Chapitre 5

Du camp à la relégation

Jamais, durant mes huit années de prisons et de camps, je n’ai entendu parler en bien de la relégation par quelqu’un qui y eût été. Et pourtant, dès les premières prisons d’instruction et de transit, parce qu’elles sont trop écrasantes, ces six surfaces de pierre rapprochées qui composent la cellule, on voit s’allumer dans l’âme des prisonniers un doux rêve de relégation : il palpite, il chatoie comme un mirage, et, dans l’ombre des châlits, les poitrines décharnées soupirent : « Ah, la relégation ! Si seulement je pouvais avoir la relégation ! »

Pour ma part, non seulement je n’ai pas échappé au sort commun, mais ce rêve a pris chez moi une force particulière. Dans la carrière d’argile de la Nouvelle-Jésusalem, j’écoutais les coqs du village voisin – et je rêvais à la relégation. À la Barrière de Kalouga, je regardais, monté sur le toit, la masse compacte et étrangère de la capitale et je prononçais des formules d’incantation : qu’on m’envoie loin, loin d’ici, qu’on m’envoie en relégation ! J’allai même jusqu’à adresser au Soviet suprême une requête naïve où je demandais qu’on substitue à mes huit ans de camp la relégation à vie, fût-ce dans l’endroit le plus éloigné, le plus perdu. La grosse bête ne se manifesta même pas par un éternuement. (Je ne comprenais pas encore que je l’aurais bien, ma relégation à vie, mais pas au lieu du camp : après le camp.)

En 1952, sur les trois mille détenus que comptait le camp « russe » d’Ekibastouz, une dizaine furent « libérés ». La chose paraissait très étrange à l’époque : des Cinquante-Huit ! Et on les faisait sortir ! Depuis trois ans qu’existait Ekibastouz, pas un seul individu n’avait été relâché, du reste personne n’avait fini son temps. C’étaient donc à présent les premiers billets de dix distribués pendant la guerre qui venaient à expiration – enfin, pour les quelques survivants.

Nous attendîmes avec impatience des lettres d’eux. Il en arriva quelques-unes, par la poste ou par des voies détournées. Et nous apprîmes qu’au sortir du camp, presque tous avaient été emmenés en relégation, bien que cela ne fût absolument pas prévu par leur sentence. Mais personne ne s’en étonna ! Aussi bien pour nos geôliers que pour nous-mêmes, il était clair que la justice, le temps de peine, la chose écrite noir sur blanc n’avaient rien à voir là-dedans ; la réalité, c’était que nous avions été une fois pour toutes qualifiés ennemis et que le pouvoir allait user du droit du plus fort pour nous piétiner, nous écraser et nous étouffer jusqu’à notre mort. Comme à nos gouvernants, cet ordre des choses nous paraissait le seul normal, nous étions habitués, cela faisait partie de notre vie.

Durant les dernières années de Staline, ce n’est pas le sort des relégués qui était angoissant, mais celui des prétendus libérés : ceux qui, une fois la porte franchie, semblaient laissés sans escorte, abandonnés par l’aile grise et tutélaire du MVD. La relégation, que le pouvoir avait la sottise de considérer comme un châtiment supplémentaire, c’était toujours l’existence sans responsabilité aucune dont le camp donne l’habitude et qui engendre ce fatalisme où les détenus trouvent un terrain si solide. La relégation nous évitait d’avoir à choisir nous-mêmes un lieu de résidence, nous épargnant ainsi des doutes pénibles et des erreurs. Le seul endroit sûr était celui où nous étions envoyés. Dans toute l’Union soviétique, c’était le seul où l’on ne pourrait pas nous demander d’un air de reproche ce que nous venions faire là. Le seul où nous jouirions d’un droit absolu et définitif sur deux mètres carrés de terrain. Et puis ceux qui, comme moi, se retrouvaient seuls au sortir du camp, sans personne qui les attendît nulle part, ceux-là avaient l’impression que c’était en relégation, et là seulement, qu’ils pourraient rencontrer une âme sœur.

