Chapitre 6

La bonne petite vie de relégué

  1. Clous à vélo 500 grammes
  2. Brodequains 5
  3. Dradlits 2
  4. Vers à boire 10
  5. Plumié 1
  6. Globbe 1
  7. Allumète 50 paquets
  8. Lampe sauve-chouris 2
  9. Patte d’antifrice 8 tubes
10. Pain d’épisse 34 kilos
11. Vodka 156 demi-bouteilles

Ainsi se présentait le bordereau qui recensait, aux fins d’inventaire et de modification des prix, toutes les marchandises disponibles dans le magasin universel de l’aoul d’Aïdarly. Il avait été dressé par les inspecteurs et les experts de la Coopérative de consommation du rayon de Kok-Térek et moi, je devais maintenant moudre tout cela dans mon arithmomètre, en opérant une réduction de 7,5 à 1,5 pour cent selon les articles. Cela faisait baisser les prix d’une façon catastrophique, et on pouvait escompter qu’au début de la nouvelle année scolaire, le plumié et le globbe auraient trouvé acquéreurs et que les clous seraient fixés à leur place sur les bicyclettes ; seul le gros stock de pain d’épice, qui datait vraisemblablement d’avant-guerre, semblait devoir tourner au rossignol. Quant à la vodka, on aurait aussi bien pu l’augmenter : de toute façon, elle ne survivrait pas au 1er mai.

Cette baisse des prix, qui était pratiquée, selon l’habitude de Staline, à la veille du 1er avril et devait faire gagner aux travailleurs une somme de n millions de roubles (le chiffre avait été calculé et publié à l’avance), me porta, à moi, un rude coup.

Depuis un mois que j’étais arrivé en relégation, j’avais commencé par manger l’argent provenant de mon travail comme fondeur sous le régime de l’autonomie financière – revenu dans le monde normal, je vivais avec l’argent du camp ! – et je passais constamment à l’Inspection académique du rayon pour demander quand on allait me prendre. Mais la directrice serpentoïde ne me recevait plus, les deux gros inspecteurs trouvaient de jour en jour moins de temps pour me grogner quelques mots et finalement, dans les derniers jours du mois, on m’avait montré une décision de l’Inspection académique de la province disant que tous les postes de mathématiciens étaient pourvus dans les écoles du rayon de Kok-Térek et qu’il n’y avait aucune possibilité de me trouver du travail.

Cependant, j’étais alors en train d’écrire une pièce (sur le contre-espionnage de 1945) sans devoir passer matin et soir à la fouille ni être aussi souvent forcé de détruire ce que je venais de rédiger. Je n’avais pas d’autre occupation que celle-là et, après celui du camp, ce régime me plaisait. Une fois par jour, je me rendais au débit de boissons et y mangeais pour deux roubles de soupe bien chaude – la même soupe qu’on venait chercher dans un seau pour les pensionnaires de la prison locale. Le pain noir était en vente libre au magasin. J’avais déjà acheté des pommes de terre et même une tranche de lard. Je m’étais moi-même rapporté, en le chargeant sur un âne, du saxaoul coupé dans les taillis, si bien que je pouvais même allumer mon fourneau. Je n’étais pas loin du bonheur complet et pensais : on ne me donne pas de travail ? eh bien, je m’en passerai ; tant qu’il me restera de l’argent, je vais continuer à écrire ma pièce : ça ne se trouve pas si souvent, une liberté pareille !

Puis un beau jour, dans la rue, l’un des officiers de la commandanture me fit signe d’approcher. Il me conduisit à la Coopérative de consommation du rayon, dans le bureau du directeur, un Kazakh gros comme une bombe, et dit d’un ton significatif :

« Un mathématicien. »

Et alors – ô miracle ! – personne ne me demanda pourquoi j’avais été coffré, personne ne me fit remplir de curriculum vitae ni de questionnaire ; sur-le-champ, la secrétaire du directeur, une jeune fille grecque en relégation, belle comme une actrice de cinéma, tapa à la machine, avec un seul doigt, un arrêté qui me nommait économiste-planificateur avec un traitement de 450 roubles par mois. La même journée vit encore engager à la Coopérative, tout aussi facilement et sans aucune recherche de renseignements, deux autres relégués jusque-là sans travail : le capitaine au long cours Vassilenko et un homme que je ne connaissais pas encore, très secret, Grigori Samoïlovitch Makovoz. Vassilenko avait déjà en tête d’approfondir le Tchou (durant les mois d’été, une vache le traversait à gué) et d’établir des liaisons par canots automobiles, projet pour lequel il essayait d’obtenir de la commandanture la permission d’aller étudier le lit du fleuve. Ainsi, tandis que le capitaine Mann, dont il avait été le camarade à l’École navale et à l’entraînement sur le brick « Tovarichtch », armait son bateau l’« Ob » en vue d’une expédition dans l’Antarctique, Vassilenko était nommé magasinier d’une coopérative de consommation.

Mais, en fait, il n’y eut ni planificateur, ni magasinier, ni comptable, et nous fûmes tous trois envoyés sur la même brèche : la modification du prix des marchandises. Chaque année, dans la nuit du 31 mars au 1er avril, la Coopérative de consommation du rayon était en proie aux convulsions de l’agonie, et jamais elle n’avait, jamais elle ne pouvait avoir assez de monde. Il fallait d’abord inventorier toutes les marchandises (et découvrir les vendeurs qui volaient, mais pas pour les déférer à la justice), puis changer les prix – et dès le lendemain matin vendre aux nouveaux tarifs, si avantageux pour les travailleurs. Or l’immense désert qui constituait notre rayon possédait zéro kilomètre de voies ferrées et de routes revêtues, et dans les magasins éloignés ces prix si avantageux pour les travailleurs ne pouvaient absolument pas entrer en vigueur avant le 1er mai : tout commerce cessait donc pendant un mois entier, le temps que la Coopérative du rayon fasse les calculs et avalise les bordereaux, puis que ceux-ci reviennent à dos de chameau. Mais, au chef-lieu de rayon lui-même, il fallait au moins ne pas compromettre les ventes précédant la fête !

Lorsque nous arrivâmes à la Coopérative, il y avait déjà une quinzaine de personnes attelées à ce travail, employés permanents et auxiliaires. Les bordereaux grands comme des draps étalaient leur mauvais papier sur toutes les tables et on entendait seulement le clic-clac des bouliers sur lesquels les comptables expérimentés effectuaient multiplications et divisions, ainsi que l’échange habituel de mots malsonnants. C’est là qu’on nous installa nous aussi. J’en eus tout de suite assez de poser mes opérations sur un bout de papier et demandai un arithmomètre. Il n’y en avait pas un seul à la Coopérative, et du reste personne ne savait s’en servir, mais quelqu’un se rappela qu’il avait vu dans une armoire, à la direction des statistiques du rayon, une machine avec des chiffres : là-bas non plus, personne ne s’en servait. On donne un coup de téléphone, on fait un saut, on me rapporte l’engin. Et me voici parti à le faire cliqueter et à aligner rapidement les colonnes de chiffres, sous l’œil torve des comptables chevronnés qui soupçonnent en moi un concurrent.

En tournant ma manivelle, je pense dans mon for intérieur : comme ça prend vite du culot, un zek ! ou, pour dire la même chose en langue littéraire : avec quelle rapidité croissent les besoins d’un homme ! Je suis mécontent d’avoir été arraché à la pièce que j’écrivais dans mon clapier sans lumière ; je suis mécontent de ne pas avoir été pris à l’école ; mécontent d’avoir été mis de force… à quoi faire ? à creuser la terre gelée ? à fouler la pâte à briques pieds nus dans l’eau glacée ? – non, on m’a installé de force à une table propre pour que je tourne la manivelle d’un arithmomètre et inscrive des chiffres dans des colonnes. Enfin voyons, si, au début de mon temps de camp, on m’avait proposé de le passer tout entier à faire ce travail béni douze heures par jour et sans gagner un sou – mais j’aurais jubilé ! Or maintenant, on me paie pour cela 450 roubles, si bien que je vais pouvoir ajouter à mon régime un litre de lait par jour, et me voici qui fais la fine bouche, qui trouve que ce n’est pas gras !

