Chapitre 6

Un évadé dans l’âme

Aujourd’hui, lorsque Guéorgui Pavlovitch Tenno raconte des évasions passées – les siennes, celles de ses camarades, celles qu’il connaît par ouï-dire –, s’il veut parler des plus intransigeants et des plus constants : Ivan Vorobiov, Mikhail Khaïdarov, Grigori Koudla, Hafiz Hafizov, il dit avec éloge : « C’était un évadé dans l’âme ! »

Un évadé dans l’âme ! C’est celui qui ne doute pas un instant que l’homme n’est pas fait pour vivre derrière des barreaux ! même pas comme le plus en sécurité des planqués – à la comptabilité, à la KVTch, au découpage du pain ! celui qui, dès lors qu’il est détenu, pense évasion toute la sainte journée et, la nuit, rêve d’évasion. Un homme qui a signé l’engagement d’être intransigeant et subordonne toutes ses actions à un seul et unique projet : l’évasion ! Qui ne passe pas un seul jour au camp comme ça, sans aller chercher plus loin : il est ou bien en instance d’évasion, ou bien en état d’évasion ou bien, pour fait d’évasion, capturé, passé à tabac et enfermé à la prison du camp.

Un évadé dans l’âme ! c’est un homme qui sait ce qu’il risque. Il a vu des cadavres d’évadés fusillés, allongés pour l’exemple : près du portail. Il a vu aussi ceux que l’on ramène vivants : peau bleue, toussant leur sang, conduits d’un baraquement à l’autre et contraints de crier : « Regardez, détenus, ce qu’on a fait de moi ! Ça sera la même chose avec vous ! » Il sait que le cadavre d’un évadé est le plus souvent trop lourd pour qu’on le retraîne jusqu’au camp. On se contente donc de rapporter dans un sac la tête du fugitif capturé ou bien (ce qui est plus sûr aux termes du règlement), en plus, le bras droit tranché au coude, pour que la Section spéciale puisse vérifier l’empreinte des doigts et passer l’homme dans ses écritures.

Un évadé dans l’âme ! c’est pour lui faire échec qu’on scelle des grilles aux fenêtres, qu’on entoure la zone de dizaines de rangées de barbelés, qu’on élève des miradors, des palissades, des enceintes de rondins, qu’on dispose des affûts, des embuscades, qu’on nourrit de viande pourpre des chiens gris.

Un évadé dans l’âme, c’est en outre un homme qui rejette les reproches émollients des petits bourgeois des camps : par la faute des évadés ça va aller plus mal pour les autres ! on va renforcer la discipline ! dix contrôles par jour ! de la lavure liquide ! Un homme qui rejette loin de lui les murmures des autres détenus concernant non seulement la soumission (« on peut vivre même dans un camp, en particulier avec des colis »), mais même les protestations, les grèves de la faim, car il estime que ce n’est pas là combattre, mais se leurrer soi-même. De tous les moyens de lutte, il n’en connaît qu’un, il ne croit qu’en un, il ne travaille que pour un : l’évasion !

Simplement, il ne peut pas faire autrement ! Il est fait comme ça. De même que l’oiseau n’est pas libre de renoncer à ses migrations saisonnières, de même l’évadé dans l’âme ne peut pas ne pas s’évader.

Dans les intervalles entre deux évasions manquées, les paisibles détenus demandaient à Guéorgui Tenno : « Mais qu’est-ce que tu as à ne pas pouvoir tenir en place ? à t’évader sans arrêt ? Qu’est-ce que tu espères trouver à l’extérieur, surtout tel que c’est maintenant ? – Comment, qu’est-ce que j’espère trouver ? s’étonnait Tenno. La liberté ! Passer vingt-quatre heures dans la taïga sans avoir les fers aux pieds, c’est ça la liberté ! »

Des gens comme lui, comme Vorobiov, le Goulag et les Organes n’en ont pas connu dans leur époque moyenne, celle des lapereaux. Pareils détenus ont été l’apanage de la toute première période du régime soviétique et, ensuite, de l’après-guerre.

Tel est Tenno. Dans tout nouveau camp (c’était un habitué des transfèrements), il commençait par être prostré, triste, jusqu’à ce que mûrisse en lui un plan d’évasion. Au moment où le plan apparaissait, Tenno s’illuminait et un sourire triomphait sur ses lèvres.

Et lorsque commencèrent, se rappelle-t-il, la révision générale de tous les cas ainsi que les réhabilitations, il en fut démoralisé : il sentait que l’espoir de la réhabilitation minait sa volonté d’évasion.

*

La complexité de sa vie ne saurait trouver place dans ce livre. Toujours est-il que la fibre de l’évadé, chez lui, est de naissance. Encore enfant, il s’enfuit de l’internat de Briansk pour aller « en Amérique », c’est-à-dire en barque sur la Desna ; de l’orphelinat de Piatigorsk il part en hiver, vêtu de son seul linge de corps, en escaladant le portail de fer, pour aller chez sa grand-mère. Et voici qui est vraiment original : deux lignes s’entrelacent dans son existence : marine et cirque. Diplômé d’une école de navigation, il est matelot sur un brise-glace, maître d’équipage à bord d’un chalutier, navigateur dans la marine de commerce. Diplômé de l’Institut militaire des langues étrangères, il passe la guerre dans la flotte du Nord et effectue des voyages en Islande et en Angleterre comme officier des transmissions à bord d’escorteurs anglais. Mais en même temps, depuis l’enfance, il s’est exercé à l’acrobatie, s’est produit dans des cirques au temps de la Nep et, plus tard, entre deux voyages ; il a été entraîneur à la barre fixe ; s’est produit dans des numéros « mnémotechniques » : « retenir » des séries de chiffres et de mots, « deviner » les pensées à distance. Le cirque et la vie des ports lui ont procuré un certain contact avec le monde de la truanderie : quelque chose de leur langue, de leur esprit d’aventure, de leur opiniâtreté, de leur folle audace. Et comme il se trouve ensuite en compagnie de truands dans d’innombrables prisons disciplinaires, il ne cesse de leur emprunter. Toutes choses qui se révéleront fort utiles pour un évadé dans l’âme.

Toute l’expérience de l’homme s’accumule en l’homme ; c’est ainsi que nous nous constituons.

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Guéorgui Pavlovitch Tenno

En 1948, soudain, on le démobilise. C’était déjà un signal venu de l’autre monde (connaît des langues étrangères, a navigué sur un bâtiment anglais, Estonien par-dessus le marché, à la vérité un Estonien de Pétersbourg), mais nous nous nourrissons d’espoir en l’avenir, n’est-il pas vrai ? La veille de la Noël de cette même année, à Riga, où cette fête se sent encore si bien, on l’arrêta et le conduisit dans une cave de la rue Amatu, près du Conservatoire. Au moment de pénétrer dans sa première cellule, il n’y tint pas et expliqua, Dieu sait pourquoi, au maton taciturne et indifférent : « Tenez, juste pour maintenant, nous avions, ma femme et moi, des billets pour Le Comte de Monte-Cristo. Le comte a lutté pour sa liberté, moi non plus je ne me soumettrai pas. »

Mais il était encore trop tôt pour lutter. N’oubliez pas qu’au début, nous sommes toujours sous l’empire de l’idée qu’il y a erreur. La prison ? pourquoi ? impossible ! On va tirer les choses au clair ! Avant son transfert à Moscou, on alla même jusqu’à le tranquilliser exprès (pratique destinée à assurer la sécurité du transport) ; le chef du contre-espionnage, colonel Morchtchinine, vint même l’accompagner à la gare et lui serrer la main : « Voyagez en paix ! » Avec l’escorte spéciale, ils étaient quatre et voyageaient dans un compartiment spécial de couchettes. Le commandant et le lieutenant, après avoir discuté la manière dont ils allaient fêter gaiement le Nouvel An à Moscou (peut-être est-ce justement pour des missions de ce genre qu’on a inventé les escortes spéciales), grimpèrent sur les couchettes supérieures et se mirent apparemment à dormir. Sur l’autre couchette inférieure était allongé l’adjudant. Une veilleuse était allumée en haut, bleue. Sous la tête de Tenno se trouvait le premier et dernier colis apporté en toute hâte par sa femme : une boucle de ses cheveux et une tablette de chocolat. Tenno était allongé et réfléchissait. Le tac-tac des roues était agréable. Nous sommes libres de lui donner le sens que nous voulons et de lui faire prédire ce que nous voulons, à ce tac-tac. Pour Tenno, il était empli d’espoir : « Les choses vont être tirées au clair. » C’est pourquoi il ne songea pas sérieusement à s’enfuir. Il ne fit que supputer comment on aurait pu s’y prendre. (Il devait se rappeler plus d’une fois cette nuit-là et ne pouvait qu’en grogner de dépit ! Plus jamais il ne serait aussi facile de s’enfuir, plus jamais la liberté ne serait aussi proche !)

Au cours de la nuit, Tenno se rendit par deux fois aux cabinets par un couloir désert, l’adjudant l’accompagnant. Son pistolet pendait à une longue courroie, comme toujours chez les marins. La première fois, il s’introduisit en même temps que son prisonnier dans les cabinets. Pour un homme entraîné à la pratique du judo et de la lutte, c’était un jeu d’enfant de le réduire, de lui prendre son pistolet, de lui ordonner de garder le silence et de s’en aller tranquillement au prochain arrêt.

La seconde fois, l’adjudant hésita à entrer dans un lieu si étroit et resta de l’autre côté de la porte. Mais celle-ci était fermée, on pouvait passer là tout le temps qu’on voulait. On pouvait casser la vitre, sauter sur la voie. Il faisait nuit noire ! Le train ne roulait pas vite (on était en 1948) et marquait de fréquents arrêts. Certes, c’était l’hiver, Tenno était sans pardessus et n’avait que cinq roubles sur lui, mais on ne lui avait pas encore confisqué sa montre.

