenterait de sortir. Comme au Moyen Âge, la muraille ne suffisait plus, il fallait un fossé. L’excavatrice, à présent, creusait proprement et sans défaut un fossé après l’autre autour de toutes les zones.

La baraque disciplinaire n° 2 était une petite zone entourée de barbelés à l’intérieur de la grande zone d’Ekibastouz. Le portillon qui y donnait accès était cadenassé en permanence. Outre le temps qu’ils passaient aux fours à chaux, les disciplinaires étaient autorisés à se promener dans la courette qui jouxtait leur baraque, vingt minutes seulement. Le reste du temps, ils étaient enfermés à clef dans leur baraquement et ne traversaient la zone commune que pour se rendre au rassemblement de départ pour le travail et revenir. Ils n’avaient jamais accès au réfectoire commun, des cuistots leur apportaient leur nourriture dans des baquets.

Les disciplinaires considéraient leurs chaufours comme une simple possibilité de rester un moment au soleil et de souffler ; on ne les voyait donc jamais se ruer pour pelleter la pernicieuse chaux. Et lorsque, à la fin du mois d’août 1951, y fut perpétré un assassinat (le truand Aspanov tua d’un coup de barre de fer Anikine, un évadé qui avait franchi les barbelés pendant un blizzard sur une congère amoncelée mais avait été rattrapé au bout de vingt-quatre heures, ce qui lui avait valu de se retrouver là : sur Anikine, voir troisième partie, chap. 14), le trust renonça définitivement à employer pareils « ouvriers », et, durant tout le mois de septembre, les disciplinaires ne furent envoyés travailler nulle part, menant en fait le régime de vie d’une prison.

On comptait parmi eux beaucoup d’« évadés dans l’âme » et l’été vit se constituer – qui se ressemble s’assemble – un groupe sûr de douze candidats à l’évasion (Mahomet Gadjiev, chef des musulmans d’Ekibastouz ; Vassili Koustarnikov ; Vassili Brioukhine ; Valentin Ryjkov ; Moutianov ; un officier polonais, amateur de sapes ; d’autres encore). Ils étaient tous égaux, mais Stépane Konovalov, un Cosaque du Kouban, était tout de même le numéro un. Ils se lièrent par serment : quiconque soufflerait mot, fût-ce à une seule personne, était mort : ou bien il se suiciderait, ou bien les autres l’égorgeraient.

À cette époque, la zone d’Ekibastouz était déjà entourée d’une palissade serrée et continue de quatre mètres de haut. Tout au long s’étendait une avant-zone labourée de quatre mètres et, de l’autre côté de la palissade, était délimitée la bande de quinze mètres de profondeur de la zone interdite qui se terminait elle-même par une tranchée d’un mètre. C’est tout ce dispositif de défense qu’il avait été décidé de franchir au moyen d’un souterrain, mais d’un souterrain si sûr qu’il ne serait pour rien au monde découvert avant.

Seulement, la première exploration révéla que la baraque était posée bas sur le sol et l’espace ménagé sous le plancher si petit qu’on ne disposait d’aucun endroit pour stocker les déblais. Difficulté, semble-t-il, insurmontable. Renoncer à s’évader, alors ?… Et quelqu’un fit une proposition : le grenier, en revanche, est spacieux, montons la terre au grenier ! La chose semblait impensable. Transporter jusqu’au grenier des dizaines et des dizaines de mètres cubes de terre en passant par l’espace habité de la baraque, cet espace surveillé et contrôlé, et cela chaque jour, à chaque heure, et, par-dessus le marché, sans en répandre la moindre pincée, sans laisser la moindre trace !

Mais une fois imaginé le moyen d’y arriver, ce fut la jubilation et l’évasion fut définitivement décidée. La décision fut prise en même temps que choisie la section, c’est-à-dire la chambrée. Cette baraque finnoise, prévue pour des travailleurs libres, avait été montée par erreur à l’intérieur de la zone du camp, où elle était la seule de son espèce : elle comportait des pièces petites dans lesquelles tenaient non pas sept wagonnets comme partout ailleurs, mais trois, autrement dit de quoi faire coucher douze personnes. C’est sur une section de ce genre, déjà habitée par quelques hommes de leur groupe de douze, qu’ils jetèrent leur dévolu. Par des moyens divers, échanges volontaires et délogement des indésirables à coups de railleries et de plaisanteries (« toi, tu ronfles, et toi tu pètes beaucoup trop »), ils réussirent à repousser les étrangers dans d’autres chambrées et à se retrouver entre eux.