Tandis que la Coopérative du rayon se débattait ainsi, enlisée dans ses changements de prix (il fallait déterminer avec exactitude à quel groupe appartenait chaque article pour la baisse générale et à quel autre groupe il appartenait pour la hausse particulière appliquée à la campagne), une semaine se passa, et il n’y avait pas un seul magasin qui pût rouvrir. Alors le président, un homme gras qui était le plus grand fainéant de la terre, nous rassembla tous dans son bureau majestueux et dit :

« Alors, voilà. Dernière découverte de médecine dit que l’homme pas du tout nécessaire dormir huit heures. Absolument suffisant dormir quatre heures ! En conséquence, je donne ordre : travail débute sept heures du matin, finit deux heures du matin, pause déjeuner une heure et dîner une heure. »

Je crois bien que personne d’entre nous ne trouva rien de drôle à cette tirade ahurissante ; nous n’y vîmes qu’une chose sinistre. Recroquevillés, nous restâmes tous cois, et le seul point que nous osâmes discuter, c’est l’heure à laquelle il convenait de placer la pause dîner.

Oui, le voilà, ce destin du relégué qu’on m’avait décrit : il est fait d’injonctions comme celle-là. Tous les gens qui se trouvent dans ce bureau sont des relégués, ils tremblent pour leur place ; s’ils sont renvoyés, ils n’en retrouveront pas une de si tôt, à Kok-Térek. Et puis, finalement, ce travail, ce n’est pas pour le directeur personnellement, c’est pour le pays, il faut le faire. Et la dernière découverte de la médecine leur paraît plutôt acceptable.

Ah, me lever et ridiculiser ce sanglier si content de lui ! Une fois au moins, dire ce que j’ai sur le cœur ! Mais ce serait de la « propagande antisoviétique » à l’état pur, un appel à saboter une entreprise de première importance. Et voilà, toute la vie il en est ainsi : dans chacune des catégories où vous passez – élève, étudiant, citoyen, soldat, détenu, relégué –, les autorités ont de quoi vous contraindre, il ne vous reste qu’à plier le dos et à vous taire.

Si le directeur avait dit : jusqu’à dix heures du soir, j’aurais obéi. Mais il voulait nous fusiller à sec, il voulait que moi, maintenant, sorti du camp, je cesse d’écrire ! Ah non, que le diable t’emporte et la baisse des prix avec ! Le camp me soufflait une manière de m’en tirer : ne pas résister en paroles, – résister en action, sans rien dire. Je l’écoutai donc docilement, avec tous les autres, nous donner ses ordres, mais à cinq heures du soir je me levai et partis. Et je revins seulement à neuf heures du matin. Mes collègues étaient déjà tous là et comptaient ou faisaient semblant. Ils me regardèrent comme un hurluberlu. Makovoz, qui approuvait en secret ma conduite mais sans se décider lui-même à m’imiter, me dit en cachette que la veille au soir, voyant ma table vide, le président avait hurlé qu’il me ferait expédier en plein désert, à cent kilomètres de là.

Je reconnais que j’eus la frousse : bien sûr, le MVD pouvait faire n’importe quoi. Il était tout à fait capable de m’expédier cent kilomètres plus loin, et alors adieu le chef-lieu de rayon ! Mais la chance me protégeait : j’étais arrivé sur l’Archipel après la fin de la guerre, c’est-à-dire une fois passée la période mortelle entre toutes ; et maintenant j’arrivais en relégation après la mort de Staline. En un mois, quelque chose avait tout de même fait son chemin jusqu’à notre commandanture.

Insensiblement commençait une ère nouvelle : les trois années les plus douces de l’histoire de l’Archipel.

Le président ne me convoqua pas et ne revint pas. Je fis ma journée, tout frais au milieu des autres qui s’endormaient et se trompaient, et décidai de partir de nouveau à cinq heures du soir. Advienne que pourra, pourvu que ça ne traîne pas.

Que de fois au cours de ma vie ai-je constaté qu’on peut sacrifier beaucoup de choses, mais pas l’axe de sa vie ! Cette pièce qui avait pris forme en moi alors que je marchais dans les colonnes de bagnards du Camp spécial, je refusai de la sacrifier – et je vainquis. Durant une semaine tous travaillèrent la nuit, et ils prirent l’habitude de voir ma table vide. Quant au président, lorsqu’il me rencontrait dans le couloir, il détournait les yeux.

Mais mon destin n’était pas d’assurer le bon fonctionnement des coopératives rurales du Kazekstan. Un jour apparut dans notre bureau le jeune responsable pédagogique de l’école, un Kazakh. Avant que j’arrive, il était le seul dans Kok-Térek à avoir un diplôme universitaire, et il en était très fier. Cependant, mon arrivée n’avait pas suscité en lui de jalousie. Était-ce le désir de relever le niveau de son école avant la sortie de la première promotion, ou celui de jouer un tour à la serpentine directrice de l’Inspection académique du rayon – toujours est-il qu’il me dit : « Apportez-moi vite votre diplôme ! » Je filai comme un petit garçon et le lui rapportai. Il le mit dans sa poche et partit pour Djamboul à un congrès syndical. Trois jours plus tard, il passa de nouveau au bureau et posa devant moi un extrait d’un arrêté pris par l’Inspection académique de la province. La même signature impudente qui, en mars, certifiait que tous les postes du rayon étaient pourvus, me nommait maintenant, en avril, à la fois professeur de mathématiques et de physique dans les deux classes terminales, et cela à trois semaines des examens de sortie ! (Il prenait un risque, le responsable pédagogique. Mais pas tant d’ordre politique que d’un autre ordre : il craignait que j’aie oublié toutes mes mathématiques durant mes années de camp. Quant vint le jour de l’examen écrit de géométrie et trigonométrie, au lieu de me laisser ouvrir l’enveloppe devant les élèves, il me fit venir avec tous les autres professeurs dans le bureau du directeur et se tint debout derrière mon dos pendant que je faisais le problème. La concordance des réponses le plongea, ainsi que les autres mathématiciens, dans une joie sans mélange. Comme c’était facile de passer, dans cet endroit, pour un Descartes ! Je ne savais pas encore que chaque année, au moment des examens terminaux de l’enseignement court, le chef-lieu de rayon recevait sans arrêt des coups de téléphone en provenance des aouls : le problème est infaisable, les données ne sont pas correctes ! Les professeurs eux-mêmes n’avaient pour tout bagage que le cycle court…)

Faut-il dire le bonheur que j’eus à entrer dans une classe et à prendre la craie ? Ce jour-là fut celui qui me rendit la liberté et ma place de citoyen. Le reste, ce qui faisait encore de moi un relégué, je ne le remarquais plus.

Lorsque j’étais à Ekibastouz, notre colonne passait souvent près de l’école. Je regardais comme un paradis inaccessible les enfants qui s’ébattaient dans la cour, les robes claires des institutrices, et la sonnerie fêlée qui venait du perron me causait une blessure. Tant les années lugubres passées en prison, tant les travaux généraux des camps m’avaient desséché de nostalgie ! Tant cela me semblait un bonheur absolu, déchirant, de vivre en relégation dans ce trou déshérité d’Ekibastouz, d’entrer dans une classe, quand retentissait cette sonnerie, le cahier de textes à la main, et de commencer la leçon avec un air mystérieux, prometteur de révélations extraordinaires. (Dans cet élan vers l’école il y avait, bien entendu, une vocation de professeur, mais sans doute aussi une part d’amour-propre affamé, résultat du contraste entre tant d’années d’esclavage avilissant et la possession de facultés dont personne n’avait alors besoin.)