Le luxe de l’escorte spéciale prit fin à la gare, dès l’arrivée à Moscou. Ils attendirent que tous les voyageurs aient quitté le wagon, puis monta un adjudant à liserés bleus, sorti d’un fourgon cellulaire : « Où est-il ? »

Formalités d’écrou, privation de sommeil, des boxes, encore des boxes. Exigence naïve d’être au plus vite convoqué chez le commissaire-instructeur. Le surveillant qui bâille : « T’auras bien le temps d’en avoir marre de lui. »

Le voici, le commissaire : « Allons, parle-moi de tes activités criminelles. – Je n’ai rien fait ! – Y a que le pape Pie qui n’aie rien fait de mal. »

En cellule, tête à tête avec un mouton. Le gars s’amène avec ses gros sabots : comment donc que ça s’est passé en réalité ? Quelques interrogatoires et il comprend : rien ne sera tiré au clair, il ne sera pas remis en liberté. Autrement dit, il faut s’évader !

La renommée universelle de la prison de Léfortovo ne chagrine pas Tenno. Peut-être en est-il de lui comme d’un novice au front : n’ayant encore eu l’expérience de rien, il n’a peur de rien ? Le plan d’évasion lui est soufflé par le commissaire-instructeur, Anatoli Levchine. Il le lui souffle en devenant hargneux, haineux.

Les individus, les peuples ont chacun leur aune. Combien de millions d’hommes avaient enduré les coups entre ces murs sans même les appeler tortures ! Mais, pour Tenno, l’idée qu’on puisse le battre impunément est insupportable. C’est un outrage, mieux vaut ne plus vivre. Et quand Levchine, après des menaces verbales, pour la première fois s’approche de lui et lève le poing, Tenno bondit et lui répond, tremblant de fureur : « Gare à toi, de toute façon, je n’en ai plus pour longtemps ! En attendant, je vais t’arracher un œil ou deux ! Ça, c’est dans mes cordes ! »

Et le commissaire recule. Échanger comme ça un bon œil contre la vie minable d’un prisonnier ne lui dit rien du tout. À présent, il exténue Tenno à coups de séjours au cachot, pour lui enlever ses dernières forces. Ensuite il lui monte un bateau : la femme qu’on entend crier de douleur dans le bureau voisin est sa femme à lui, Tenno, et s’il n’avoue pas, on va la torturer de plus belle.

Une fois de plus, il n’avait pas jaugé celui à qui il s’en prenait ! Pas plus que le coup de poing, Tenno ne pouvait supporter l’interrogatoire de sa femme. Toujours plus clairement, il apparaissait au prisonnier qu’il allait falloir tuer ce commissaire. La chose se conjuguait avec le plan d’évasion ! Le commandant Levchine portait lui aussi un uniforme de marin, il était de haute taille lui aussi, blond lui aussi. Aux yeux du factionnaire de garde à l’entrée du quartier des instructions, Tenno pouvait facilement passer pour Levchine. À la vérité, ce dernier arborait un visage plein et soigné tandis que Tenno avait sérieusement maigri. (Un prisonnier a du mal à se voir dans une glace. Même si, en cours d’interrogatoire, on demande à aller aux cabinets, la glace y est tendue d’un rideau noir. Seule possibilité : un geste heureux, vous écartez le rideau : oh, comme tu es à bout, comme tu es pâle ! Comme on a pitié de soi-même !)

Cependant, on avait extrait de la cellule le mouchard inutile. Tenno étudie la couche que celui-ci a abandonnée. À l’endroit où elle est assujettie au pied du lit, la barre transversale est rouillée, la rouille a entamé l’épaisseur, le rivetage tient mal. Longueur de la barre : soixante-dix centimètres environ. Comment l’arracher ?

La première chose à faire… c’est de s’entraîner à un compte régulier des secondes. Ensuite de calculer, pour chaque surveillant, le laps de temps qui s’écoule entre deux regards jetés par l’œilleton. Intervalle de temps : de quarante-cinq à soixante-cinq secondes.

Dans l’un de ces intervalles – une traction, et la barre craque du côté de son bout rouillé. La seconde extrémité est intacte et plus difficile à briser. Il faudrait sauter dessus à pieds joints, mais la barre va faire du bruit en tombant par terre. Par conséquent, dans un même intervalle, il faut réussir à : poser un oreiller sur le sol de ciment, sauter, briser, remettre l’oreiller à sa place et la barre, disons, pour l’instant, dans son propre lit. Et le tout sans cesser de compter les secondes.

Voilà. C’est brisé !

Mais ça n’est pas une solution : qu’ils entrent, qu’ils le trouvent, et il est bon pour périr au cachot. Vingt jours et vingt nuits de cachot, ce n’est pas seulement une perte de forces en vue de l’évasion, ça vous empêche même de vous défendre contre le commissaire-instructeur. Ah, voilà : avec les ongles, déchirer légèrement le matelas. En extraire un peu de ouate. Envelopper de ouate les extrémités de la barre et la remettre à sa place primitive. Compter les secondes. Ça y est, c’est replacé !

Mais tout n’est pas réglé pour autant. Une fois tous les dix jours, c’est le bain, et pendant ce temps-là, on fouille les cellules. On peut découvrir la cassure. Il faut donc agir au plus vite. Comment emporter la barre à l’interrogatoire ?… Il n’y a pas de fouille à l’aller. On vous palpe uniquement au retour, et encore rien que sur les côtés et la poitrine, là où il y a des poches. Ils cherchent des lames de rasoir, ils redoutent les suicides.

Tenno, sous sa tunique, porte le maillot traditionnel des matelots, qui lui réchauffe le corps et l’âme. « En pleine mer, rien n’est amer ! » Il demanda au surveillant une aiguille (à de certains moments on en délivre), soi-disant pour coudre des boutons fabriqués avec du pain. Déboutonna sa tunique, déboutonna son pantalon, sortit le bord de son maillot et entreprit d’y faire, en bas et à l’intérieur, un ourlet, ce qui donna comme une petite poche (pour recevoir l’extrémité inférieure de la barre). Auparavant, il avait déjà arraché un bout de galon à son caleçon. À présent, tout en faisant semblant de remettre un bouton à sa tunique, il cousit ce galon sur l’envers de son maillot, à l’endroit de la poitrine : cela ferait un passant pour guider la tige de métal.

Cela fait, le maillot est remis sur le corps devant derrière, et jour après jour se déroulent les séances d’entraînement. La tige est fixée sur le dos, sous le maillot : enfilée dans le passant du haut, elle prend appui sur la pochette du bas. Son extrémité supérieure se trouve au niveau du cou, sous le col de la tunique. L’entraînement consiste, entre deux coups d’œil du maton, à : projeter la main vers la nuque – saisir le bout de la tige et fléchir le torse en arrière – tout en tirant la tige, se détendre comme la corde d’un arc pour passer à une inclinaison vers l’avant – et assener un coup brutal sur la tête du commissaire. Hop ! tout a retrouvé sa place ! Regard par l’œilleton. Le prisonnier feuillette un livre.

Le geste était exécuté avec une vitesse de plus en plus grande, déjà la tige sifflait dans l’air. Même si le coup n’était pas mortel, le commissaire s’écroulerait sans connaissance. Vous avez coffré ma femme : pas de pitié pour aucun de vous !

En plus sont préparés deux petits rouleaux de ouate, toujours extraits du même matelas. Destinés à être calés dans la bouche, derrière les dents, pour que le visage ait l’air plein.

En plus, bien sûr, il faut être rasé ce jour-là, or on ne vous barbifie qu’une fois par semaine, avec un rasoir émoussé. Le choix du jour n’est donc pas indifférent.

Et comment se faire des joues roses ? En les frottant très légèrement avec du sang. Son sang.

Un candidat à l’évasion ne peut regarder ni écouter « simplement comme ça », comme les autres hommes. Il doit regarder et écouter en ayant toujours en vue son but à lui, l’évasion. Et ne doit laisser passer aucun détail sans lui avoir trouvé une explication. Qu’on le mène à l’interrogatoire, à la promenade, aux cabinets – ses jambes comptent les pas, ses pieds comptent les marches (tout ne servira pas, mais tout est compté) ; son torse note les tournants ; tête baissée comme il lui est commandé, ses yeux scrutent le sol – en quoi est-il ? est-il intact ? – ils se tournent vers la droite et vers la gauche jusqu’aux limites de l’arc de cercle accessible et examinent toutes les portes, doubles ou ordinaires – quelles poignées, quelles serrures elles ont, dans quel sens elles s’ouvrent ; son cerveau apprécie la destination de chaque porte ; ses oreilles écoutent et confrontent : tiens, ce bruit-là, je l’ai déjà entendu depuis ma cellule, et voici ce qu’il signifie.

Le célèbre bâtiment de Léfortovo en forme de « K » : sa cage centrale unique sur laquelle donnent tous les étages, ses galeries métalliques, son régulateur avec ses fanions. Le passage qui conduit au quartier des instructions. Les interrogatoires ont lieu dans différents bureaux à tour de rôle, tant mieux ! ça permet d’étudier la disposition de tous les couloirs et portes de la division des instructions. Comment y pénètrent les commissaires depuis l’extérieur ? Voyez, ici, ils passent devant cette porte qui a un guichet carré. Naturellement, le principal contrôle de leurs papiers a lieu non pas ici, mais au poste de garde extérieur, toutefois ici aussi, d’une façon ou d’une autre, ils pointent ou sont observés. Tiens, en voilà un qui descend et qui dit à quelqu’un resté en haut : « Bon, je vais au ministère ! » Parfait ! cette phrase fera l’affaire de l’évadé.