Plus les disciplinaires étaient mis à l’écart de la zone, punis et opprimés, plus leur poids moral augmentait dans le camp. Une commande émanant d’eux y était la première loi, et tout ce dont ils avaient besoin en fait de matériel, ils le commandaient maintenant : c’était prélevé quelque part sur les chantiers de travail, introduit dans le camp en prenant le risque que faisait courir la fouille et, au prix d’un deuxième risque, transmis dans le baraquement disciplinaire – dans la lavure, avec le pain ou les médicaments.

Avant tout le reste furent commandés et obtenus des couteaux et des pierres à aiguiser. Ensuite, des clous, des vis à bois, du mastic, du ciment, du lait de chaux, du fil électrique, des isolateurs. On scia avec soin, au moyen des couteaux, les languettes de trois planches du plancher, on déposa la plinthe qui les maintenait, on retira les clous enfoncés dans les extrémités des planches près du mur ainsi que ceux qui les fixaient à la chevêtre du milieu de la pièce. Les trois planches ainsi libérées furent réunies par en-dessous en un seul panneau au moyen d’une latte transversale, et le clou principal enfoncé dans ladite latte du dessus vers le dessous. Sa large tête était enduite d’un mastic de la couleur du plancher et légèrement saupoudrée de poussière. Le panneau s’ajustait étroitement au plancher, il n’y avait rien pour le saisir et pas une fois on ne le souleva en faisant levier dans les rainures avec une hache. Voici comment on s’y prenait pour le soulever : on retirait la plinthe, passait un fil de fer dans un petit interstice laissé autour de la large tête du clou, et tirait sur le fil. À chaque changement d’équipe de terrassiers, la plinthe était retirée et remise en place. Chaque jour, ils « lavaient le plancher », c’est-à-dire qu’ils humectaient les planches pour les faire gonfler et empêcher la création de jours, de fentes. Ce problème de l’entrée était l’un des plus importants. D’une façon générale, la chambrée de la baraque où se déroulaient les travaux de creusement était toujours entretenue dans un particulier état de propreté et on y faisait régner un ordre modèle. Personne ne s’allongeait chaussé sur les wagonnets, personne ne fumait, pas d’objets éparpillés aux quatre coins de la pièce, pas de miettes dans la table de nuit. Aucun responsable en tournée d’inspection ne s’attardait là. « Très bien tenu ! » Et de passer son chemin.

Second en importance, le problème du monte-charge, du sol au grenier. La chambrée du creusement, comme toutes les autres, comportait un poêle. Entre ce poêle et le mur restait un espace étroit, à peine de quoi y glisser un homme. La trouvaille avait consisté à le condamner, à le faire passer de la qualité d’espace habitable à celle d’espace de percement. Dans l’une des chambrées vides, on démonta complètement, sans rien laisser, un wagonnet. Ses planches servirent à murer le petit dégagement, puis elles furent lattées, plâtrées et blanchies dans la couleur du poêle. Les surveillants de la disciplinaire pouvaient-ils se rappeler celles des vingt pièces de la baraque dans lesquelles le poêle faisait un avec le mur et celles dans lesquelles il en était légèrement écarté ? D’ailleurs, ils n’avaient vu que du feu à la disparition d’un wagonnet. Seul le plâtre humide aurait pu être repéré, l’espace d’un jour ou deux, par les surveillants, mais pour cela il aurait fallu contourner le poêle et se pencher de l’autre côté du wagonnet, or, ne l’oublions pas, c’était une section modèle ! Et à supposer même qu’ils se soient fait pincer, l’entreprise n’aurait pas capoté pour autant, ça n’aurait jamais été là qu’un travail destiné à l’embellissement de la section : ce dégagement qui n’arrêtait pas de s’empoussiérer, la défigurait !