Cependant, les yeux fixés sur la vie de l’Archipel et celle de l’État, j’avais laissé échapper le fait le plus simple : pendant les années de guerre et d’après-guerre, notre école était morte, elle n’existait plus, il ne restait plus d’elle qu’une enveloppe gonflée de vent, un nom qui sonnait creux. L’école était morte, dans la capitale comme au village. Lorsque la mort spirituelle, tel un gaz empoisonné, roule ses volutes sur tout un pays, qui va être parmi ses premières victimes sinon les enfants, sinon l’école ?

Mais cela, je ne devais l’apprendre que quelques années plus tard, quand je reviendrais du pays de la relégation dans la métropole russe. À Kok-Térek, je ne le soupçonnai même pas : l’obscurantisme montant était la mort, mais les enfants relégués étaient encore vivants, ils n’avaient pas encore été étouffés.

C’étaient des enfants d’un type particulier. Ils grandissaient avec la conscience de leur condition opprimée. Aux conseils pédagogiques et autres séances de blablabla, on disait en parlant d’eux et en s’adressant à eux qu’ils étaient de petits Soviétiques et grandissaient pour le communisme ; ils se trouvaient soumis de façon temporaire à une restriction de leur liberté de déplacement, et c’était tout. Mais eux, sans exception, ils sentaient le collier qui leur serrait le cou et cela depuis leur petite enfance, depuis qu’ils avaient conscience d’exister. Le reste du monde, si intéressant, riche, bouillonnant de vie (tel que le montraient les revues illustrées, le cinéma) leur était interdit, et même les garçons n’y auraient pas accès puisqu’on ne les prenait pas dans l’armée. Être autorisé par la commandanture à se rendre en ville, recevoir d’un institut l’autorisation de se présenter à l’examen d’entrée, y être admis comme étudiant, terminer enfin sans encombre ses études – l’espoir d’arriver à tout cela était très faible, les cas de réussite très rares. Ainsi, toutes les connaissances qu’il leur était possible d’acquérir sur le vaste monde éternel, ils ne pouvaient les recevoir que sur place, et pendant de longues années l’école resta pour eux la première et la dernière source d’instruction. De plus, la vie rude qu’ils menaient dans ce désert les mettait à l’abri des distractions et divertissements qui font tant de mal à la jeunesse du xxe siècle, de Londres à Alma-Ata. Là-bas, dans la métropole, les enfants avaient désappris à étudier, ils en avaient perdu le goût, ils faisaient leurs études comme on s’acquitte d’une corvée, uniquement pour être inscrits quelque part jusqu’à ce qu’ils soient sortis de l’âge scolaire. Tandis que pour nos enfants relégués, les cours, s’ils étaient bons, représentaient la seule chose qui comptât dans leur vie, ils représentaient tout. En étudiant avec avidité, ils s’élevaient en quelque sorte au-dessus de leur condition d’enfants de second choix et se retrouvaient à égalité avec les enfants de première catégorie. Faire de vraies études était pour eux la seule manière de satisfaire leur amour-propre.

(Non, il y avait encore les fonctions électives offertes par la vie scolaire ; il y avait le Komsomol ; et, à partir de dix-huit ans, il y avait le vote, la participation aux élections générales. Ils désiraient tellement, les malheureux, avoir ne fût-ce que l’illusion de jouir des mêmes droits que les autres ! Nombreux étaient ceux qui entraient avec fierté au Komsomol et faisaient en toute sincérité des communications politiques au cours des réunions éclair. Je me rappelle une toute jeune Allemande, Victoria Nuss, qui venait d’entrer dans un institut formant en deux ans des instituteurs ; j’essayai de la persuader qu’au lieu de ressentir sa position de reléguée comme une infériorité, elle devait en être fière. Ah bien oui ! Elle me regarda comme si j’avais perdu la tête. Il y en avait aussi, à côté de cela, qui n’étaient pas pressés d’entrer au Komsomol, mais on les y entraînait de force : tu as le droit d’y entrer et tu ne le fais pas – pourquoi ? À Kok-Térek, certaines fillettes, des Allemandes, baptistes en secret, se virent contraintes d’y entrer pour éviter à leur famille d’être envoyée plus loin dans le désert. Ô vous qui scandalisez ces petits ! mieux vaudrait qu’on vous attache une meule au cou…)

Tout ce que je viens de dire concernait les classes « russes » de l’école de Kok-Térek (de Russes à proprement parler, elles n’en comptaient presque pas : il y avait là des Allemands, des Grecs, des Coréens, un petit nombre de Kurdes et de Tchétchènes, des Ukrainiens issus de familles émigrées au début du siècle, et enfin des Kazakhs dont les pères occupaient un poste de responsabilité : ceux-là tenaient à ce que leurs enfants fissent leurs études en russe). Mais la majorité des enfants kazakhs constituaient les classes « kazakhes ». C’étaient encore de vrais sauvages, pour la plupart (quand ils n’étaient pas abîmés par une famille fonctionnarisée) très directs, très francs, avec une notion radicale du bien et du mal qu’ils gardaient jusqu’à ce qu’elle soit corrompue par un enseignement mensonger ou sottement prétentieux. Presque tout l’enseignement en langue kazakhe n’était en effet qu’une vaste entreprise de propagation de l’ignorance : on commençait par mener tant bien que mal jusqu’au diplôme la première génération, et les jeunes gens qui avaient reçu cette formation incomplète partaient aussitôt, l’air important, porter de droite et de gauche la bonne parole à leurs cadets ; quant aux jeunes filles kazakhes, on leur mettait « satisfaisant » et on les laissait sortir des écoles et des instituts pédagogiques alors qu’elles croupissaient encore dans l’ignorance la plus noire. Aussi, quand ces enfants primitifs apercevaient la lueur d’un véritable enseignement, non seulement ils s’en pénétraient par les yeux et les oreilles, mais ils l’engloutissaient à pleine bouche.

Avec des élèves aussi réceptifs, je m’offris à Kok-Térek une orgie d’enseignement, et pendant trois années (auxquelles auraient peut-être pu s’ajouter encore de nombreuses autres) cet enseignement réussit même, à lui tout seul, à me rendre heureux. L’horaire ne me suffisait pas pour corriger l’acquis et combler les lacunes : je leur proposais en plus des cours du soir, des cercles, des expéditions sur le terrain, des observations astronomiques – et ils se jetaient sur tout cela avec un ensemble et une fougue qu’ils n’avaient pas pour aller au cinéma. On me nomma également professeur principal, et dans une classe purement kazakhe, mais même cette charge-là, je l’assumai presque avec plaisir.

Cependant, le côté clair de ma vie était strictement délimité par la porte de ma classe et la sonnerie annonçant le début et la fin des cours. Dans la salle des professeurs, dans le bureau du directeur et à l’Inspection académique du rayon régnait la routine usante commune à toute l’Union, alourdie du poids supplémentaire qu’elle prenait en pays de relégation. Le corps professoral avait déjà compté avant moi des Allemands et des relégués administratifs. Notre condition était celle d’opprimés : on ne perdait pas une occasion de nous rappeler que la permission d’enseigner nous avait été donnée par faveur et que cette faveur pouvait toujours nous être retirée. Les professeurs relégués tremblaient encore plus que les autres (qui, du reste, n’avaient, eux non plus, aucune indépendance) de s’attirer l’ire des hauts fonctionnaires du rayon en mettant à leurs enfants des notes insuffisamment élevées. Ils tremblaient aussi de provoquer la colère du directeur de leur école par une moyenne de résultats insuffisamment brillante – et ils remontaient les notes, apportant eux aussi leur contribution à la propagation de l’ignorance sur le territoire du Kazakhstan. Mais, outre cela, sur les professeurs relégués (et sur les professeurs kazakhs, quand ils étaient jeunes) pesaient des servitudes et des redevances : chacune de leurs paies était amputée de 25 roubles, sans que personne sût au profit de qui ; le directeur (Berdénov) pouvait annoncer soudain que c’était l’anniversaire de sa fille, et les professeurs devaient alors se cotiser, 50 roubles chacun, pour acheter un cadeau ; et puis tantôt l’un, tantôt l’autre était convoqué dans le bureau du directeur de l’école ou de l’Inspection académique du rayon et là, on exigeait de lui qu’il « prête » une somme allant de 300 à 500 roubles. (Tout cela était, du reste, caractéristique du style ou du système local dans son ensemble. Chaque année, à l’occasion de la soirée d’adieu, les élèves kazakhs étaient eux aussi taxés d’un mouton ou d’un demi-mouton, moyennant quoi ils étaient assurés d’avoir leur diplôme, même s’ils ne savaient rien ; la soirée se transformait en une grande beuverie où les militants locaux du parti se saoulaient.) Enfin, les autorités du rayon faisant toutes des études par correspondance, c’étaient les professeurs de notre école qui devaient exécuter à leur place tous les exercices de contrôle écrits. (Ce travail leur était transmis de manière féodale, par l’intermédiaire des responsables pédagogiques, et les professeurs-esclaves n’étaient même pas jugés dignes de voir leurs étudiants.)