Comment, ensuite, ils continuent leur chemin jusqu’au poste de garde, ça, il faudra le deviner, et s’engager sans hésitation et dans le bon sens. Mais il y a sûrement un sentier tracé dans la neige. Ou bien c’est l’asphalte qui doit être plus foncé et plus sale. Et comment franchissent-ils le poste de garde ? En montrant leur carte ? Ou bien ils l’ont déposée en arrivant, et maintenant ils se nomment et la reprennent ? Ou bien on les connaît tous avec leur visage, et se nommer serait une erreur, il faut se contenter de tendre la main ?

On peut trouver beaucoup de réponses si, au lieu de chercher à approfondir les questions idiotes du commissaire-instructeur, on s’applique à bien l’observer. Pour tailler son crayon, il prend une lame de rasoir dans un petit livret qu’il porte dans sa poche de poitrine. Plusieurs questions d’un coup :

– ça n’est pas un laissez-passer. Son laissez-passer, il est au poste de garde ?

– le livret ressemble beaucoup à un permis de conduire. Il vient donc en voiture ? Mais alors, il a aussi la clef sur lui ? Est-ce qu’il gare sa voiture devant l’entrée de la prison ? Il faudra ici même, sans sortir du bureau, lire le numéro sur la carte de circulation pour ne pas risquer de se tromper sur place.

Ils n’ont pas de vestiaire. Il accroche son manteau et sa chapka de marin ici, dans son bureau. Tant mieux.

Ne rien oublier, ne pas manquer une seule chose importante, et tout faire tenir en quatre ou cinq minutes. Lorsqu’il sera allongé sur le sol, terrassé :

1) ôter la tunique que j’ai sur moi et passer la sienne, qui est plus neuve et a gardé ses épaulettes ;

2) retirer les lacets de ses chaussures et les mettre aux miennes, qui ne me tiennent pas aux pieds : ça, ça prendra beaucoup de temps ;

3) glisser sa lame de rasoir dans mon talon, dans une cachette spécialement aménagée (si on me pince et me jette dans la première cellule venue, je m’y ouvrirai les veines) ;

4) passer en revue tous ses papiers, prendre ce qui peut servir ;

5) apprendre par cœur le numéro de sa voiture, trouver la clef de contact ;

6) fourrer mon dossier d’instruction dans sa grosse serviette et la prendre avec moi ;

7) lui enlever sa montre ;

8) me passer du sang sur les joues ;

9) traîner son corps derrière la table ou derrière une tenture, de façon que les entrants pensent qu’il est sorti et n’aillent pas se mettre à ma poursuite ;

10) rouler la ouate en petits rouleaux, me les caler derrière les joues ;

11) mettre son manteau et sa chapka ;

12) couper les fils du commutateur. Si quelqu’un va pour entrer, il fait noir, il tourne le bouton, pas de lumière, l’ampoule a dû griller, c’est justement pour ça que le commissaire est parti dans un autre bureau. Mais même s’ils vissent une autre ampoule, il leur faudra un certain temps pour comprendre de quoi il retourne.

Voilà. Cela fait douze actions, la treizième sera l’évasion elle-même… Le tout à exécuter lors d’un interrogatoire de nuit. Là où ça se gâtera, c’est si le livret n’est pas un permis de conduire. Ça voudra dire qu’il arrive et repart par l’autobus des commissaires (ils ont droit à un transport spécial, c’est la pleine nuit !), et les autres vont trouver bizarre que Levchine, sans attendre quatre ou cinq heures du matin, s’en retourne en pleine nuit à pied.

Ah, autre chose encore : en passant devant le guichet carré, porter mon mouchoir à ma figure comme si je me mouchais ; en même temps, détourner les yeux en direction de l’horloge ; et, pour tranquilliser le factionnaire, crier vers le haut : « Pérov ! (c’est son ami) Je vais au ministère ! Nous parlerons demain ! »

Bien sûr, les chances de succès sont minimes : pour l’instant, sans doute de trois à cinq sur cent. Presque sans espoir, totalement inconnu est le poste de garde extérieur. Mais je ne vais tout de même pas mourir ici en esclave ! me vider de ma force au point de me laisser donner des coups de pied ! De toute façon, j’aurai la lame dans mon talon !

Et, lors d’un interrogatoire de nuit, juste après la séance de rasage, Tenno arriva avec sa tige de fer derrière le dos. Le commissaire conduisit l’interrogatoire, injuria, menaça ; Tenno le contemplait avec étonnement : comment ne sent-il pas que ses heures sont comptées ?

Il était onze heures du soir. Tenno pensait attendre jusqu’autour de deux heures. À cette heure-là, parfois, les commissaires commencent déjà à partir, s’adjugeant le bénéfice d’une « demi-nuit » de travail.

Il faudra alors saisir le bon moment. Ou bien celui où le commissaire vient de vous apporter à signer, comme il le fait toujours, les feuilles du procès-verbal : simuler soudain un malaise, laisser les feuilles voler par terre, ce qui l’incitera à se pencher un instant et… Ou bien, pas besoin de procès-verbal, se lever en titubant et dire qu’on se sent mal, demander de l’eau. L’autre vous apportera la chope émaillée (il garde le verre pour lui), avaler et laisser tomber la chope en portant au même moment la main droite à la nuque, ce sera un geste naturel, comme si la tête vous tournait. Le commissaire se penchera obligatoirement pour regarder la chope tombée par terre, et…

Son cœur battait la chamade. C’était veille de fête. Ou veille d’exécution.

Mais tout tourna autrement. Vers minuit, un autre commissaire entra rapidement et se mit à murmurer quelque chose à l’oreille de Levchine. Ça ne s’était jamais produit. Levchine s’affaira, appuya sur un bouton, appelant un surveillant pour qu’il vienne chercher le prisonnier.

Et tout fut terminé… Tenno réintégra sa cellule et remit la tige à sa place.

Une autre fois, le commissaire le fit convoquer alors qu’il n’était pas rasé (ça n’avait même pas de sens de prendre la tige).

Ensuite vint un interrogatoire de jour. Et qui se déroula de façon plutôt bizarre : le commissaire ne rugit pas, il le découragea en lui prédisant une condamnation à cinq ou sept ans, pas de quoi se désoler. Du coup, Tenno ne trouva plus en lui assez de fureur pour lui fendre le crâne. Sa haine ne s’était pas révélée bien tenace.

L’heure de l’exaltation était passée. Il lui sembla qu’il y avait trop peu de chances, qu’on n’avait pas le droit de jouer de la sorte.

Le moral d’un candidat à l’évasion est peut-être encore plus capricieux que celui d’un acteur.

Et toute cette longue préparation pour des prunes…

Mais à cela aussi un candidat à l’évasion doit se tenir prêt. Cent fois déjà il a brandi en l’air sa tige et déjà tué cent commissaires. Dix fois déjà, il a vécu son évasion dans ses moindres détails : dans le bureau, devant le guichet carré, avant le poste de garde, après le poste de garde ! Il en est sur les genoux, de cette évasion, or voyez, tout compte fait elle n’a même pas encore commencé.

Bientôt, son commissaire-instructeur fut changé, lui-même transféré à la Loubianka. Là, Tenno ne prépara point d’évasion (le cours suivi par l’instruction de son affaire lui donnait plus d’espoir et il n’y avait pas en lui de détermination à s’évader) : inlassablement, toutefois, il observait et établissait des plans d’entraînement.

S’évader de la Loubianka ? La chose est-elle possible en soi ?… Eh bien, si l’on y réfléchit, c’est peut-être plus facile que de Léfortovo. On commence assez vite à s’y retrouver, dans ces longs, longs couloirs par lesquels on vous mène à l’interrogatoire. Parfois, au détour de l’un d’eux, on tombe sur des flèches : « Vers l’entrée n° 2 », « Vers l’entrée n° 3 ». (C’est alors qu’on regrette d’avoir été si insouciant du temps qu’on était libre : on n’a pas fait le tour extérieur de la Loubianka, on n’a pas regardé où se trouvaient les entrées.) Ce qui rend les choses plus faciles ici, c’est justement le fait qu’on se trouve non pas dans l’enceinte d’une prison, mais dans un ministère où il y a des nuées de commissaires-instructeurs et autres employés que les factionnaires ne peuvent pas connaître tous de vue. Entrée et sortie se font donc uniquement sur laissez-passer, lequel se trouve dans la poche du commissaire. Et si on ne connaît pas de vue votre commissaire, du coup ça n’est pas si important que vous lui ressembliez exactement, à peu près suffit. Le nouveau commissaire n’est pas en uniforme de marin, mais en kaki. Il faudrait donc échanger sa propre tenue contre la sienne. Pas de tige métallique : il suffirait d’être déterminé. Le bureau du commissaire est plein d’objets divers, ne serait-ce, par exemple, que ce presse-papier en marbre. D’ailleurs, il n’est pas obligatoire de le tuer : dix minutes dans les pommes, ça vous suffit pour filer !

Mais la raison et de vagues espoirs de Dieu sait quelle grâce obscurcissent la volonté de Tenno. C’est aux Boutyrki seulement le poids se dissout : lecture d’un bout de papier de l’Osso, on lui signifie vingt-cinq ans de camp. Il signe, ô combien allégé, un sourire joue sur ses lèvres, ses jambes le portent légèrement dans la cellule des condamnés à vingt-cinq ans. Cette sentence le libère de l’humiliation, du compromis de la soumission, de l’obséquiosité, des cinq ou sept misérables années qui lui avaient été promises : vingt-cinq ans, putain de merde ??? – Donc il n’y a rien à attendre de vous, donc c’est l’évasion !!