Une fois seulement le plâtre et l’enduit séchés, on découpa au couteau le plancher et le plafond du dégagement désormais clos, on y dressa un escabeau fabriqué lui aussi à partir du wagonnet démantibulé ; de cette façon, le petit espace de sous la baraque fut mis en communication avec la vaste étendue du grenier. C’était un puits de mine, caché aux regards des surveillants, et le premier puits de mine depuis de longues années où ces hommes jeunes et forts eurent envie de travailler d’arrache-pied !

Est-ce chose possible, au camp, un travail qui se fond avec le rêve, aspire votre âme tout entière, vous fait perdre le sommeil ? Oui, mais il n’en est qu’un : le travail d’évasion !

Problème suivant : le creusement. À effectuer avec des couteaux que l’on affûte, la chose est claire, mais maints problèmes doivent encore être considérés. Calcul de la galerie (ingénieur Moutianov) : s’enfoncer suffisamment sous terre pour être en sécurité, mais pas plus profond qu’il ne faut ; conduire le travail par le plus court chemin ; définir la section optimale du tunnel ; toujours savoir où l’on se trouve et déterminer avec sûreté l’emplacement de la sortie. Organisation des équipes : creuser le plus d’heures possible sur les vingt-quatre de la journée, mais sans changer trop souvent d’équipe, et en se présentant toujours impeccablement, au grand complet, aux appels du matin et du soir. Vêtements de travail et soins de propreté : impossible de laisser remonter un gars tout enduit de glaise ! Éclairage : comment creuser un tunnel de 60 mètres dans le noir ? Ils firent passer un fil électrique sous la baraque et dans le tunnel (arrangez-vous pour le raccorder au réseau sans vous faire repérer !). Signalisation : comment rappeler les mineurs du fin fond de leur tunnel en cas d’entrée soudaine dans la baraque ? Ou bien comment les mineurs, de leur côté, peuvent-ils faire savoir en toute sécurité qu’ils doivent sortir sans tarder ?

Mais la rigueur du régime disciplinaire en était également la faiblesse. Les surveillants ne pouvaient s’approcher en douce du baraquement et s’y introduire sans se faire remarquer, ils devaient suivre toujours le même itinéraire, entre les entortillements de barbelés, jusqu’au portillon, en déverrouiller le cadenas, aller ensuite à la baraque et déverrouiller là aussi le cadenas, puis tirer avec fracas la barre de la porte – toutes manœuvres facilement, observables par la fenêtre, non pas, à la vérité, depuis la chambrée du creusement mais d’un « box » vacant sis à côté de l’entrée, dans lequel il suffisait d’avoir un observateur posté. Les signaux envoyés dans la galerie étaient lumineux : deux clignements – attention, prêts à sortir ; clignement répété – acré ! alerte ! rappliquez en vitesse !

En descendant au sous-sol, on se déshabillait entièrement, déposant tout ce qu’on avait ôté sous les oreillers ou le matelas. Après la trappe, on traversait une fente étroite à l’autre bout de laquelle on n’eût jamais pu imaginer l’existence d’une chambre élargie où une ampoule brûlait en permanence et où étaient déposés vestes et pantalons de travail. Les quatre autres, sales et nus (l’équipe sortante), remontaient alors et se lavaient avec soin (la glaise durcissait en boulettes accrochées aux poils du corps, il fallait ou bien les détremper ou bien les arracher en même temps que les poils).

Tous ces travaux étaient déjà en train lorsque fut découvert le travail insouciant de la 8. On conçoit sans peine le sentiment non pas simplement de dépit, mais bien d’offense que ressentirent nos créateurs pour leur entreprise à eux. Cependant, tout se passa bien.