Fut-ce grâce à ma fermeté, fondée sur le fait que j’étais « irremplaçable » comme ç’avait été tout de suite évident, fut-ce grâce à l’époque qui se faisait déjà plus douce, ou bien grâce aux deux ensemble, en tout cas je ne prêtai pas mon dos à ces harnais-là. Pour que les enfants travaillent volontiers à mes cours, il fallait que mes notes soient justes, et je les mettais sans penser une seconde aux secrétaires du comité du parti. Je ne payais pas non plus les redevances et ne consentais pas de « prêts » à mes supérieurs (la serpentine directrice de l’Inspection académique du rayon eut l’impudence d’en solliciter un) – cela me suffisait bien d’être plumé chaque année, en mai, d’un mois de salaire, comme nous l’étions tous, par un État de plus en plus fauché (souscrire à l’emprunt, cette prérogative de la population libre qui nous avait été retirée au camp, la relégation nous la rendait). Mon zèle civique s’arrêtait là.

À côté de moi, un professeur de biologie et de chimie nommé Guéorgui Stépanovitch Mitrovitch, un Serbe plus très jeune et malade qui avait tiré dix ans à la Kolyma pour KRTD, se battait sans relâche pour faire respecter la justice à Kok-Térek. Mis à la porte du service foncier du rayon, mais accepté à l’école, il avait transporté là ses efforts. L’iniquité, on la rencontrait à chaque pas à Kok-Térek, compliquée par l’ignorance des gens, par leur suffisance de sauvages et par leur manière ingénue de s’aider entre familles alliées. Cette iniquité était gluante, épaisse, intransperçable – mais Mitrovitch la combattait (Lénine à la bouche, il est vrai) avec désintéressement et abnégation : il tonnait aux conseils pédagogiques et aux assemblées des instituteurs du rayon, il recalait aux examens aussi bien les fonctionnaires ignorants qui s’y présentaient comme candidats libres que les élèves qui avaient fourni leur mouton, il envoyait des réclamations au chef-lieu de la province ou à Alma-Ata, et des télégrammes au nom de Khrouchtchov (à chaque fois il ne recueillait pas moins de soixante-dix signatures de parents d’élèves, mais le télégramme devait être expédié d’un autre rayon : chez nous, on ne l’aurait pas laissé partir). Il exigeait des vérifications, réclamait des inspecteurs ; ceux-ci arrivaient et se retournaient contre lui ; il écrivait de nouveau ; des conseils pédagogiques étaient réunis spécialement pour l’éplucher, il se voyait accusé à la fois de faire aux enfants de la propagande antisoviétique (on était là à un doigt de l’arrestation !) et – c’était dit avec le même sérieux – de brutaliser les chèvres qui broutaient les végétaux plantés par les pionniers ; il était renvoyé, puis repris, et se faisait alors indemniser pour les journées de travail qu’on l’avait forcé à manquer ; on le mutait dans une autre école ; il n’y allait pas ; on le renvoyait de nouveau – ah la belle bagarre ! Si je m’étais joint à lui, nous leur en aurions fait voir de dures.

Cependant, je ne lui apportais aucune aide. Je gardais le silence. J’évitais de prendre part aux votes décisifs (pour ne pas être non plus contre lui) : je m’éclipsais en prétextant une réunion de cercle d’étude, un rendez-vous avec des élèves. Ces membres du parti qui se présentaient comme candidats libres, je ne les empêchais pas d’obtenir la moyenne : ils étaient eux-mêmes le pouvoir, libre à eux de tromper leurs autorités. Je dissimulais mon dessein : j’écrivais, écrivais sans arrêt. Je me réservais pour un autre combat encore à venir. Mais la question qui se pose est plus large : Mitrovitch avait-il raison de se battre ? était-ce nécessaire ?

La lutte qu’il menait était de toute évidence sans espoir : on ne pouvait espérer remuer cette pâte. Et quand bien même il eût remporté une victoire complète, cela n’aurait pas suffi pour améliorer l’ordre régnant, le système dans son ensemble. On aurait seulement vu luire faiblement, à l’endroit lavé, une petite tache claire aux contours bien délimités, puis le gris aurait à nouveau tout envahi. Même en se plaçant dans le meilleur des cas, cela ne valait pas qu’il courût ainsi le risque de se faire arrêter une seconde fois (la seule chose qui le sauva de l’arrestation fut l’avènement de Khrouchtchov). Combat sans espoir que le sien, mais c’est un trait humain que de s’indigner devant l’injustice, dût-on dans cet élan courir à sa perte ! La lutte de Mitrovitch était vouée à l’échec – et pourtant on ne peut pas dire qu’elle était vaine. Si nous n’étions pas si raisonnables, tous tant que nous sommes, si nous ne nous répétions pas les uns aux autres d’un ton geignard : « ça ne servira à rien, c’est inutile ! » – notre pays serait tout autre ! Mitrovitch n’était même pas un citoyen à part entière, c’était un relégué, mais les éclairs que lançaient ses lunettes faisaient peur aux autorités du rayon.

Oui, il leur faisait peur, et cependant, lorsqu’arrivait le jour lumineux des élections – ces élections d’où sort notre bien-aimé gouvernement populaire – on retrouvait sur le même rang ce lutteur indomptable de Mitrovitch (que valait alors son combat ?), le personnage fuyant que j’étais, et Grigori Samoïlovitch Makovoz, un homme encore plus secret et qui était en apparence le plus accommodant des trois : dissimulant une répulsion qui nous mettait au supplice, nous participions également tous trois à cette festivité dérisoire. Presque tous les relégués étaient autorisés à prendre part au scrutin, tant cela coûtait peu au gouvernement ; même ceux qui étaient privés de leurs droits civiques découvraient tout à coup leur nom sur les listes et allez, allez, on les poussait bien vite vers les urnes. Chez nous, à Kok-Térek, on ignorait même les isoloirs : il y avait bien, tout à fait à l’écart, une petite guérite aux rideaux grands ouverts, mais il aurait fallu faire un crochet pour y aller, on se serait senti gêné. Voter consistait à porter bien vite son bulletin jusqu’à l’urne et à l’y jeter. Si quelqu’un s’avisait de s’arrêter et de lire attentivement les noms des candidats, cela paraissait déjà suspect : enfin, est-ce que les organisations du parti ne savent pas qui elles présentent ? quel besoin de lire ?… Après avoir voté, tout le monde avait le droit imprescriptible d’aller boire un coup (juste avant les élections, on payait toujours les salaires ou on distribuait des avances). Vêtus de leurs plus beaux habits, tous (y compris les relégués) échangeaient solennellement dans la rue des saluts, en se congratulant à l’occasion de ce qu’ils appelaient une fête

Oh, que de fois encore vous aurez une parole de regret pour le camp où ces élections vous étaient épargnées !