Ou la mort. Mais la mort serait-elle pire qu’un quart de siècle d’esclavage ? Rien que d’avoir le crâne tondu après le jugement – simplement tondu, qui est-ce que ça a jamais vexé ? –, Tenno le subit comme une offense, comme un crachat au visage.

À présent, chercher des alliés. Et étudier l’histoire des autres évasions. Tenno est un bleu dans ce domaine. Se peut-il que personne ne se soit jamais évadé ?

Que de fois n’avons-nous pas tous franchi, à la suite d’un maton, ces cloisons de fer qui viennent couper les couloirs des Boutyrki ! Y en a-t-il beaucoup à avoir remarqué ce que Tenno note du premier coup d’œil ? les portes de ces cloisons ont des doubles verrous, le surveillant en déverrouille un et la cloison cède. Par conséquent, le second verrou, pour l’instant, ne fonctionne pas : il est constitué par trois tiges qui peuvent sortir du mur pour s’enfoncer dans la porte de fer.

Dans la cellule, chacun a sa préoccupation ; Tenno, lui, recherche des récits d’évasions et des participants à une évasion. Il s’en trouve même un qui a été en coquetterie avec ces trois tiges : Manuel Garcia. L’événement remonte à quelques mois. Les détenus d’une cellule, sortis pour aller faire leurs besoins, se saisissent d’un surveillant (seul, en dépit du règlement ; il faut dire que pendant des années rien ne s’est jamais passé, ils ont l’habitude de la docilité), le déshabillent, le ligotent, le laissent aux cabinets, tandis qu’un prisonnier revêt son uniforme. Les gars prennent les clefs, courent ouvrir toutes les cellules du couloir (or, juste dans ce couloir, il y a des condamnés à mort, pour eux ça tombe on ne peut mieux !). Hurlements, explosions d’enthousiasme, appels à aller libérer les autres couloirs et à prendre en mains toute la prison. Ils en oublient toute prudence ! Au lieu de se préparer discrètement, cellule par cellule, à l’évasion et de ne laisser circuler dans le couloir que l’homme habillé en surveillant, les voilà qui déboulent en masse dans le couloir et y font un vacarme de tous les diables. Le bruit fait que le surveillant du couloir voisin regarde par l’œilleton de la cloison (il y en a un de chaque côté) – et il appuie sur le bouton d’alarme. À ce signal, on bloque depuis un poste de commande central tous les seconds verrous des cloisons, et les trousseaux des surveillants ne contiennent pas les clefs qui permettraient de les ouvrir. Le couloir révolté est isolé. Arrive une nuée de gardiens ; ils font la haie, les rebelles sortent un à un et sont roués de coups ; les meneurs sont identifiés et emmenés. Or, ils étaient déjà titulaires d’un quarteron. Leur a-t-on doublé leur temps de peine ? Les a-t-on fusillés ?

Le transfert en camp. La « maisonnette » de la gare de Kazan, bien connue des prisonniers, à l’écart, bien entendu, des endroits passants. Les détenus sont amenés par des fourgons cellulaires : c’est là qu’on charge les « wagons-zak » avant de les accrocher aux convois. Soldats d’escorte, tendus, rangés des deux côtés. Chiens qui sautent à la gorge. Commandement : « Escorte – prêts à tirer ! », claquement mortel des culasses. Ici, on ne plaisante pas. C’est aussi comme ça, avec des chiens, qu’on vous fait traverser les voies. S’enfuir au pas de course ? Le chien vous rattrapera.

Mais l’évadé dans l’âme, ballotté sans cesse, pour faits d’évasion, de camp en camp, de prison en prison, en verra bien d’autres encore, de ces gares et de ces trajets escortés à travers voies. Il y en aura aussi sans chiens. Jouons le boiteux, le malade, traînons-nous à grand-peine en faisant suivre à grand effort sidore* et caban, et l’escorte se tranquillisera. Et s’il y a beaucoup de convois stationnant sur les voies, que de possibilités de zigzaguer entre eux ! Marche à suivre, donc : jeter ses affaires, se pencher et foncer sous les wagons ! Mais, une fois penché, on aperçoit là-bas, de l’autre côté du convoi, les bottes d’un soldat de renfort en train de marcher… Tout était prévu. Et il ne vous reste plus qu’à faire semblant d’être tombé de faiblesse et d’avoir pour cette raison laissé échapper vos affaires.

– Ah, si on pouvait avoir la chance qu’un convoi rapide passe juste à côté ! Traversons à toutes jambes juste sous le nez de la locomotive : aucun soldat d’escorte n’ira se précipiter ! Vous, vous prenez un risque au nom de votre liberté, mais lui ? Et le temps que le convoi défile, vous avez disparu. Mais pour que ça marche, il faut une double chance : un train au bon moment, et avoir le temps de tirer vos jambes de sous les roues.

De la prison de transit de Kouïbychev, vous êtes transporté, en camion ouvert, à la gare : formation d’un grand convoi de « rougeauds* ». À la prison, de la bouche d’un pickpocket du coin qui « a de l’estime pour les cavaleurs », Tenno apprend deux adresses locales auxquelles on peut avoir recours pour un premier soutien. Il en fait part à deux amateurs d’évasion et convient avec eux : s’efforcer, tous les trois, de se trouver dans la dernière rangée et, lorsque le véhicule ralentira au tournant (les flancs de Tenno n’ont pas fait déjà le trajet en vain, depuis la gare, dans le noir du fourgon cellulaire : ils l’ont noté, ce tournant, même si lui-même est hors d’état de le reconnaître avec les yeux), sauter tous les trois ensemble ! un à droite, un à gauche, un derrière, sous le nez des hommes d’escorte, ou même en plein dessus ! Ils vont tirer, mais ne nous descendront pas tous les trois. Tireront-ils, d’ailleurs ? c’est qu’il y a du monde dans les rues. Se lanceront-ils à notre poursuite ? non, impossible d’abandonner les autres, toujours dans le camion. Ils se contenteront de crier et de tirer en l’air. Les seuls qui puissent nous arrêter, c’est le peuple, notre peuple soviétique, les passants. Leur flanquer la trouille, donc, en leur faisant croire que nous avons le couteau au poing ! (Pas de couteau, en fait.)

À la barbotte, les trois manœuvrent et attendent pour ne pas embarquer avant le crépuscule et pour monter dans le dernier camion. Le voici qui arrive… mais ça n’est pas un trois-tonnes aux ridelles peu élevées, comme tous les précédents, c’est un « Studebaker » à hauts bords. Même Tenno, une fois assis, a le haut du crâne plus bas que le rebord. Le « Studebaker » roule vite. Le tournant ! Tenno jette un coup d’œil vers ses compagnons d’armes : leurs visages reflètent la peur. Non, ils ne sauteront pas. Non, ce ne sont pas des évadés dans l’âme. (Mais l’es-tu déjà devenu toi-même ?…)

Dans le noir, à la lumière des lanternes, dans un concert de bruits – aboiements, hurlements, injures et claquements de culasses –, c’est le chargement à bord des wagons à bestiaux. Là, Tenno n’est plus fidèle à lui-même : il ne trouve pas le temps d’explorer des yeux l’extérieur de son wagon (or un évadé dans l’âme doit tout voir à temps, il n’a le droit de rien manquer !).

Aux arrêts, on ausculte anxieusement les wagons à coups de maillets. Chaque planche est auscultée. Donc, ils ont peur, peur de quoi ? peur qu’une planche n’ait été découpée à la scie. Donc, il faut scier !

Il se trouva (chez les voleurs) un petit morceau de scie à main aiguisé. On décida de découper une planche de la paroi du fond sous le bat-flanc inférieur. Lorsque le train commencera à ralentir, on va débouler par la brèche, atterrir sur la voie, rester couchés le temps que tous les wagons soient passés. Les connaisseurs prétendent, il est vrai, qu’en queue de convoi, dans un train de wagons à bestiaux pour prisonniers, il y a une drague, ratissoire métallique dont les dents descendent très bas ; elles accrochent le corps de l’évadé, le traînent sur les traverses : ainsi meurt le fuyard.

Toute la nuit, se coulant à tour de rôle sous le bat-flanc, tenant avec un chiffon cette scie miniature de quelques centimètres de long, ils découpent la planche. C’est dur. Tout de même, la première fente est faite. La planche commence à avoir un peu de jeu. En l’écartant, ils aperçoivent, le matin venu, des planches non rabotées, blanches, juste derrière la paroi qu’ils attaquent. D’où sortent-elles, ces planches neuves ? Eh bien, voilà : ça veut dire qu’on a annexé à leur wagon une plate-forme supplémentaire pour l’escorte. Tout près, au-dessus de la fente, il y a une sentinelle en faction. Impossible d’enlever la planche sciée.

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De même que n’importe quelle activité de l’homme, les évasions des reclus ont leur histoire et leur théorie. Il n’est pas mauvais de connaître l’une et l’autre avant de mettre soi-même la main à la pâte.