Début septembre, après avoir séjourné près d’un an en prison, Tenno et Jdanok furent transférés (réintégrés) dans cette baraque disciplinaire. Après avoir à peine pris le temps de souffler, Tenno se mit à manifester de l’inquiétude : il fallait préparer une évasion ! Mais personne dans la baraque, pas même les cavaleurs les plus convaincus et les plus casse-cou, ne faisait écho à ses reproches : c’est le meilleur moment pour les évasions qui est en train de passer, on ne peut tout de même pas rester comme ça à ne rien faire ! (Les creuseurs avaient trois équipes de quatre hommes chacune et n’avaient donc que faire d’un treizième.) Alors Tenno leur proposa carrément le percement d’un tunnel ! Réponse : on y a déjà pensé, mais la baraque est posée trop bas. (C’était vraiment sans cœur : regarder bien en face le visage scrutateur d’un évadé éprouvé et branler mollement du chef, autant interdire à un chien intelligent et entraîné de flairer le gibier.) Cependant, Tenno connaissait trop bien ces gars-là pour se laisser prendre à cette épidémie d’indifférence. Ils ne pouvaient pas s’être tous gâtés avec autant d’unanimité !

Et Tenno, flanqué de Jdanok, les soumit à un régime d’observation jaloux et compétent, tel que les surveillants étaient bien incapables de réaliser la pareille. Il remarqua que les gars allaient souvent fumer, toujours dans le même « box » situé près de l’entrée et toujours un à un, jamais en compagnie (c’était le guetteur). Que, de jour, la porte de leur section restait fermée au crochet – si vous frappiez, on ne vous ouvrait pas tout de suite – et qu’il s’y trouvait toujours quelques hommes en train de dormir, comme si la nuit ne leur suffisait pas. Ou bien c’est Vaska Brioukhine qui sort trempé du réduit de la tinette. « Qu’est-ce qui se passe ? – Rien, j’ai voulu faire un brin de toilette. »

Ils creusent, ils creusent manifestement ! Mais où ça ? Et pourquoi gardent-ils le silence ?… Tenno allait trouver tantôt l’un, tantôt l’autre et cherchait à les bluffer : « Pas prudent de creuser comme vous le faites, les gars, pas prudent ! Ça va parce que c’est moi qui le remarque, mais si c’était un mouchard ? »

Ils finirent par réunir une réglée* et décidèrent d’admettre Tenno au sein d’une nouvelle et valeureuse équipe de quatre. Ils l’invitèrent à inspecter la pièce et à trouver des indices. Tenno fureta partout, renifla chaque latte du plancher ainsi que toutes les parois et, à son propre enthousiasme et à l’enthousiasme de tous les gars, ne trouva rien ! – Tremblant de joie, il se glissa sous le plancher pour y travailler pour son propre compte !

L’équipe souterraine était ainsi répartie : l’un, couché, attaquait la terre du front de taille ; le second, accroupi derrière lui, remplissait avec la terre extraite de petits sacs de grosse toile fabriqués exprès ; le troisième évacuait les sacs (accrochés à ses épaules par des bricoles) en rampant d’abord dans le tunnel, puis sous le plancher de la baraque jusqu’au puits de mine ; là, il les fixait un par un à un crochet pendant du grenier. Le quatrième se tenait au grenier. Il lançait en bas les sacs vides, hissait les pleins jusqu’en haut, les portait à pas de loup dans tout le grenier et en déversait la terre de façon qu’elle forme une couche de peu d’épaisseur ; à la fin de son temps de travail, il recouvrait le tout de mâchefer, présent en grande quantité dans le grenier. Les fois suivantes, ils échangeaient entre eux leurs postes de travail, mais pas toujours, parce que tout le monde ne pouvait exécuter vite et bien les travaux les plus pénibles, proprement exténuants : creusage et halage.

Ils halaient vers l’arrière d’abord deux, puis quatre sacs à la fois ; pour cela, ils avaient chouravé chez les cuistots un plateau de bois, et c’était le plateau, supportant les sacs, qu’ils tiraient avec une bretelle. Celle-ci, derrière, épousait le contour du cou, ensuite elle passait sous les aisselles. Le cou écorché, les épaules endolories, les genoux rabotés, après un seul trajet l’homme était couvert d’écume, à la fin du travail il était bon pour calancher.