Un jour, Kok-Térek élut juge populaire un certain Kazakh – élection à l’unanimité, bien entendu. Comme de coutume, on se congratula à l’occasion de la fête. Mais, quelques mois plus tard, arriva un avis de poursuites judiciaires engagées contre ce personnage par le rayon où il avait exercé précédemment sa magistrature (après avoir été élu, là aussi, à l’unanimité). On découvrit alors qu’il avait déjà eu le temps chez nous de faire pas mal sa pelote avec des pots-de-vin donnés par des particuliers. Force fut, hélas, de le destituer et d’organiser à Kok-Térek une élection partielle. De nouveau, le candidat fut un Kazakh venu d’ailleurs et que personne ne connaissait. Au dimanche fixé, tous revêtirent leurs plus beaux habits, votèrent comme un seul homme dès le matin, et de nouveau on vit dans la rue les mêmes visages heureux se congratuler sans la moindre étincelle d’humour à l’occasion de la fête !

Au bagne, nous nous moquions ouvertement, au moins, de tout ce guignol, mais en relégation on n’est pas particulièrement porté à échanger des impressions : on vit comme les citoyens libres et la première chose qu’on leur emprunte est ce qu’ils ont de pire : la dissimulation. Makovoz était l’une des rares personnes avec qui j’abordais de temps à autre ce genre de sujets.

Il nous était arrivé de Djezkazgane, sans un sou : son argent était resté en panne quelque part. Cependant, cela n’inquiéta pas le moins du monde la commandanture, qui se contenta de lui couper les vivres fournis par la prison et de le lâcher dans les rues de Kok-Térek : vole si tu veux, crève si tu veux. C’est à ce moment-là que je lui prêtai dix roubles et m’acquis pour toujours sa reconnaissance ; pendant longtemps, il ne cessa de me rappeler que je l’avais tiré d’affaire. C’était un trait de caractère bien ancré en lui que de garder mémoire du bien. Mais il gardait aussi mémoire du mal. (Ainsi nourrissait-il un profond ressentiment contre Khoudaïev, ce garçon tchétchène qui avait failli être victime d’une vendetta. Toutes choses finissent par se retourner, c’est de cela qu’est faite la vie du monde : Khoudaïev, après avoir lui-même échappé à la mort, avait soudain mis cruellement à mal, sans fondement, le fils de Makovoz.)

Étant relégué et sans profession, Makovoz ne pouvait trouver à Kok-Térek de travail convenable. Le mieux qu’il réussit à avoir fut une place de garçon de laboratoire à l’école ; lui trouvait que c’était déjà très bien. Mais cette fonction exigeait qu’il soit serviable avec tout le monde, se garde de toute insolence, évite de jamais montrer ce qu’il était. Il ne le montrait pas, il était impénétrable sous son amabilité extérieure, et personne ne savait même de lui une chose aussi simple que la raison pour laquelle il arrivait à cinquante ans sans avoir de profession. Cependant nous devenions proches, peu à peu, lui et moi ; jamais un heurt entre nous ; une aide mutuelle, au contraire, assez fréquente ; avec cela, les réactions et les expressions identiques que nous avions rapportées du camp. Et au bout d’un long tunnel de silence, j’appris l’histoire si bien cachée de sa vie extérieure et intérieure. Elle est instructive.

Avant la guerre, il était secrétaire du comité de rayon du parti dans la ville de J… et quand elle éclata, il fut nommé chef de la section du chiffre d’un état-major divisionnaire. Il avait toujours été haut placé, c’était un personnage important, il ignorait les petites misères qui frappent les hommes. Mais, en 1942, le sort voulut que, par la faute de la section du chiffre, l’un des régiments de la division ne reçoive pas en temps voulu l’ordre de battre en retraite. Il fallait réparer la faute commise, mais il se trouva de surcroît que tous les subordonnés de Makovoz étaient occupés ailleurs – et c’est lui que le général envoya là-bas, en première ligne, dans la tenaille qui se refermait déjà sur le régiment. Il devait lui donner l’ordre de battre en retraite ! il devait le sauver ! Makovoz partit à cheval, la mort dans l’âme et craignant d’y rester ; or, en chemin, il tomba sur un tel danger qu’il décida de ne pas aller plus loin et se demanda même s’il allait sortir de là vivant. Consciemment, il s’arrêta – abandonnant, livrant à l’ennemi le régiment ; il mit pied à terre, étreignit un arbre (ou se cacha derrière pour échapper aux éclats d’obus) et… fit à Jéhovah le serment que si seulement il en sortait, il deviendrait un croyant fervent et observerait strictement la loi sainte. Et l’histoire, voyez-vous, « finit bien » : le régiment fut anéanti ou fait prisonnier, mais Makovoz resta en vie, fut condamné à dix ans de camp en vertu de l’article 58, purgea sa peine – et se retrouva avec moi à Kok-Térek. Comme il était inflexible dans l’accomplissement de son vœu ! – dans sa poitrine et dans sa tête, plus rien ne restait de l’ancien membre du parti. Sa femme devait avoir recours à la ruse pour lui faire manger du poisson impur, sans écailles. Il ne pouvait pas ne pas se rendre au travail le samedi, mais il s’efforçait de ne rien faire de toute la journée. Chez lui, il observait rigoureusement tous les rites et priait – en secret, comme vous y contraint la vie soviétique.

Naturellement, c’était une histoire qu’il n’avait pas révélée à beaucoup de gens.

Mais elle ne me paraît pas si simple, à moi. La seule chose simple qu’il y ait là-dedans, c’est cette vérité refusée plus violemment que toute autre par notre société : que le tronc nourricier qui monte du plus profond de notre vie est la conscience religieuse et non la conscience idéologique formée par le parti.

Quel jugement porter là-dessus ? D’après toutes les lois pénales et militaires, d’après les lois de l’honneur, d’après les lois du patriotisme et du communisme, cet homme méritait la mort ou le mépris, puisque, pour sauver sa peau, il avait causé la perte de tout un régiment, sans parler même du fait qu’il n’avait pas trouvé en lui, à cet instant-là, assez de haine envers le plus terrible ennemi des Juifs que la terre ait jamais porté.

Et pourtant il est d’autres lois, plus hautes encore, qui auraient permis à Makovoz de s’écrier : mais toutes vos guerres ne sont-elles pas déclenchées par la faiblesse d’esprit des politiciens qui gouvernent le monde ? n’est-ce pas la faiblesse d’esprit qui a fait que Hitler s’est enfoncé dans les terres russes – la sienne propre, plus celle de Staline, plus celle de Chamberlain ? et maintenant, vous m’envoyez à la mort, moi ? serait-ce donc vous, par hasard, qui m’avez mis au monde ?

On objectera qu’il aurait dû déclarer cela (mais ce sont tous les hommes du régiment perdu qui auraient dû le faire !) au bureau de recrutement, au moment où on le revêtait d’un bel uniforme, et non plus tard, les deux bras entourant un arbre. En fait, je ne veux pas essayer de le défendre d’un point de vue logique, logiquement j’aurais dû le haïr ou bien le mépriser, éprouver du dégoût quand il me serrait la main.

Mais je ne ressentais rien de tel à son égard ! Est-ce parce que je n’appartenais pas au régiment perdu et n’avais pas vécu ces heures-là ? Est-ce parce que je soupçonnais que le sort de ce régiment devait dépendre encore d’une centaine d’autres facteurs ? Est-ce parce que je n’avais pas connu Makovoz du temps de son arrogance, mais seulement après sa chute ? Chaque jour nous échangions une poignée de main solide et sincère, et pas une seule fois je n’ai éprouvé le sentiment qu’il y eût là quelque chose de honteux.

En combien d’êtres différents peut se muer un seul et même homme au cours de sa vie ! Comme il est nouveau à chaque fois pour lui-même et pour autrui ! Or, nous prenons l’un de ces êtres totalement différents les uns des autres et, parce que c’est un ordre, parce que c’est la loi, parce qu’un élan nous y pousse et que nous sommes aveugles, nous le lapidons avec joie et empressement.

Mais si la pierre vous tombe des mains ?… Si vous êtes vous-même gravement touché par le malheur et commencez à changer d’idées ? Sur la faute commise. Sur le coupable. Sur lui et sur vous-même.