L’histoire, ce sont les évasions qui ont déjà eu lieu. Leur technique n’a pas fait l’objet, de la part de la section tchékiste opérationnelle, d’une brochure de vulgarisation, la section recueille l’expérience à son seul profit. Cette histoire, vous pouvez l’apprendre par d’autres évadés, ceux qui ont été repris. Très précieuse est leur expérience, sanglante, souffrante, acquise au péril de la vie. Seulement, questionner en détail, pas à pas, un évadé, trois évadés, cinq évadés, ça n’est pas un truc innocent, c’est extrêmement dangereux. Ça n’est pas beaucoup moins dangereux que de demander : qui est-ce qui sait par l’intermédiaire de qui je pourrais entrer dans une organisation clandestine ? Vos longs récits peuvent être entendus également par des mouchards. Et surtout, les narrateurs eux-mêmes, lorsqu’on les a martyrisés après leur évasion manquée et qu’il a fallu choisir entre la mort et la vie, ont pu flancher, se laisser recruter, et devenir pour vous des appâts et non plus des complices. L’une des principales tâches des potes est de déterminer à l’avance qui voit les évasions d’un œil favorable, qui s’y intéresse et, devançant un candidat caché à l’évasion, d’ajouter une note sur sa fiche individuelle, – et le voici muté dans la brigade disciplinaire d’où il lui sera beaucoup plus difficile de s’enfuir.

De prison en prison, de camp en camp, Tenno questionne ardemment les évadés. Lui-même entreprend des évasions, on le rattrape et, dans les prisons des camps, il se trouve justement en compagnie d’évadés, c’est l’endroit rêvé pour leur poser des questions. (Ce qui ne va pas sans erreurs. Stépane…, un évadé héroïque, le vend à l’oper de Kenguir, Béliaïev, et celui-ci ressort à Tenno toutes les questions qu’il avait posées.)

Quant à la théorie de l’évasion, elle est fort simple : faites comme vous pourrez. Évasion réussie ? donc, vous connaissez la théorie. Repris ? donc, vous n’êtes pas encore au niveau. Le b.a.-ba, en tout cas, le voici : l’évasion peut avoir lieu depuis les chantiers de travail et depuis la zone d’habitation. S’évader des chantiers est plus facile : ils sont nombreux, la garde y a moins ses habitudes, et vous y disposez souvent d’un outil. On peut s’évader tout seul : plus difficile, mais on ne sera donné par personne. Ou bien à plusieurs : plus facile, mais tout dépend si vous êtes faits les uns pour les autres. Encore un autre principe, dans la théorie : la géographie de l’endroit doit être si bien connue que la carte vous en flamboie devant les yeux. Or, de carte, vous n’en verrez pas au camp. (À ce propos, les truands ignorent tout de la géographie : le nord, pour eux, c’est la prison de transit où ils ont eu froid la dernière fois.) Autre principe encore : il faut connaître la population au milieu de laquelle passe le chemin de l’évasion. Et voici encore une indication de méthode : vous devez en permanence préparer votre évasion selon un plan, mais être prêt à tout instant à vous enfuir tout à fait autrement : au gré de l’occasion.

Tenez, voilà un exemple de ce que ça veut dire : au gré de l’occasion. Un jour, à Kenguir, tous les punis avaient été extraits de la prison disciplinaire, pour fabriquer des briques de torchis. Soudain déboule une tempête de poussière comme il en surgit au Kazakhstan : tout s’obscurcit, le soleil disparaît, par poignées poussière et fins cailloux vous sont douloureusement projetés au visage, si bien qu’on ne peut plus garder les yeux ouverts. Personne n’était prêt à s’enfuir si soudainement, mais Nikolaï Krylov court jusqu’à l’enceinte, jette sa veste sur les barbelés, passe de l’autre côté en se couvrant d’estafilades et disparaît. La tempête est passée. La veste sur les barbelés fait comprendre que quelqu’un s’est enfui. On envoie une troupe de cavaliers à sa poursuite : ils ont des chiens en laisse. Mais l’ouragan a complètement balayé toutes les traces. Krylov attend la fin de la poursuite caché dans un tas de gravats. Seulement, le lendemain, il faut bien qu’il se décide à marcher ! Et les voitures envoyées par toute la steppe finissent par le rattraper.

Le premier camp de Tenno fut celui de Novoroudnoïé près de Djezkazgane. Voici donc le principal lieu où l’on te destine à périr. Ainsi, c’est donc d’ici que tu dois t’évader ! Autour, c’est le désert – ici dunes et terres salines, là maintenu par du calamagrostis et de l’alhagi. Çà et là, dans cette steppe, nomadisent les Kazakhs ; ailleurs, personne. Aucun cours d’eau, tomber sur un puits est une quasi-impossibilité. Meilleure époque pour une évasion : avril et mai, par-ci par-là tiennent encore de petits lacs d’eau de fonte. Mais les gardiens aussi le savent parfaitement. C’est l’époque où est rigorisée la fouille des partants pour le travail et où on ne vous laisse prendre avec vous ni un morceau de nourriture ni un bout de chiffon de trop.

Cet automne-là, en 1949, trois évadés – Slobodianiouk, Bazitchenko et Kojine – prirent le risque de foncer plein sud : ils pensaient suivre là la rivière Sary-Sou en direction de Kzyl-Orda. Mais la rivière était entièrement à sec. On les rattrapa presque morts de soif.

Riche de leur expérience, Tenno a décidé qu’il ne s’enfuirait pas en automne. Il fréquente assidûment la KVTch – il n’est pas un candidat à l’évasion, ni un rebelle, ah mais non, il est de ces détenus raisonnables qui comptent bien s’être redressés au terme de leur peine de vingt-cinq ans. Il apporte toute l’aide qu’il peut, promet de l’activité d’amateur, des numéros d’acrobatie, de mémoire, et, en attendant, feuillette tout ce qu’il y a à la KVTch et finit par découvrir une méchante carte du Kazakhstan que le pote n’a pas mise à l’abri. Voyons. Il y a la vieille route des caravanes vers Djoussaly, trois cent cinquante kilomètres, on risque d’y trouver un puits. En direction du nord, vers l’Ichim, quatre cents, possibilités de prairies. Et puis vers le Balkhach, cinq cents kilomètres de pur désert, le Bet-Pak-Dala. Mais, dans cette direction-là, il y a peu de chances de poursuite.

Telles sont les distances. Ainsi se présente le choix…

Qu’est-ce qui ne va pas s’insinuer dans la cervelle d’un candidat à l’évasion scrutateur ! Le camp est parfois visité par un camion d’assainissement : une citerne et un tuyau. L’orifice du tuyau est large, Tenno pourrait fort bien y entrer, tenir courbé dans la citerne, et peu importe, après, que le chauffeur pompe de l’ordure liquide pourvu que ça n’aille pas jusqu’en haut. Le fuyard sera couvert d’ordure, en chemin il pourra boire la tasse, finir noyé, étouffé, mais cela répugne moins à Tenno que de tirer son temps de peine comme un esclave. Il se teste : es-tu prêt ? Oui. Et le chauffeur ? C’est une « petite peine », un porteur de laissez-passer, délinquant de droit commun. Tenno fume avec lui, l’observe. Non, ce n’est pas l’homme qu’il faut. Il n’ira pas risquer son laissez-passer pour aider quelqu’un d’autre. Il a la psychologie des camps de redressement par le travail : quiconque en aide un autre est un imbécile.

Au cours de cet hiver-là, Tenno établit un plan et se trouve quatre camarades. Mais, cependant que se déroulent, conformément à la théorie, les patients préparatifs voulus par le plan, voici qu’un jour, sans crier gare, on le conduit à un chantier qui vient tout juste d’être ouvert : une carrière de pierres. La carrière se trouve en terrain accidenté, elle est invisible du camp. Ni miradors, encore, ni zone : des pieux plantés, quelques rangs de barbelés. À un certain endroit, il y a interruption des barbelés, c’est le « portail ». Six soldats d’escorte stationnent à l’extérieur de cette zonette, rien ne les surélève au-dessus du sol.

Et derrière eux, au loin, c’est la steppe d’avril, encore verte d’herbe fraîche et où flamboient des tulipes à perte de vue ! Impossible au cœur d’un évadé dans l’âme de supporter ces tulipes et l’air printanier d’avril ! La voici peut-être, l’Occasion ?… Personne ne te suspecte encore, tu ne vis pas encore dans la baraque disciplinaire : c’est vraiment le moment de t’enfuir !

Au cours de cette période, Tenno a déjà réussi à connaître beaucoup de monde dans le camp, et il constitue rapidement une équipe de quatre : Micha Khaïdarov (ex-fantassin de l’infanterie de marine en Corée du Nord ; pour échapper au conseil de guerre, s’est enfui de l’autre côté du 38e parallèle ; soucieux de ne pas compromettre leurs bonnes et solides relations en Corée, les Américains l’ont livré : un quarteron) ; Jadzik, un Polonais, chauffeur dans l’armée Anders (il expose sa biographie de façon suggestive en exhibant sa paire de bottes dépareillées : « Mes bottes, l’une vient de Hitler, l’autre de Staline ») ; plus un cheminot de Kouïbychev, Sergueï.

Là-dessus arrive un camion chargé de véritables poteaux pour la future zone et de rouleaux de barbelés, juste à l’heure de la pause déjeuner. L’équipe de Tenno, qui adore le travail forcé, qui adore en particulier renforcer la zone, se porte volontaire pour décharger le camion, même pendant la pause. Ils grimpent dans la benne. Mais comme c’est tout de même l’heure du déjeuner, ils ne se remuent guère et gambergent. Le chauffeur s’en est allé à l’écart. Tous les détenus sont allongés de-ci de-là, se chauffant au soleil.

On y va ou pas ? Nous n’avons rien sur nous : ni couteau, ni équipement, ni nourriture, ni plan. Au demeurant, du moment qu’il s’agit de rouler en voiture, grâce à la petite carte, Tenno sait ce qu’il faut faire : filer sur Djezdy puis sur Ouloutaou. Les gars s’enflamment : c’est une occasion ! l’Occasion !