Pour creuser, on était forcé d’adopter une position très incommode. On disposait d’une pelle à manche court, aiguisée chaque jour. Il fallait percer des fentes verticales en enfonçant tout le fer de la pelle, puis, à demi couché, le dos appuyé sur la terre extraite, détacher des morceaux et les lancer par-dessus son corps. Le sol était fait tantôt de pierre, tantôt de glaise élastique. Les plus grosses pierres devaient être évitées, le tunnel décrivant ainsi des sinuosités. En huit ou dix heures de travail, une équipe ne progressait guère de plus de deux, parfois de moins d’un mètre.

Le plus pénible était le manque d’air dans le tunnel : vertiges, pertes de conscience, nausées. Il fallut donc résoudre encore le problème de la ventilation. Les orifices de ventilation ne pouvaient être forés que vers le haut, et c’était dans la bande dangereuse, observée en permanence, celle qui jouxtait l’enceinte. Mais, faute de ces orifices, impossible de respirer. On commanda une lame d’acier destinée à faire office d’hélice, on y ajusta un bâton, le résultat fut une sorte de vrille et l’on fit ainsi déboucher un étroit orifice, le premier, sur le vaste monde. Le tirage s’établit, respirer devint plus facile (Lorsque le creusement eut dépassé la palissade, on en pratiqua un second, en dehors du camp.)

Ils ne cessait de se faire part de leurs expériences : la meilleure façon d’exécuter tel ou tel travail. On calculait la progression.

La sape ou tunnel plongeait sous le petit mur de fondation, ensuite elle ne s’écartait de la ligne droite qu’en cas de pierres ou de percement imprécis. Le tunnel avait un demi-mètre de large, une hauteur de quatre-vingt-dix centimètres et une voûte semi-circulaire. Son plafond, d’après les calculs, courait à un mètre trente, un mètre quarante de la surface du sol. Les parois latérales étaient renforcés par des planches, au fur et à mesure de la progression on rallongeait le fil électrique et on y accrochait sans cesse de nouvelles ampoules.

À le regarder en enfilade, c’était un métro, le métro du camp !…

Le tunnel comptait déjà plusieurs dizaines de mètres, on en était à creuser au-delà de la zone. Souvent, on entendait distinctement au-dessus de sa tête le piétinement d’un détachement de la garde en train de passer, les aboiements et glapissements des chiens.

Et soudain… soudain, un beau jour, après le contrôle du matin, alors que l’équipe de jour n’était pas encore descendue et que (comme le voulait la stricte règle que s’étaient donnée nos cavaleurs) rien de malséant ne pouvait être discerné de l’extérieur, on aperçut une meute de surveillants venant vers la baraque, conduits par le petit et brutal lieutenant Matchékhovski, responsable du régime pénitentiaire. Le cœur des cavaleurs flanche : repérés ? Ont-ils été vendus ? Ou est-ce un contrôle au petit bonheur ?

On entend un commandement :

« Rassemblez vos affaires ! Tous dehors jusqu’au dernier ! »

Commandement exécuté. Tous les détenus, éjectés, sont assis sur leurs sidores dans la courette des promenades. De l’intérieur de la baraque, on entend un fracas mat : les planches des wagonnets qu’ils jettent par terre. Matchékhovski crie : « Amenez les outils par ici ! » Et les surveillants de traîner dedans des pieds-de-biche et des haches. On entend le grincement douloureux des planches arrachées.

Tel est le lot des cavaleurs : tant d’astuce, de labeur, d’espérances, d’animation, et non seulement tout aura été vain, mais ça va être le retour du cachot, des coups, des interrogatoires, des nouveaux temps de peine…

Pourtant ! pourtant ni Matchékhovski, ni aucun des surveillants ne ressort au pas de course avec une joie furieuse, en agitant les bras. Ils émergent en nage, secouant boue et poussière, soufflant comme des cachalots, furieux d’avoir turbiné pour des prunes. Un commandement désenchanté : « Avancez un par un ! » Commence la barbotte des effets personnels. Les détenus regagnent leur baraque. Quelle mise à sac ! en de certains endroits (là où les planches étaient mal fixées ou en cas de fentes très apparentes) le plancher est éventré. Dans les chambrées, tout est éparpillé, et même les wagonnets ont été culbutés, de rage. Seule la chambrée si bien tenue n’a subi aucun chambardement !