 

Dans l’épaisseur de ce livre, j’ai déjà souvent placé des paroles de pardon. Et on m’objecte avec étonnement et indignation : où est donc la limite ? On ne va quand même pas pardonner à tout le monde !

Mais je ne veux pas moi non plus qu’on pardonne à tout le monde. Seulement à ceux qui sont tombés. Tant que le bonze est en place, dominant la foule du haut de son poste de commandement, et qu’insensible et content de lui, le front barré d’un pli impérial, il détruit nos vies – ah, donnez-moi une pierre bien lourde ! allez, les gars, on se met à dix, on soulève ce rondin et on le lui balance dans la gueule !

Mais dès qu’il a chuté, dégringolé, et qu’en se cognant par terre il a commencé à comprendre, comme le montre ce premier sillon apparu sur son visage – non, non, c’est fini, lâchez vos pierres !

Il rentre de lui-même au sein du genre humain.

Laissez-le faire ce chemin divin.

*

Par rapport aux types de relégation que j’ai décrits plus haut, il faut reconnaître que nous jouissions à Kok-Térek d’une situation privilégiée, comme tous les relégués vivant dans le sud du Kazakhstan et en Kirghizie. Dans ces pays, on envoyait les relégués dans des agglomérations déjà existantes, donc en des endroits où il y avait de l’eau et où la terre n’était pas absolument infertile (celle de la vallée du Tchou, celle du rayon de Kourdaï étaient même d’une fertilité généreuse). Beaucoup se retrouvaient dans des villes (Djamboul, Tchimkent, Talass et même Alma-Ata ou Frounzé), et entre n’avoir aucun droit, comme eux, et avoir ceux que possédait le reste de la population, la différence n’était guère sensible. Dans ces villes, la nourriture ne coûtait pas cher et on trouvait facilement du travail, en particulier dans les agglomérations industrielles, étant donnée l’indifférence de la population locale à l’égard de l’industrie, des métiers artisanaux et des professions intellectuelles. Mais même ceux qui tombaient dans des localités rurales n’étaient pas tous envoyés au kolkhoze sans exceptions ni accommodements. Notre Kok-Térek comptait quatre mille habitants, en majorité des relégués, mais le kolkhoze n’englobait que les quartiers kazakhs. Tous les autres habitants arrivaient soit à se caser à la MTS, soit à se faire inscrire quelque part sur les listes du personnel, même si le salaire était minime – et ils tiraient en fait leur subsistance de leurs vingt-cinq ares de potager entretenu par arrosage, de leur vache, de leurs cochons et de leurs brebis. Voici qui en dit long : un groupe d’Ukrainiens de l’Ouest qui vivaient dans la région (en relégation administrative après cinq ans de camp) et travaillaient durement à bâtir des maisons de torchis pour le service local de la construction, se plaisaient plus sur cette terre argileuse, vite grillée si on l’arrosait trop rarement, mais non kolkhozifiée, que dans les kolkhozes de leur florissante Ukraine bien-aimée, au point que lorsqu’ils furent libres de retourner chez eux ils préférèrent tous rester là définitivement.

Ajoutons que la section opérationnelle était paresseuse à Kok-Térek – cas particulier et bénéfique de la paresse nationale kazakhe. Il y avait bien aussi des mouchards parmi nous, mais nous ne les sentions pas et n’avions pas à en pâtir.

Cependant, la cause principale de cette inaction et de l’adoucissement du régime de la relégation était l’avènement de l’ère khrouchtchovienne. Sous forme d’ondes et de secousses amorties par des transmissions multiples, elle arrivait enfin jusqu’à nous.

Elle prit d’abord une figure trompeuse : celle de « l’amnistie Vorochilov » (tel est le nom que lui donna l’Archipel, bien qu’elle eût été décrétée par le gouvernement des Sept Boyards). Le méchant tour joué par Staline aux politiques le 7 juillet 1945 avait été une leçon éphémère, vite oubliée. Comme les camps, les pays de relégation étaient constamment parcourus par des tinettes chuchotées à voix basse et qui parlaient d’amnistie. Étonnante, cette faculté de foi obtuse ! N.N. Grékova, par exemple – quinze ans de tribulations, « récidiviste » –, avait accroché au mur de torchis de sa bicoque le portrait de Vorochilov, l’homme aux yeux limpides, et elle attendait de lui un miracle. Eh bien, il vint, le miracle ! C’est justement sous la signature de Vorochilov que le gouvernement se moqua de nous encore une fois, le 27 mars 1953.

À vrai dire, de l’extérieur, aucune explication rationnelle n’était possible : pourquoi précisément en mars 1953, dans un pays bouleversé par la douleur, des gouvernants bouleversés par la douleur devaient-ils remettre en liberté les criminels ? À moins qu’on les suppose pénétrés soudain du sentiment de la fragilité de l’existence humaine ? Une fois Staline enterré, ils ont pris cette mesure pour se rendre populaires, tout en avançant comme raison officielle « la disparition de la criminalité dans notre pays » (mais alors, les détenus, c’était qui ? logiquement, il n’aurait dû y avoir personne à relâcher !). Cependant, comme ils portaient toujours les œillères staliniennes et que leur pensée esclave continuait toujours à fonctionner dans la même direction, ils firent bénéficier de l’amnistie les petits et grands bandits, mais limitèrent sa portée, pour les Cinquante-Huit, à ceux dont la peine était « inférieure ou égale à cinq ans ». Du dehors et en jugeant d’après les mœurs d’un État normal, on aurait pu penser qu’« inférieure ou égale à cinq ans », cela voulait dire que les trois quarts des politiques allaient rentrer chez eux. Mais, en fait, il n’y avait qu’un ou deux pour cent d’entre nous qui eussent cette peine de bébé. (En revanche, les voleurs sortant des camps s’abattirent comme une nuée de sauterelles sur les habitants des régions avoisinantes, et il fallut à la milice beaucoup de temps et d’efforts pour renvoyer un à un derrière les mêmes barrières tous les bandits amnistiés.)

L’amnistie eut des répercussions intéressantes dans notre région. C’était justement là que se trouvaient depuis nombre d’années les gens qui avaient purgé en leur temps une petite peine de cinq ans et ensuite, au lieu de rentrer chez eux, avaient été expédiés sans jugement en relégation. À Kok-Térek vivaient, solitaires, des vieillards et des grands-mères originaires d’Ukraine, ou encore du pays de Novgorod, qui se trouvaient dans ce cas, et c’étaient les gens les plus paisibles et les plus malheureux qu’on puisse imaginer. Ils furent pris d’une grande animation après l’amnistie, ils s’attendaient à être renvoyés chez eux. Mais, environ deux mois plus tard, on vit arriver l’interprétation officielle de la loi, empreinte de la rudesse habituelle : étant donné que la relégation leur avait été infligée (en prime, sans jugement) non pour cinq ans, mais à perpétuité, leur condamnation initiale à cinq ans ne pouvait être prise en considération, et la loi d’amnistie ne s’appliquait pas à eux… – Tonia Kazatchouk, elle, était à l’origine tout ce qu’il y a de plus libre, mais elle était venue d’Ukraine rejoindre son mari exilé et, pour ne pas rompre l’harmonie de l’ensemble, on l’avait alors inscrite comme migrante spéciale. À la nouvelle de l’amnistie, elle se précipita à la commandanture où on lui rétorqua fort raisonnablement qu’elle n’avait pas été condamnée à cinq ans comme son mari, que son temps de peine était indéterminé et que l’amnistie ne la concernait donc pas.

De quoi faire pâlir Dracon, Solon et Justinien, avec leurs codes !…

Ainsi l’amnistie n’apporta rien à personne. Mais, les mois passant, en particulier après la chute de Béria, des adoucissements authentiques s’insinuèrent insensiblement, sans publicité, dans notre pays de relégation. Les vieillards dont je viens de parler, condamnés jadis à cinq ans, purent rentrer chez eux. On commença à autoriser les enfants relégués à aller faire des études dans les instituts les plus proches. Au travail, on ne vous envoyait plus à tout bout de champ des « tu n’es qu’un relégué ! ». Partout se manifestait plus de douceur. Les relégués commencèrent à obtenir de l’avancement.