D’ici au « portail », en direction de la sentinelle, le terrain est en pente. Et la route, bientôt, tourne derrière la colline. Si on sort à toute vitesse, ils n’arriveront pas à nous descendre. Et les sentinelles ne vont tout de même pas abandonner leurs postes !

Déchargement terminé ; la pause n’est pas encore finie. C’est Jadzik qui doit conduire. Il saute à terre, glandouille autour du camion, cependant que les trois autres s’allongent paresseusement au fond de la benne, disparaissent, il y a peut-être des sentinelles, si ça se trouve, qui n’ont pas vu où ils étaient passés. Jadzik ramène le chauffeur : on ne t’a pas retardé avec le déchargement, alors donne-moi du feu. Ils fument. Allons, fais-le repartir ! Le chauffeur monte dans sa cabine, mais le moteur, comme pour le faire enrager, refuse de repartir, allez donc chercher pourquoi. (Les trois dans la benne ignorent le plan de Jadzik et pensent que c’est foutu.) Jadzik se propose pour tourner la manivelle. Mais rien à faire, le moteur ne repart pas. Jadzik est fatigué, il suggère au chauffeur d’échanger les rôles. À présent, c’est Jadzik qui est dans la cabine. Et, du premier coup, le moteur gronde ! et le véhicule dévale la pente, droit sur la sentinelle du portail ! (Par la suite, Jadzik raconta ce qui s’était passé : il avait coupé, pour le chauffeur, l’arrivée d’essence, et eu le temps de la rouvrir pour lui-même.) Le chauffeur ne se presse pas de remonter dans la cabine, pensant que Jadzik va stopper. Mais le camion franchit à bonne vitesse le « portail ».

Deux fois « Stop ! ». Le camion avance. Les sentinelles font feu, d’abord en l’air, ça a vraiment l’apparence d’une fausse manœuvre, il faut dire. Peut-être aussi qu’elles tirent sur le camion, les évadés n’en savent rien, ils sont allongés. Le tournant. Voilà, on est derrière la colline, à l’abri des coups de feu ! Les trois dans la benne ne lèvent toujours pas la tête. Ça cahote, on va vite. Et soudain, c’est l’arrêt et Jadzik qui crie, désespéré : il s’est trompé de route ! Ils ont buté contre le portail de la mine, où ils retrouvent zone et miradors.

Coups de feu. L’escorte rapplique. Les évadés déboulent à terre, face contre le sol, et se couvrent la tête de leurs bras. L’escorte leur donne des coups de pied et essaie justement d’attraper la tête, l’oreille, la tempe et, par en-dessus, la colonne vertébrale.

La règle de salut commune à l’humanité tout entière : « On ne frappe pas un homme à terre », n’a pas cours au bagne stalinien ! Chez nous, un homme à terre, on le frappe, justement. Et s’il est debout, on lui tire dessus.

Mais il appert, à l’interrogatoire, qu’il n’y a pas eu la moindre évasion ! Parfaitement ! Les gars soutiennent en chœur qu’ils somnolaient dans la benne, voici le camion qui démarre, là-dessus les coups de feu, trop tard pour sauter, on risque de se faire assaisonner. Et Jadzik ? Un gars inexpérimenté, il n’a pas su se débrouiller avec le véhicule. D’ailleurs, justement, il n’a pas roulé en direction de la steppe, mais vers la mine voisine.

Ils en furent quittes pour les coups.

Bien des évasions encore attendent Micha Khaïdarov. Même au plus doux de l’ère khrouchtchovienne, lorsque les candidats à l’évasion se font tout petits dans l’attente d’une libération légale, lui, en compagnie d’amis eux aussi sans espoir (d’obtenir le pardon), essaiera de s’enfuir du camp disciplinaire pansoviétique d’Andzioba-307 : des complices jetteront sous les miradors des grenades de fabrication artisanale pour détourner l’attention, tandis que les fugitifs armés de haches couperont les barbelés de la zone interdite. Mais le feu des mitraillettes les arrêtera.

Cependant, la préparation de l’évasion planifiée se poursuit. On fabrique une boussole : une petite boîte en plastique, sur laquelle on porte les rumbs. Un morceau aimanté de tige métallique est fixé sur un flotteur en bois. À présent on verse de l’eau. Et voilà le compas. Pour l’eau potable, il sera commode de la stocker dans une chambre à air de voiture et, lors de l’évasion, de la porter en bandoulière, comme la capote roulée des soldats. Toutes ces choses (vivres et vêtements) sont portées peu à peu au DOK (Combinat de transformation du bois) d’où l’on se propose de partir, on les y cache au fond d’une fosse près de la scieuse. Un chauffeur libre vend la chambre. Emplie d’eau, la voici déjà qui repose dans la fosse. Parfois un convoi arrive en pleine nuit, dans ce cas on laisse les débardeurs passer la nuit dans la zone de travail. Voilà, c’est à ce moment-là qu’il doivent filer. Un pékin, contre remise d’un drap de l’administration (! jugez de nos tarifs) qu’on lui a apporté de la zone, a déjà sectionné les deux fils inférieurs des barbelés en face de la scieuse, et bientôt il va y avoir une nuit de déchargement de rondins ! Seulement, il se trouve un détenu, un Kazakh, pour repérer la fosse qui leur sert de carre et pour les dénoncer.

Arrestation, grêle de coups, interrogatoires. Pour Tenno, ça fait trop de « coïncidences » qui ressemblent à des tentatives d’évasion. Alors qu’on les expédie à la prison de Kenguir et que Tenno, debout, fait face au mur, passe le chef de la KVTch, un capitaine ; il s’arrête derrière lui et s’exclame :

« Ah, toi ! toi, alors ! Dire que ça avait des activités artistiques ! »

Ce qui l’étonne le plus, c’est qu’un des dispensateurs de la culture du camp se soit révélé candidat à l’évasion. Le jour du spectacle, on lui servait une ration supplémentaire de kacha, et il a cherché à s’évader ! Qu’est-ce qu’il leur faut encore ?…

Le 9 mai 1950, cinquième anniversaire de la Victoire, le marin Tenno, combattant du front, pénétra dans la célèbre prison de Kenguir. Une cellule presque noire avec un petit soupirail en haut, pas d’air, mais des nuées de punaises, tous les murs sont couverts du sang de celles qu’on y a écrasées. Cet été-là font rage des chaleurs de 40 et 50 degrés, tout le monde couche nu. Il fait un peu plus frais sous les châlits, mais, une nuit, deux détenus en ressortent d’un bond : ils ont senti se poser sur eux des mygales.

La prison de Kenguir accueille une société choisie, réunie là depuis divers camps. Toutes les cellules abritent des évadés riches d’expérience, c’est une rare sélection d’aigles. Enfin Tenno se retrouve en compagnie d’évadés dans l’âme !

Il y a là Ivan Vorobiov, capitaine, Héros de l’Union soviétique. Pendant la guerre, il a combattu chez les partisans dans la province de Pskov. C’est un homme décidé, qui ne tolère pas l’oppression. Il a déjà à son actif des évasions manquées et il en aura encore d’autres. Pour son malheur, il est incapable d’attraper la couleur pénitentiaire, ces manières truandisantes qui sont une aide pour l’évadé. Lui a conservé la droiture du front, il a un chef d’état-major avec qui il dresse le plan de la contrée et se concerte ouvertement sur le châlit. Incapable de se reconvertir à la dissimulation et à l’astuce des camps, il est toujours donné par les mouchards.

Un plan leur trottait dans la tête : s’emparer d’un surveillant lors de la distribution de nourriture du soir, s’il était seul. À l’aide de ses clefs, ouvrir toutes les cellules. Faire irruption dans le vestibule de sortie de la prison, s’en rendre maîtres. Puis, après avoir ouvert la porte de la prison, se ruer en avalanche sur le poste de garde du camp. Réduire les factionnaires et s’échapper hors de la zone à la tombée de l’obscurité.

Quand on se mit à les faire sortir pour travailler à la construction de maisons d’habitation, un nouveau projet surgit : s’enfuir par les égouts.

Mais ces plans n’accédèrent pas au stade de la réalisation. Le même été, toute cette société choisie fut menottée et transférée, Dieu sait pourquoi, à Spassk. Là, on les logea dans une baraque avec garde particulière. Dès la quatrième nuit, nos évadés dans l’âme arrachent les barreaux de la fenêtre, débouchent dans les services d’intendance, y tuent sans bruit un chien ; de là, par le toit, ils devaient passer jusque dans l’immense zone commune. Mais la toiture en tôle se mit à ployer sous leurs pas, dans le calme de la nuit on aurait dit le fracas du tonnerre. Les surveillants se mirent en alerte. Toutefois, lorsqu’on pénétra dans leur baraquement, tous dormaient paisiblement et les barreaux étaient à leur place. Les surveillants, purement et simplement, avaient eu la berlue.

Leur lot n’est pas, non, il n’est pas de rester longtemps en place ! Les évadés dans l’âme, tels des Hollandais volants, sont chassés toujours plus loin par leur inquiète destinée. Et quand ils ne sont pas en cavale, eh bien, ils sont en transfert. À présent, toute cette compagnie industrieuse est transférée, menottes aux poignets, à la prison d’Ekibastouz. On leur y adjoint les évadés manqués du cru : Brioukhine et Moutianov.

En leur qualité de coupables, de disciplinaires, ils sont envoyés travailler aux fours à chaux. La chaux vive est déchargée par eux des camions en plein vent, et elle s’éteint dans leurs yeux, leurs bouches, leurs trachées. Lors du défournement, leurs corps nus sont recouverts d’une poussière de chaux éteinte. Cet empoisonnement quotidien, inventé pour leur redressement, ne fait que les contraindre à se hâter de s’évader.