Les non-initiés sont furibards :

« Mais qu’est-ce qu’ils ont donc, les salauds, à ne pas tenir en place ?! Qu’est-ce qu’ils cherchent ? »

Les cavaleurs comprennent à présent combien ils ont été sages en se gardant d’accumuler des tas de terre sous leur plancher : ces tas auraient pu être aperçus par les brèches du plancher. Le grenier, ils n’y sont même pas montés : pour s’évader par là, il faudrait avoir des ailes. Du reste, au grenier aussi, tout est soigneusement recouvert de mâchefer.

Elle n’y a vu que du feu, la meute, que du feu ! Ah, quelle joie ! Si on travaille avec acharnement, si on se surveille sévèrement, ça ne peut pas ne pas donner de fruits. Maintenant, oui, nous creuserons jusqu’au bout ! Il ne reste plus que six à huit mètres avant la tranchée qui entoure le camp. (Sur les derniers mètres, le percement doit être particulièrement précis pour déboucher au fond de la tranchée, ni plus bas, ni plus haut.)

Et que se passera-t-il après ? Konovalov, Moutianov, Gadjiev et Tenno ont déjà élaboré un plan qui a été accepté par les seize. Évasion le soir, vers dix heures, après l’achèvement des contrôles du soir dans tout le camp, quand le personnel de surveillance se sera retiré chez lui ou sera parti pour la baraque de la direction, après la relève de la garde en haut des miradors, lorsque auront fini de passer les gardes montante et descendante.

Tous descendront, l’un après l’autre, dans le boyau souterrain. Celui qui sera le dernier à partir observe la zone depuis le « box » puis, avec l’aide de l’avant-dernier, il fixe solidement la partie amovible de la plinthe aux planches de la trappe, de façon qu’une fois la trappe rabattue sur eux, la plinthe retrouve elle aussi sa place. Le clou à large tête est tiré au maximum vers le bas, en outre on fixe sous le plancher des verrous au moyen desquels la trappe sera assujettie à demeure, quand bien même on chercherait à l’arracher vers le haut.

Autre chose encore : juste avant l’évasion, on retirera la grille de l’une des fenêtres du couloir. Lorsque les surveillants, au contrôle du matin, auront découvert qu’il manque seize hommes, ils n’arriveront pas du premier coup à la conclusion qu’il s’agit d’un percement de tunnel et d’une évasion, non, ils vont se répandre en recherches dans la zone, ils se diront : les disciplinaires sont partis régler leurs comptes avec les mouchards. Ils iront encore chercher dans un autre camp, des fois que les détenus y seraient allés en passant par-dessus le mur. Du beau travail ! impossible de découvrir le tunnel, pas de traces de pas sous la fenêtre : seize hommes enlevés au ciel par les anges !

On débouchera dans la tranchée et ensuite, en suivant le fond et toujours en rampant, on s’éloignera un à un du mirador (la sortie du tunnel en est trop proche) ; toujours un à un on débouchera sur la route ; des intervalles seront ménagés entre chaque groupe de quatre pour éviter d’attirer les soupçons et avoir le temps de s’orienter. (Le tout dernier, ici encore, aura une mesure de précaution à prendre : il refermera de l’extérieur le trou de sortie au moyen d’un tampon préfabriqué en bois, enduit de terre glaise ; il l’appliquera sur l’orifice en appuyant de tout son corps, et il le recouvrira de terre, de façon que, le lendemain matin, la tranchée elle non plus ne livre aucune trace du tunnel !)

Dans la cité ouvrière, on marchera par petits groupes, en échangeant de sonores et insouciantes plaisanteries. Si on essaie de nous arrêter, résistance collective, jusques et y compris l’emploi des couteaux.