À la commandanture, certaines tables étaient maintenant inoccupées : « Et cet officier-là, où est-il ? – Il ne travaille plus chez nous. » Les effectifs se réduisaient sérieusement, fondaient. On était traité avec plus d’aménité. Le rite du pointage perdait son caractère sacro-saint. « Ceux qui ne sont pas venus avant le déjeuner, tant pis, on les verra la prochaine fois ! » Tantôt une nation, tantôt une autre se voyait rendre tel ou tel droit. Les déplacements à l’intérieur du rayon devinrent libres, et plus faciles les voyages dans une autre province. Des bruits couraient de plus en plus dru : « on va rentrer chez nous, à la maison ! » Et effectivement, les Turkmènes repartirent (relégation pour captivité pendant la guerre). Puis ce furent les Kurdes. Il commença à y avoir des maisons à vendre, les prix s’effondrèrent.

Quelques vieillards aussi furent relâchés, parmi les relégués administratifs : des démarches avaient été faites pour eux à Moscou, et voici qu’ils étaient réhabilités. L’émotion fouettait les relégués, les emplissait d’un trouble brûlant : se pourrait-il que nous aussi, nous partions ? Se pourrait-il que nous aussi, nous… ?

Ridicule. Comme si ce régime était capable de devenir plus humain. Le camp m’avait au moins appris une chose : la méfiance ! Du reste, je n’avais pas particulièrement besoin de me bercer d’espoir : là-bas, dans la vaste métropole, je n’avais ni famille, ni amis proches. Tandis que là où j’étais, en relégation, j’éprouvais presque du bonheur. Simplement, je crois que je n’avais jamais mené une vie qui me plût autant.

La première année, je l’avais passée, il est vrai, sous l’étreinte d’une maladie mortelle qui semblait l’alliée des geôliers. Durant un an entier, personne à Kok-Térek ne fut même capable de trouver ce que c’était. Je faisais mes cours en tenant à peine debout ; je dormais peu et mangeais mal. Tout ce que j’avais écrit au camp et gardais alors dans ma mémoire, de même que les choses plus récentes qui dataient de la relégation, je dus me hâter de le mettre par écrit et de l’enterrer. (Je me rappelle bien cette nuit qui précéda mon départ pour Tachkent, la dernière nuit de l’année 53 : je croyais dire adieu à la vie et à la littérature. Cela venait tôt.)

Cependant, la maladie lâcha prise. Et alors commencèrent les deux ans qui furent véritablement mon Bel Exil, deux ans où rien ne me pesa qu’une seule chose, rien n’assombrit ma vie qu’un seul sacrifice : je n’osais pas me marier, faute de trouver une femme entre les mains de laquelle j’eusse pu remettre ma solitude, mon activité littéraire, mes cachettes. Tous les jours de cette période, je les passai dans un état de béatitude permanente et d’excitation légère, sans remarquer le moins du monde mon absence de liberté. À l’école, j’avais autant d’heures de cours que je voulais, avec les groupes du matin et ceux du soir, et ces leçons me pénétraient d’un bonheur constant, aucune ne me fatiguait, ne m’était à charge. Chaque jour il me restait une petite heure pour écrire, et cette heure ne me demandait aucune préparation intérieure : à peine étais-je assis que les lignes couraient sous ma plume. Et les dimanches, quand nous n’étions pas envoyés dans les champs de betteraves du kolkhoze, je les passais aussi à écrire : j’avais pour moi des dimanches entiers ! Je commençai même un roman (il devait se faire coffrer dix ans plus tard), et j’avais encore devant moi de quoi écrire pendant longtemps. Imprimées, ces choses ne le seraient, de toute façon, qu’après ma mort.

Je commençais à avoir de l’argent ; je m’achetai une petite maison de pisé pour moi seul et me commandai une table à écrire bien solide, mais continuai à dormir sur mes caisses de célibataire. Je fis encore l’acquisition d’un poste à ondes courtes : le soir, je masquais les fenêtres, appliquais mon oreille tout contre la soie et, à travers les cataractes du brouillage, j’arrivais à saisir l’information interdite et tellement désirée, en reconstituant ce qui manquait d’après la suite des idées.

C’est que nous étions excédés, depuis des dizaines d’années qu’on nous abreuvait de sornettes, c’est que nous étions assoiffés de vérité, même si elle nous arrivait en lambeaux ! Sans cela, la chose en elle-même n’aurait guère valu qu’on y passât tout ce temps : aux enfants de l’Archipel que nous étions, l’Occident infantile n’avait rien à apprendre en fait de sagesse ni de fermeté.

Ma petite maison était à l’extrême pointe est du village. Passé la clôture du jardin, on avait un canal d’irrigation, puis la steppe, et chaque matin le lever du soleil. Qu’un souffle de vent arrive de la steppe, et les poumons ne pouvaient plus s’en rassasier. Au crépuscule et pendant les nuits, dans le noir ou au clair de lune, je marchais là tout seul de long en large et je respirais comme un fou. Il n’y avait aucune habitation à moins de cent mètres ni à gauche, ni à droite, ni derrière.

J’étais tout à fait résigné à vivre là, enfin, peut-être pas « à perpétuité », mais au moins une vingtaine d’années (je ne croyais pas que la liberté pour tout le monde pût venir avant, et je ne me trompais pas de beaucoup). Je n’avais même plus envie, apparemment, d’aller nulle part (bien que le cœur me manquât quand je regardais une carte de Russie centrale). Le vaste monde n’était plus extérieur à moi, il ne me lançait plus d’appels : je le ressentais comme déjà vécu, lové tout entier au-dedans de moi, et la seule chose qu’il me restait à faire était de le décrire.

J’étais plein à ras bord.

Koutouzov, l’ami de Radichtchev, lui écrivait en exil : « Il m’est amer de te dire cela, mon ami, mais… ta situation a ses avantages. Te trouvant placé à l’écart de tous les hommes, éloigné de tous les objets dont l’éclat nous aveugle, tu vas être amené à voyager d’autant mieux… à l’intérieur de toi-même ; tu peux considérer ta propre personne de sang-froid et, par conséquent, tu vas juger avec moins de partialité les choses que tu regardais autrefois à travers le voile de l’ambition et des vanités de ce monde. Beaucoup d’entre elles vont peut-être t’apparaître sous un jour entièrement nouveau. »

Tout à fait juste. Et comme je tenais à ce point de vue purifié, c’est d’une façon parfaitement consciente que j’appréciais mon exil.

Cependant, le mouvement et l’émotion ambiants croissaient de jour en jour. La commandanture était devenue tout simplement affectueuse et ses effectifs continuaient de fondre. L’évasion ne valait plus en principe que cinq ans de camp et, en fait, même pas autant. Une nation, puis une autre, puis une troisième cessaient de pointer, puis recevaient le droit de partir. Une fièvre de joie et d’espoir secouait la quiétude de notre exil.

Soudain, on vit encore arriver une amnistie que personne cette fois n’attendait : « l’amnistie Adenauer » de septembre 1955. Juste avant, Adenauer était venu à Moscou et avait obtenu de Khrouchtchov la libération de tous les Allemands. Nikita avait donné l’ordre de les relâcher, mais on s’était aperçu tout de suite qu’on arrivait à une situation saugrenue : les Allemands en liberté, et leurs acolytes russes continuant de purger au camp leurs peines de vingt ans. Cependant, comme il s’agissait là de politsaï, de starostes et de vlassoviens, on n’avait pas envie non plus de faire de la publicité autour de cette amnistie. Telle est, du reste, la loi générale de notre information : carillonner les bagatelles et passer en douce sur les choses capitales. Ainsi l’amnistie politique la plus importante depuis Octobre fut-elle octroyée un jour qui n’était l’anniversaire de rien, un 9 septembre, sans aucune festivité, ainsi fut-elle publiée dans un seul journal, les Izvestia, et encore en page intérieure, sans être accompagnée d’un seul commentaire, d’un seul article.