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On va vite en besogne, chez nous, quand il s’agit d’arrêter les gens ; on va moins vite quand il s’agit de les relâcher. Si un malheureux démocrate grec ou socialiste turc était maintenu en prison un jour de plus que le délai fixé, la presse mondiale s’en étoufferait d’indignation. Tandis que moi, j’ai été trop heureux quand, ma peine étant venue à expiration, on ne m’a gardé au camp que quelques jours de trop et qu’ensuite… on m’a libéré ? non, on m’a fait partir dans un convoi. Et le voyage m’a encore volé un mois entier de mon temps d’homme libre.

Malgré tout, même en partant sous bonne escorte, nous nous efforçâmes d’obéir aux superstitions du camp : ne se retourner pour rien au monde en quittant sa dernière prison (sinon, c’est qu’on y reviendra), faire bon usage de sa cuiller de zek. (Oui, mais qu’est-ce que ça veut dire, faire bon usage ? les uns disaient : si tu ne veux pas revenir la chercher, faut la prendre avec toi ; les autres : si tu ne veux pas que la prison te coure après, faut la lui balancer dans la gueule. Je l’avais coulée moi-même, ma cuiller, à l’atelier de fonderie, aussi décidai-je de l’emporter.)

Et ce fut de nouveau le défilé des prisons d’étape : Pavlodar, Omsk, Novossibirsk. Nous avions bel et bien fini de purger notre peine, mais tout se passait comme avant : comme avant on nous fouillait, on nous enlevait les objets interdits, on nous enfournait dans des cellules exiguës déjà pleines à craquer, dans des fourgons cellulaires, dans des wagons pour prisonniers, on nous mélangeait aux droits-communs ; comme avant les chiens de l’escorte grondaient et les soldats armés de mitraillettes criaient : « Défense de se r’tourner !! »

Mais à la prison de transit d’Omsk, un surveillant débonnaire qui procédait à l’appel sur dossiers nous demanda à nous, les cinq d’Ekisbastouz : « Vous ne seriez pas cocus, par hasard ? – Pourquoi ? Où nous envoie-t-on ? (Nous avions tout de suite dressé l’oreille, comprenant qu’il avait vu sur le papier le nom d’un bon endroit.) – Dans le Sud, figurez-vous », répondit le surveillant qui n’en revenait pas.

Effectivement, à partir de Novossibirsk, nous bifurquâmes en direction du Sud. Nous allions vers la chaleur ! Au pays du riz, au pays du raisin et des pommes ! Qu’est-ce que cela signifiait ? Le camarade Béria n’avait donc pas été capable de trouver pour nous, dans toute l’Union soviétique, un endroit moins plaisant ? Était-ce une relégation, ça ? (En moi-même, je ruminais déjà le projet d’écrire sur ma relégation un cycle de poésies que je dédierais « Au bel exil »).

À la gare de Djamboul, on nous fit descendre du wagon-zak avec les rudoiements habituels et on nous conduisit, entre deux rangées de soldats qui formaient un couloir vivant, jusqu’à un camion où nous dûmes, selon la coutume, nous asseoir sur la plate-forme – comme si, maintenant que nous avions purgé notre peine, nous pouvions avoir des velléités d’évasion. Nous voici donc en route au cœur de la nuit, la lune en est à son dernier quartier et seule sa faible lumière éclaire l’allée sombre que nous suivons, mais c’est une vraie allée, et elle est même bordée de peupliers pyramidaux ! Eh bien, comme terre d’exil ! Ne serions-nous pas en Crimée ? C’est seulement la fin de février : là-bas, dans la vallée de l’Irtych, il fait un froid féroce, – ici, on sent la caresse d’une brise printanière.

On nous débarqua à la prison, et celle-ci nous accueillit sans barbotte à l’entrée et sans bain. Ils s’adoucissaient, les murs maudits ! Nous traînâmes donc nos sacs et nos valises jusqu’à une cellule. Au matin, le surveillant de division ouvrit la porte et dit dans un soupir : « Sortez avec toutes vos affaires. »