Un plan s’impose de lui-même : la chaux est apportée par des camions : on s’évadera donc en camion. Il faut enfoncer l’enceinte : ici elle est encore faite de barbelés. Prendre le véhicule dont le réservoir est le plus plein. Il y a un chauffeur de classe parmi les candidats à l’évasion : Kolia Jdanok, le compagnon de Tenno lors de l’évasion manquée à partir de la scieuse. D’accord : c’est lui qui conduira la voiture. D’accord, mais Vorobiov est trop décidé, il est trop homme d’action pour se fier à une main étrangère. Et lorsqu’ils réduisent le véhicule (le chauffeur, dans sa cabine, est abordé des deux côtés par des fugitifs qui grimpent armés de couteaux, et il ne lui reste plus, au chauffeur blême, qu’à rester au milieu et à participer malgré lui à l’évasion), la place du conducteur est occupée par Vorobiov.

Les minutes sont comptées ! Tous doivent sauter dans la benne et filer. Tenno demande : « Ivan, cède la place ! » Mais un Ivan Vorobiov ne saurait céder ! Ne croyant pas à ses talents de chauffeur, Tenno et Jdanok restent sur place. Les fugitifs ne sont plus que trois, maintenant : Vorobiov, Salopaïev et Martirossov. Soudain, tombé du ciel, rapplique Redkine, ce mathématicien, cet intellectuel, cet original : il n’a rien d’un obsédé de l’évasion et avait été mis au trou pour autre chose. Mais, à ce moment-là, il se trouvait à proximité, a remarqué quelque chose, compris, et le voilà, avec, dans la main, un morceau, Dieu sait pourquoi, de savon et non de pain, le voilà qui bondit dans la benne :

« Pour la liberté ? J’en suis ! »

(Comme au moment de grimper dans le car : « C’est bien pour Razgouliaï ? »)

Faisant demi-tour, le camion repart à faible vitesse, de façon à rompre les premières rangées de barbelé avec le pare-chocs, progressivement ; les suivantes reviendront au capot, à la cabine. Dans l’avant-zone, il évolue entre les poteaux, mais dans la ligne principale de l’enceinte, il faut renverser des poteaux, car ils sont disposés en quinconce. Et le camion, en première, en renverse un !

L’escorte, sur les miradors, est prise de stupeur : quelques jours auparavant, il y a déjà eu un cas, sur un autre chantier, où un chauffeur ivre a brisé un poteau dans la zone interdite. Encore un soûlot, si ça se trouve ?… Les hommes d’escorte le pensent l’espace de quinze secondes. Mais pendant ce temps-là, le poteau a été écrasé, le camion a passé en seconde et, sans avoir crevé ses pneus, il a débouché dans les barbelés extérieurs. Tirer ! c’est le moment de tirer, maintenant ! Mais impossible : pour protéger les soldats des vents du Kazakhstan, les miradors sont garnis sur l’extérieur de planches latérales. On ne peut tirer que dans la zone et le long de l’enceinte. Le camion est déjà invisible à leurs yeux et fonce dans la steppe, soulevant des nuages de poussière. Les miradors, impuissants, tirent en l’air.

Toutes les routes sont libres, la steppe est plate, dans cinq minutes le véhicule de Vorobiov pourrait être au bout de l’horizon ! mais, par le plus grand des hasards, arrive un fourgon cellulaire du groupement d’escorte, qui se rend pour entretien à la base automobile. Il fait monter en vitesse la garde et prend en chasse Vorobiov. Et l’évasion s’achève… au bout de vingt minutes. Roués de coups, les fuyards et le mathématicien Redkine, ressentant de toute leur bouche ensanglantée la tiède humidité salée de la liberté, regagnent en titubant la prison du camp.

En novembre 1951, Vorobiov s’évade une fois de plus d’un chantier à bord d’un camion à benne basculante, ils sont à six. Rattrapés au bout de quelques jours. Le bruit court qu’en 1953 Vorobiov a été l’un des mutins centraux de l’insurrection de Norilsk, puis a été enfermé à la centrale d’Alexandrovskoïé.

La vie de cet homme remarquable, à commencer par sa jeunesse d’avant-guerre et ses combats comme partisan, nous expliquerait sans doute beaucoup de choses dans notre époque.

Cependant, dans tout le camp ce n’est qu’un bruit : ils ont percé – formidable ! on les a arrêtés : par hasard ! Et une dizaine de jours après, Batanov, ex-élève des écoles de l’armée de l’air, répète la manœuvre avec deux amis : sur un autre chantier, ils percent l’enceinte barbelée et foncent ! Mais ils ne foncent pas sur la bonne route, dans leur hâte ils se sont trompés et se retrouvent sous le feu d’un mirador des fours à chaux. Un pneu crevé, le camion s’arrête. Les porteurs de mitraillettes les encerclent : « Dehors ! » Sortir ? ou attendre d’être extraits par la peau du cou ? L’un des trois, Passetchnik, obéit au commandement, sort du véhicule et se fait cribler sur-le-champ par de furieuses rafales.

En un mois ou presque, trois évasions déjà à Ekibastouz, et Tenno ne bouge pas ! Il se languit. Une jalouse envie d’imitation le mine. De l’extérieur, on voit mieux toutes les fautes commises et il vous semble toujours que vous, vous auriez fait mieux. Par exemple, avec Jdanok et non Vorobiov au volant, pense Tenno, on aurait pu semer le fourgon cellulaire. Le camion de Vorobiov venait à peine d’être intercepté que Tenno et Jdanok discutaient déjà de la façon dont ils allaient, eux, s’évader.

Jdanok est un noiraud, petit, très mobile, truandisant. Il a vingt-six ans, Biélorusse, déporté de Russie Blanche en Allemagne, chez les Allemands il a travaillé comme chauffeur. Son temps de peine : le quarteron de rigueur. Lorsqu’il s’enflamme, il est plein d’énergie, il se consume entièrement dans le travail, dans un élan soudain, dans une rixe, dans une évasion. Il manque, bien sûr, d’endurance, mais Tenno en a pour deux.

Tout le leur souffle : c’est des fours à chaux qu’il faut s’enfuir. S’ils n’ont pas de véhicule, en piquer un hors de la zone. Mais, avant même que ce dessein ne soit contrecarré par l’escorte ou par l’oper, le brigadier des punis, Liochka le Tsigane (Navrouzov), une chienne, fluet mais la terreur de tous, qui a tué des dizaines d’hommes au cours de son existence dans les camps (il avait le meurtre facile, pour un colis, voire pour un paquet de cigarettes), prend à part Tenno et l’avertit :

« Je suis moi-même un évadé et j’aime les évadés. Regarde, j’ai le corps criblé de balles, c’est une évasion dans la taïga. Je sais que tu voulais toi aussi filer en compagnie de Vorobiov. Mais ne t’évade pas à partir de la zone de travail : ici, c’est moi le responsable et on me recoffrerait. »

Autrement dit, il aime les évadés, mais il aime encore plus sa petite personne. Liochka le Tsigane est satisfait de sa vie enchiennée et ne la laissera pas troubler. Le voilà, l’« amour de la liberté » chez un truand.

Mais c’est peut-être vrai que les évasions à Ekibastouz commencent à devenir monotones ? Tout le monde s’évade à partir de la zone de travail, personne à partir de la zone d’habitation. Si on s’y risquait ? L’enceinte de la zone d’habitation n’est encore, elle aussi, qu’en barbelés, aucune palissade jusqu’à présent.

Un beau jour, aux chaufours, voici qu’est détérioré le câblage électrique de la malaxeuse à mortier. On fait venir un électricien libre. Tenno l’aide à réparer, pendant ce temps Jdanok lui fauche dans sa poche sa pince coupante. L’électricien s’en aperçoit : plus de pince ! Le signaler aux autorités ? Impossible, ce serait se faire blâmer soi-même pour incurie. Il implore les truands : rendez-la-moi ! Les truands répondent que ce n’est pas eux.

Toujours aux chaufours, les fugitifs se fabriquent deux couteaux : ils les découpent au ciseau dans des pelles, leur façonnent et trempent des lames à la forge, leur coulent dans des moules d’argile des manches en étain. Tenno a un « poignard turc », non seulement il fera l’affaire dans un combat, mais sa courbure et son brillant effraient, ce qui est encore plus important. Car eux ne se proposent pas de tuer, mais de faire peur.

Pinces et couteaux passent dans la zone d’habitation sous un caleçon, à la hauteur des chevilles, et on les planque sous l’assise de la baraque.

La clef de l’évasion réside une fois de plus à la KVTch. En même temps que sont fabriquées et transportées les armes, Tenno déclare à son tour que Jdanok et lui désirent participer au prochain spectacle d’amateurs. À Ekibastouz, il n’y en a pas encore eu un seul, ce sera le premier et les autorités, impatientes, vous talonnent : elles ont besoin de cocher une case dans la liste des mesures destinées à détourner les détenus de la sédition, sans compter qu’elles-mêmes, ça les amuse de voir les détenus, après onze heures de travaux de bagnards, faire des simagrées sur scène. Et voilà : autorisation à Tenno et à Jdanok de quitter la baraque disciplinaire après l’heure où on la verrouille, quand le reste de la zone en a encore pour deux heures à vivre et à bouger. À la KVTch même, Tenno lit avec attention le canard de la province de Pavlodar, il essaie de retenir des noms de rayons, de sovkhozes, de kolkhozes, des noms de présidents, de secrétaires et de tout ce qu’il peut y avoir comme travailleurs de choc. Puis il déclare que, pour le sketch qui va être présenté, il a besoin de récupérer ses vêtements civils au magasin d’habillement, ainsi que la serviette de quelqu’un. (Une serviette, dans une évasion, voilà qui est inhabituel ! Ça donne l’air d’une huile !) Autorisation accordée. Tenno portait encore sa tunique de marin, à présent il reprend aussi son complet islandais, souvenir d’un convoi maritime. Jdanok sort de la valise de son copain un complet belge, gris, d’une élégance telle qu’on n’en croit pas ses yeux : ça dans un camp ? Un Letton conserve dans ses affaires une serviette. On la prend aussi. Ainsi que de véritables casquettes à la place des petits couvre-chefs du camp.