Le moyen de ne pas s’émouvoir ! Je lus : « Loi d’amnistie concernant les personnes ayant collaboré avec les Allemands. » Mais alors, et moi ? Force m’est d’admettre que je ne suis pas concerné : de toute la guerre, je n’ai pas mis le nez hors de l’Armée rouge. Eh bien, que la peste vous emporte, après tout : je suis encore plus tranquille comme ça. Là-dessus, je reçus une lettre de Moscou, de mon ami L.Z. Kopélev : brandissant cette amnistie, il était arrivé à obtenir de la milice de Moscou une autorisation provisoire de résidence. Mais, bientôt, il avait été convoqué : « Qu’est-ce que c’est que ces manières de nous bourrer le mou ? Vous n’avez pas collaboré avec les Allemands, n’est-ce pas ? – Non. – Ainsi, pendant la guerre vous étiez dans l’Armée rouge ? – Oui. – Eh bien, dans vingt-quatre heures vous devrez avoir quitté Moscou ! » Bien entendu, il était resté, mais : « Oh, cette pétoche après dix heures du soir ! Chaque fois qu’on sonne à la porte de l’appartement, je me dis : ça y est, c’est pour moi ! »

Et je me sentis de nouveau tout content : comme j’étais bien, moi ! Une fois cachés mes manuscrits (je les cachais tous les soirs), je dormais comme un ange.

Depuis mon désert si pur, je me représentais la capitale grouillante, agitée, vaniteuse – et elle ne m’attirait pas du tout.

Cependant, mes amis moscovites insistaient : « Qu’est-ce qui te prend de vouloir rester là-bas ?… Demande que ton dossier soit révisé ! On procède actuellement à des révisions ! »

Pour quoi faire ?… Ici je peux rester une heure entière à observer le manège des fourmis : elles se sont foré un petit trou dans l’assise en torchis de ma maison et sans brigadiers, sans surveillants ni chefs de camp, elles portent en file indienne leur chargement : des écales de graines qu’elles mettent en réserve pour l’hiver. Un beau matin, elles ne viennent pas, bien qu’il y ait plein d’écales par terre devant la maison. C’est qu’elles l’ont deviné longtemps à l’avance, elle le savent : il va pleuvoir aujourd’hui, bien que le ciel allègre et inondé de soleil n’en laisse rien prévoir. Et après la pluie, les nuages ont beau être encore noirs et épais, les voilà pourtant ressorties et en plein travail : elles savent de source sûre qu’il ne va plus pleuvoir.

Dans le silence de mon exil, je voyais d’une manière irréfutable le déroulement vrai de la vie de Pouchkine : premier bonheur, la relégation dans le sud ; second et suprême bonheur, la relégation à Mikhaïlovskoïé. Ce village, il aurait dû y vivre durant des années et des années, sans chercher à partir. Quelle fatalité l’attirait à Pétersbourg ? Quelle fatalité l’a poussé à se marier ?…

Cependant, le cœur humain a du mal à demeurer sur le chemin de la raison. Une brindille a du mal à ne pas se laisser entraîner par le courant.

Le XXe Congrès s’ouvrit. Nous restâmes longtemps sans rien savoir du discours de Khrouchtchov (même quand il commença à être lu à Kok-Térek, la chose se fit en cachette des relégués, et c’est la BBC qui nous mit au courant). Mais les paroles de Mikoyan, lues simplement dans un de nos journaux, m’avaient suffi : « Nous assistons au premier congrès léninien » depuis x années. J’avais compris que mon ennemi Staline était tombé et que moi, par conséquent, je me relevais.

Et je rédigeai une demande de révision.

Là-dessus on commença, au printemps, à lever toutes les mesures de relégation frappant les Cinquante-Huit.

Alors, homme faible, je quittai mon exil transparent. Et je retournai dans le monde trouble.

 

Ce qu’éprouve un ancien zek lorsqu’il repasse la Volga d’est en ouest et que toute la journée, ensuite, son train grondant traverse la plaine russe avec ses bois coupés de clairières – cela n’entre pas dans le présent chapitre.

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En été, à Moscou, je téléphonai à la procurature pour savoir où en était ma requête. On me demanda de rappeler, et cette fois j’entendis la voix d’un commissaire-instructeur – la voix amicale d’un brave gars pas compliqué – m’inviter à passer à la Loubianka pour parler de mon affaire. Dans le célèbre bureau des laissez-passer du Pont-des-Maréchaux, on me dit d’attendre. Soupçonnant qu’il y avait déjà des yeux occupés à m’observer et à étudier mon visage, j’appliquai sur mes traits, malgré ma tension intérieure, une expression bonasse et fatiguée et fis mine de m’intéresser à un enfant qui jouait au milieu de la salle d’attente et qui, en fait, n’était pas drôle du tout. J’avais deviné juste ! mon nouvel agent d’instruction était là, en civil, qui m’observait ! Quand il se fut suffisamment convaincu que je n’étais pas un ennemi chauffé à blanc, il vint à moi et me conduisit avec beaucoup d’amabilité jusqu’à la Grande Loubianka. En chemin, il commença déjà à exprimer le plus vif regret qu’on m’ait saccagé la vie (qui ça, on ??), qu’on m’ait privé de ma femme, empêché d’avoir des enfants. Mais les couloirs électriques étouffants de la Loubianka étaient toujours les mêmes où on me faisait passer jadis, tondu, affamé, privé de sommeil, sans boutons à mes vêtements, les mains derrière le dos. – « En voilà une bête féroce, ce commissaire Iézépov sur lequel vous êtes tombé ! On a eu quelqu’un de ce nom-là, je m’en souviens, mais il a été destitué. » (Sans doute est-il assis à son bureau dans la pièce voisine, en train de débiner mon commissaire actuel1…) « Moi, tenez, j’ai travaillé au Smerch, dans le contre-espionnage naval, eh bien, nous n’avons jamais eu de types comme ça ! » (Rioumine est sorti de chez vous. Vous avez eu Levchine, Libine.) Mais je hoche la tête d’un air candide : bien sûr, bien sûr. Il va même jusqu’à rire de mes astuces de 1944 sur Staline : « Ça, c’était bien observé ! » Tout est clair pour lui, il approuve tout, une seule chose l’a inquiété. « Dans la “Résolution n° 1”, dit-il, vous écrivez : “La réalisation de tous ces objectifs exige une organisation”. Cela signifie que vous vouliez créer une organisation ?

– Absolument pas. » J’avais réfléchi d’avance à cette question. « Le mot “organisation”, ça n’est pas dans le sens “ensemble de personnes”, c’est dans le sens “système de mesures mises en œuvre dans le cadre de l’État”.

– Ah bon, ah bon, c’est dans ce sens-là ! » acquiesce avec joie le commissaire.

Le danger est passé.

Suivent des compliments pour mes nouvelles sur la vie au front, incluses dans le dossier comme documents à charge. « Il n’y a vraiment rien d’antisoviétique là-dedans. Voulez-vous les reprendre pour essayer de les faire publier ? » Mais moi, d’une voix malade, presque mourante, je refuse : « Oh non, pensez-vous, il y a belle lurette que je ne pense plus à la littérature. Si je dois vivre encore quelques années, mon rêve serait de faire de la physique. » (Telle est la couleur du temps ! Désormais, c’est comme cela que nous allons jouer, vous et moi.)

En sait plus long qui a eu le bâton ! Il faut bien tout de même que la prison nous ait apporté quelque chose. Au moins l’art de nous tenir devant le Tchékaguébé.

1- Par la suite, un autre zek m’écrivit qu’en 1950 Iézépov était lieutenant-colonel et chef de service. Et en 1978, un petit livre guébiste m’apprit qu’il était parti en retraite avec tous les honneurs et jouissait d’un repos bien mérité.