Les griffes du diable se desserraient…

En sortant du bâtiment, nous plongeâmes dans une matinée de printemps d’un rouge écarlate. Les lueurs de l’aurore donnaient une teinte chaude aux murs de brique de la prison. Au milieu de la cour, un camion nous attendait ; deux autres zeks qu’on joignait à notre groupe y avaient déjà pris place. Il aurait fallu respirer, regarder autour de soi, se pénétrer du caractère unique de cette minute, – mais comment laisser passer l’occasion de faire une nouvelle connaissance ? L’un des nouveaux, un vieillard aux cheveux blancs, sec comme une trique et dont les yeux clairs larmoyaient, était assis là sur ses affaires tout aplaties et il se tenait si droit, il avait un maintien si solennel qu’on eût dit le tsar attendant l’entrée des ambassadeurs. On pouvait penser que c’était un sourd ou un étranger qui n’espérait pas trouver avec nous une langue commune. À peine monté dans le camion, je décidai d’engager la conversation, – et c’est sans chevroter le moins du monde et dans le russe le plus pur qu’il se présenta :

« Vladimir Alexandrovitch Vassiliev. »

Une étincelle passa entre nous deux ! Le cœur sent qui est son ami, qui est son ennemi. Cet homme-là était un ami. En prison, il faut se hâter de faire connaissance ! – on ne sait jamais si la minute qui vient ne va pas vous séparer. Ah, c’est vrai, nous ne sommes plus en prison, mais c’est égal… Donc, essayant de couvrir le bruit du moteur, je mène mon interview, si bien que j’en oublie de noter le moment où le camion quitte l’asphalte de la prison pour les pavés de la rue, j’oublie la prescription qui interdit de se retourner en quittant sa dernière prison (combien en aurai-je eu, de dernières prisons ?), et avant que j’aie pensé à regarder le petit morceau de monde extérieur que nous traversons, nous nous retrouvons une fois de plus dans la vaste cour intérieure d’un MVD de province avec, là aussi, interdiction de sortir pour aller en ville.

À première vue, on pourrait donner à Vladimir Alexandrovitch dans les quatre-vingt-dix ans, tellement ses yeux hors du temps s’accordent bien avec son visage aigu et sa houppe de cheveux blancs. Or il en a soixante-treize. C’est un des plus anciens ingénieurs russes, un hydrographe et hydrotechnicien parmi les plus grands. Dans l’« Union des ingénieurs russes » (qu’est-ce donc, cette Union ? je l’entends nommer pour la première fois ; et pourtant ç’a été, au sein de la société civile, une création importante de la pensée technique – qui a péri, comme toutes ses pareilles) dans l’« Union des ingénieurs russes », donc, Vassiliev a joué jadis un rôle de premier plan, et aujourd’hui encore, c’est avec un plaisir coriace qu’il rappelle : « Nous avons refusé de faire semblant de croire qu’on puisse forcer les dattes à pousser sur des bâtons de bois mort. »

Ce qui valut à leur association d’être dissoute, bien entendu.

Ce Pays-des-Sept-Rivières où nous venons d’arriver, il l’a parcouru en tous sens, à pied et à cheval, il y a un demi-siècle. Avant la Première Guerre mondiale, déjà, il avait mis au point des projets pour l’irrigation de la vallée du Tchou, l’établissement d’un système de retenues sur le Naryn et le percement d’un tunnel à travers la chaîne du Tchou-Ili, projets qu’il avait dès cette époque commencé à réaliser lui-même. Sur ses chantiers fonctionnaient six « pelleteuses électriques » qu’il avait fait venir de l’étranger dès 1912 (toutes les six devaient survivre à la révolution et, dans les années Trente, elles furent présentées, à la construction du barrage sur le Tchirtchik, comme de production soviétique récente). Maintenant, après avoir fait quinze ans pour « nuisance » – dont trois ans, les derniers, à l’isolateur de Verkhnéouralsk – il a demandé comme une grâce d’être envoyé en relégation et de mourir ici, dans ce Pays-des-Sept-Rivières où il a commencé sa carrière. (Mais jamais on ne lui aurait accordé même cette faveur-là si Béria ne s’était souvenu de l’ingénieur Vassiliev qui, dans les années Vingt, avait séparé les eaux des trois républiques de Transcaucasie.)

Voilà donc pourquoi aujourd’hui, assis sur son sac dans le camion, il a cet air recueilli et cette attitude de sphinx : ce premier jour de liberté est aussi pour lui celui du retour au pays de sa jeunesse, au pays de l’inspiration. Non, elle n’est pas si courte, la vie humaine, si on a laissé des jalons le long du chemin.