Mais le sketch exige tant de répétitions qu’on finit par manquer de temps, même en travaillant jusqu’à l’heure du couvre-feu général. Pour une nuit, donc, et puis pour une autre encore, Tenno et Jdanok cessent complètement de réintégrer la baraque disciplinaire : ils restent dans l’autre baraque, celle de la KVTch, ils y habituent les surveillants de la disciplinaire. (Car, dans une évasion, il faut gagner du temps, ne serait-ce qu’une nuit.)

Quel est le moment le plus favorable ? Le contrôle du soir. C’est le moment où il y a la queue à l’entrée des baraquements, tous les surveillants sont occupés à faire entrer, les zeks eux-mêmes, d’ailleurs, regardent la porte – ah, dormir le plus vite possible ! – personne ne s’intéresse à ce qui se passe dans le reste de la zone. Les jours raccourcissent et il faut en choisir un où le contrôle aura lieu après le coucher du soleil, au moment où tout devient gris, mais avant que les chiens soient mis en place autour de la zone. Il faut saisir ces cinq-dix minutes uniques, car il est impossible de s’échapper en rampant lorsque les chiens sont en place.

Le choix tombe sur le dimanche 17 septembre. Jour commode, ce dimanche étant de repos, on aura pu faire provision de forces pour le soir et se livrer sans hâte aux derniers préparatifs.

La dernière nuit avant l’évasion ! Vas-tu beaucoup dormir ? Pensées, idées qui défilent… Serai-je encore vivant dans vingt-quatre heures ? Peut-être bien que non. Bon, mais à rester au camp ? la mort étirée du crevard à côté de la fosse à ordures ?… Non, ne pas se permettre même de se faire à l’idée qu’on est un esclave.

La question se présente ainsi : es-tu prêt à la mort ? Oui. À l’évasion, donc, aussi.

Une journée dominicale ensoleillée. Pour l’amour du sketch, ils sont exemptés de baraque disciplinaire pour toute la journée. Soudain, à la KVTch, une lettre pour Tenno, une lettre de sa mère. Oui, ce jour-là précisément. De combien de coïncidences fatidiques comme celle-ci ne peuvent-ils pas se souvenir, les prisonniers ? Une lettre triste, mais peut-être bonne pour tremper la volonté : ta femme est encore en prison, jusqu’à présent encore elle n’est pas parvenue à son camp. Et la femme de ton frère exige de lui qu’il rompe avec un traître de la patrie.

Côté nourriture, ça va très mal : à la disciplinaire, ils la sautent, et récolter du pain à droite et à gauche aurait engendré la suspicion. Mais ils comptent progresser rapidement, en s’emparant d’un véhicule à la cité ouvrière. Toutefois, ce même jour, il y a aussi un colis de maman, la bénédiction d’une mère pour cette évasion. Comprimés de glucose, macaronis, flocons d’avoine – à prendre avec soi dans la serviette. Des cigarettes – à échanger contre du gros-cul. Sauf un paquet qui sera porté à l’aide-médecin de la Section sanitaire. Et Jdanok est déjà inscrit sur la liste des exemptés pour aujourd’hui. Voici pourquoi. Tenno se rend à la KVTch : mon Jdanok est tombé malade, ce soir il n’y aura pas répétition, nous ne viendrons pas. Et à la baraque disciplinaire, il dit au surveillant et à Liochka le Tsigane : ce soir nous sommes à la répétition, nous ne rentrerons pas. Ainsi, on ne les attendra ni dans un endroit ni dans l’autre.

Reste à se procurer une « katioucha » : un briquet avec une mèche dans un tube, pendant une évasion c’est mieux que des allumettes. Il faut en outre aller rendre visite une dernière fois à Hafiz dans son baraquement. Évadé riche d’expérience, le Tatar Hafiz devait s’enfuir avec eux. Mais, par la suite, il a jugé qu’il était trop vieux et serait un fardeau dans une pareille évasion. Actuellement, il est le seul homme au camp qui ait connaissance de leur projet. Il est assis sur son wagonnet, les jambes repliées sous lui. Et chuchote : « Que Dieu vous prête chance ! Je prierai pour vous ! » Il chuchote encore quelque chose en tatar et passe ses mains sur son visage.

Tenno connaît encore à Ekibastouz un vieux compagnon de cellule de la Loubianka, Ivan Kovertchenko. Celui-ci ne sait rien de l’évasion, mais c’est un bon camarade. C’est un planqué, il vit dans un box séparé ; c’est chez lui que les futurs évadés déposent tous les effets qui leur serviront pour le sketch. Il est naturel de faire cuire avec lui aujourd’hui le gruau qui est arrivé dans le maigre colis de maman. On fait aussi du thé très fort. Comme ils sont attablés à ce modeste festin, euphoriques, les invités à cause de ce qui les attend, leur hôte, lui, à cause du bon dimanche, ils voient soudain par la fenêtre porter à travers la zone, du poste de garde à la morgue, un cercueil mal équarri.

C’est pour Passetchnik, abattu il y a quelques jours.

« Oui, soupire Kovertchenko, l’évasion est inutile… »

(S’il savait !…)

Kovertchenko, comme par intuition, se lève, prend en main leur serviette bien tendue, va et vient gravement dans le box et déclare avec sévérité :

« Les enquêteurs savent tout ! Vous préparez une évasion ! »

Il plaisante. Il a décidé de jouer les commissaires-instructeurs…

Drôle de plaisanterie.

(Ou bien, si ça se trouve, c’est une délicate allusion : je devine, les amis. Mais je ne vous le conseille pas.)

Lorsque Kovertchenko s’en va, les évadés passent les complets sous les effets qu’ils portent sur eux. Et ils décousent tous leurs numéros, puis ils les refixent à peine, de façon à pouvoir les arracher d’un seul geste. Les casquettes sans numéros vont dans la serviette.

Le dimanche touche à sa fin. Un soleil d’or se couche. Le grand et lent Tenno et le petit et mobile Jdanok jettent encore leurs vestes ouatées sur leurs épaules, prennent la serviette (on a pris l’habitude, dans le camp, de leur dégaine bizarre) et s’en vont rejoindre leur plate-forme de départ : entre des baraques, sur l’herbe, non loin de l’enceinte, juste en face d’un mirador. Des deux autres miradors, ils sont cachés par les baraquements. Il n’y a que cette seule et unique sentinelle devant eux. Ils étendent leurs vestes par terre, s’allongent dessus et jouent aux échecs pour que la sentinelle s’habitue.

Le jour baisse. Voici le signal du contrôle. Les zeks se groupent près des baraquements. C’est déjà le crépuscule et le factionnaire, du haut de son mirador, ne devrait pas voir distinctement que les deux de tout à l’heure sont restés couchés dans l’herbe. Sa faction touche à sa fin, il n’est plus tellement attentif. Avec une sentinelle en fin de faction, il est toujours plus facile de s’enfuir.

Il est prévu de cisailler les barbelés non pas ici ou là dans le secteur de garde de la sentinelle, mais carrément au pied du mirador, tout contre. À coup sûr, le soldat surveille l’enceinte en regardant plus au loin que juste sous ses pieds.

Leurs têtes sont au ras de l’herbe, de plus c’est le crépuscule, ils ne voient pas leur musse, le passage par lequel ils vont à l’instant ramper. Mais il a été bien repéré à l’avance : juste de l’autre côté de l’enceinte, il y a un trou destiné à un poteau, on pourra s’y cacher une minute ; plus loin encore, des petits tas de mâchefer ; et c’est là que passe la route qui mène de la cité où habite l’escorte à la cité ouvrière.

Voici le plan : dès qu’on est dans la cité ouvrière, s’emparer d’un camion. L’arrêter, dire au chauffeur : tu veux gagner un peu d’argent ? Nous avons besoin d’apporter ici deux caisses de vodka à prendre dans le vieil Ekibastouz. Quel vrai chauffeur refusera jamais de boire un coup ? On marchandera un peu : pour toi, un demi-litre ? Un litre ? D’accord, roule, mais pas un mot à personne. Ensuite, en route, assis à côté de lui dans sa cabine, on le réduira et on l’emmènera dans la steppe où on l’abandonnera ligoté. Nous, on foncera pour atteindre l’Irtych avant le matin, on le traversera en barque et on filera sur Omsk.

Il fait encore plus noir. Sur les miradors, les projecteurs s’allument, ils éclairent le long de l’enceinte : les fugitifs, pour l’instant, sont dans un secteur d’ombre. C’est le moment ou jamais. Bientôt ça va être la relève et on va amener et poster les chiens pour la nuit.

Dans les baraques s’allument déjà les ampoules, on voit les zeks rentrer après le contrôle. Il fait bon dans la baraque ? Il fait chaud, on est bien… Tandis que toi, on va te cribler de balles de mitraillette – et couché, voilà le plus vexant, étalé par terre.

Surtout ne pas laisser échapper une toux, un bruit de gorge au pied du mirador.

Allez-y, gardez-nous, sales chiens de garde ! Votre boulot, c’est de nous retenir : le nôtre, de nous enfuir !

 

Pour la suite, écoutons plutôt le récit de Tenno lui-même.