Rassemblement général : le passage à niveau, que franchissent de nombreux véhicules. Le passage fait un dos d’âne au-dessus de la route, tous se coucheront par terre à proximité, ainsi ils seront invisibles. Le passage est en mauvais état (on l’a emprunté en allant au travail, on l’a constaté), les planches en sont disposées à la diable, camions de charbon et camions vides le franchissent lentement. Deux des évadés lèveront le bras pour arrêter le camion juste après le passage à niveau, et s’approcheront de la cabine, un de chaque côté. Ils demanderont qu’on les prenne. La nuit, le chauffeur sera probablement seul. À ce moment, ils sortiront leurs couteaux, réduiront le chauffeur, l’assiéront entre eux deux, Valka Ryjkov prendra le volant, tout le monde sautera dans la benne, et direction Pavlodar ! Cent trente à cent quarante kilomètres pourront sûrement être avalés en quelques heures. Juste avant le bac, tourner vers l’amont (quand on nous a transférés ici, nos yeux ont retenu de menues choses) ; une fois dans les buissons, ligoter le chauffeur, le déposer, larguer le camion, traverser l’Irtych en barque, se scinder en petits groupes et filer chacun de son côté ! C’est justement le moment où on stocke le grain, les routes grouillent de véhicules.

L’achèvement des travaux était prévu pour le 6 octobre. Deux jours avant, le 4, on désigna pour partir en transfert deux participants : Tenno et Volodka Krivochéine, un voleur. Ils voulurent se faire une amadoue pour rester à tout prix, mais l’oper promettait de les emmener menottés, même s’ils étaient à l’article de la mort. Ils arrivèrent à la conclusion qu’un entêtement excessif éveillerait des soupçons. Se sacrifiant pour leurs amis, ils se soumirent.

Ainsi, Tenno ne profita point de l’insistance qu’il avait mise à s’intégrer au creusement. Le treizième ne fut pas lui, mais, introduit et protégé par lui, le trop relâché et trop agité Jdanok. Stépane Konovalov et ses amis, en ce moment difficile pour eux, cédèrent à Tenno et lui firent confiance.

Ils finirent de creuser, débouchèrent au bon endroit, Moutianov ne s’était pas trompé. Mais il se mit à neiger et l’opération fut remise au moment où tout aurait un peu séché.

Le 9 octobre au soir, ils procédèrent exactement comme il avait été prévu. Le premier groupe de quatre sortit sans encombre : Konovalov, Ryjkov, Moutianov et le Polonais qui avait été son collaborateur permanent pour tous les travaux d’ingénieur.

Puis ce fut au tour de notre malencontreux petit Kolia Jdanok de déboucher dans la tranchée. Ce n’est pas sa faute, bien sûr, si des pas se firent entendre pas très loin au-dessus. Mais il aurait dû se maîtriser, rester allongé, attendre blotti, et une fois les gens passés, reprendre sa reptation. Mais non, trop vif, il a fallu qu’il pointe la tête. Il avait envie de voir : qui pouvait bien marcher là ?

À pou trop leste, peigne rapide. Mais ce sot de pou- causa la perte d’un groupe d’évadés d’une rare cohésion et d’une rare puissance de conception : quatorze vies, longues, complexes, et dont les lignes s’étaient rejointes pour cette évasion. Dans chacune de ces vies, cette évasion avait une signification particulière, importante, qui donnait un sens au passé et à l’avenir ; de chacun d’eux, quelque part, dépendaient d’autres êtres, femmes, enfants, enfants non engendrés encore – mais le pou a pointé la tête, et tout s’est écroulé.

Celui qui passait là-haut, c’était le commandant-adjoint de la garde : il aperçut le pou, poussa un cri, tira. Et les geôliers – indignes de ce grand dessein et qui ne l’avaient pas percé à jour – devinrent de grands héros. Et mon lecteur l’Historien Marxiste, tapotant le livre avec sa règle, laisse tomber, condescendant, entre ses dents :

« Ouais… Pourquoi donc ne vous êtes-vous pas évadés ?… Pourquoi donc ne vous êtes-vous pas révoltés ?… »

Et tous les évadés – déjà ils avaient plongé dans le boyau, déscellé la grille, fixé la plinthe à la trappe – toujours rampant, battirent en retraite, en retraite, en retraite !

Qui, pour y avoir puisé, connaît le fond de ce désespoir de la frustration ? de ce mépris pour ses propres efforts ?

Ils revinrent, débranchèrent la lumière dans le tunnel, replacèrent la grille dans ses scellements.

Très vite, la baraque entière fut submergée d’officiers du camp même et du groupement de la Vokhra, de soldats d’escorte, de surveillants. On procéda à un appel nominal par fiches et tout le monde fut expédié dans la prison de pierre.

N’empêche que l’endroit de la chambrée d’où partait la galerie, ils ne le trouvèrent pas ! (Combien de temps n’auraient-ils pas cherché, si tout avait marché comme prévu ?!)

Près de l’endroit où Jdanok avait dérapé, ils trouvèrent un trou à moitié comblé. Mais, même en remontant le tunnel jusque sous la baraque, impossible de comprendre par où les prisonniers étaient descendus et ce qu’ils avaient fait de la terre.

Seulement, dans la chambrée « si bien tenue » il se trouva manquer quatre hommes et on entreprit alors de dérouiller sans pitié les huit restants, le moyen le plus simple, pour des gens bouchés, d’obtenir la vérité.

Et à quoi ça pouvait bien rimer, à présent, de la cacher ?…

Le tunnel devint ensuite un lieu d’excursion pour tous les membres de la garnison et du personnel de surveillance. Le commandant Maximenko, chef bedonnant du camp d’Ekibastouz, faisait le malin à la direction, auprès des autres chefs de subdivision :

« Moi, j’ai eu un souterrain, quelque chose ! Un vrai métro ! Mais nous… notre vigilance… »

Un simple pou, en fait…

 

L’alerte donnée, les quatre qui étaient sortis n’eurent plus le temps de parvenir au passage à niveau. Le plan s’effondrait. Ils passèrent par-dessus la palissade d’une zone de travail inoccupée de l’autre côté de la route, traversèrent cette zone, repassèrent par-dessus la clôture et partirent dans la steppe. Ils ne purent se résoudre à rester dans la cité ouvrière pour s’emparer d’un véhicule, car elle grouillait déjà de patrouilles.

Comme Tenno un an auparavant, ils avaient perdu d’un coup la rapidité de la fuite et la probabilité de sa réussite.

Ils prirent la direction du sud-est, vers Sémipalatinsk. Mais ils n’avaient pas de vivres pour un trajet à pied, ni de forces non plus : les derniers jours, ils s’étaient exténués à achever le creusement.

Le cinquième jour de leur évasion, ils entrèrent dans une yourte et demandèrent à manger aux Kazakhs. Ainsi qu’on peut le deviner, ceux-ci refusèrent et tirèrent sur les quémandeurs avec un fusil de chasse. (Est-ce bien dans la tradition d’un peuple pastoral des steppes, cela ? Et si tel n’est pas le cas, d’où cela sort-il ?…)

Stépane Konovalov marcha droit sur le fusil avec son couteau, blessa le Kazakh, lui prit l’arme et des vivres. Ils repartirent. Mais les Kazakhs, à cheval, les suivirent à la trace, les retrouvèrent près de l’Irtych, firent venir un groupe opérationnel.

Ensuite ils furent encerclés, battus jusqu’au sang et à la chair à vif, ensuite encore, tout est bien connu, absolument tout…

 

À présent, si l’on peut m’indiquer des évasions de révolutionnaires des xixe ou xxe siècles qui aient été marquées par autant de difficultés, une telle absence d’aide extérieure, une telle hostilité du milieu ambiant, des châtiments aussi illégaux pour les évadés repris, eh bien, qu’on me les cite, ces évasions !

Et après, mais après seulement, qu’on vienne le dire, que nous ne nous sommes pas battus.

1- Un de mes camarades de salle au dispensaire anticancéreux de Tachkent, un soldat d’escorte ouzbek, m’a parlé, au contraire, de cette évasion comme accomplie avec succès, il l’admirait malgré lui.