Tout récemment, la fille de Vladimir Alexandrovitch s’est arrêtée sur l’Arbat devant une vitrine qui exposait le journal Troud [Le Travail]. Un correspondant plein de fougue, peu économe de ses mots bien payés, racontait avec entrain son voyage dans la vallée du Tchou, irriguée et appelée à la vie par le génie créateur des bolchéviks ; il décrivait le système de retenues du Naryn, vantait la sagesse des aménagements hydrauliques ainsi que le bonheur des kolkhoziens. Et soudain – qui lui avait donc soufflé cela ? – il concluait : « Mais peu de gens savent que toutes ces transformations sont la réalisation du rêve fait jadis par un certain Vassiliev, ingénieur russe plein de talent mais resté incompris dans la vieille Russie bureaucratique1. Quel dommage que ce jeune enthousiaste n’ait pas vécu assez longtemps pour voir le triomphe de ses nobles idées ! » Sur la page, les précieuses lignes se brouillèrent, se mélangèrent ; la fille de Vassiliev arracha le journal de la vitrine et l’emporta sous les coups de sifflet du milicien.

Pendant ce temps, le jeune enthousiaste languissait dans une cellule humide de l’isolateur de Verkhnéouralsk. Le vieillard qu’il était devenu avait la colonne vertébrale atteinte par un rhumatisme ou je ne sais quelle maladie osseuse, et il ne pouvait vivre que plié en deux. Heureusement, il n’était pas seul dans sa cellule : il avait pour compagnon un Suédois qui lui guérit le dos en le massant comme on masse les sportifs.

Des Suédois, on n’en rencontre pas si souvent dans les prisons soviétiques. Je dis que j’ai eu, moi aussi, un Suédois pour compagnon. Il s’appelait Erik…

« … Arvid Andersen ? » intervient avec vivacité Vladimir Alexandrovitch. (Il est très vif de paroles et de mouvements.)

Ça alors ! Ainsi, c’est Arvid qui l’a guéri en lui faisant des massages ! Vous voyez, hein, vous voyez comme je suis petit ! nous lance ici l’Archipel en guise de viatique. Je sais donc maintenant quelle était la destination d’Arvid, il y a trois ans : c’était l’isolateur de l’Oural. On ne voit pas que le pauvre garçon ait été beaucoup défendu par le Pacte atlantique ni par son père milliardaire2.

Cependant, on commence à nous faire entrer un à un dans les bureaux de la commandanture : elle est là, dans la cour du MVD de la province, et son colonel, son commandant et ses nombreux lieutenants ont sous leur juridiction tous les relégués de la province de Djamboul. Le colonel, du reste, ne saurait nous recevoir, le commandant se contente de parcourir nos visages comme des titres de journal, et ce sont les lieutenants qui nous traitent en traçant à la plume de très jolis caractères.

L’expérience du camp m’envoie dans les côtes des petits coups précis : attention ! ces quelques minutes vont décider de tout ton sort futur ! Ne perds pas de temps ! Revendique, insiste, proteste ! Bande tes forces, débrouille-toi, invente quelque raison qui t’oblige absolument à rester au chef-lieu de la province ou à vivre dans le rayon le plus proche et le plus confortable. (Elle existe, cette raison, seulement je ne le sais pas : ce sont les métastases qui se développent dans mon corps depuis deux ans, depuis l’opération incomplète que j’ai subie au camp.)

Non-non, je ne suis plus comme ça… Je ne suis plus le même qu’à mes débuts. Une sorte d’engourdissement supérieur est descendu sur moi, et je m’en trouve bien. J’ai plaisir à ne pas m’agiter comme me l’enjoint l’expérience du camp. L’idée de chercher là, tout de suite, un petit prétexte indigent et pitoyable me dégoûte. Personne au monde ne sait jamais rien d’avance. Le plus grand malheur peut fondre sur vous dans le meilleur des endroits, et le plus grand bonheur saura vous trouver, s’il le faut, dans le coin plus déshérité. Au demeurant, je n’ai même pas eu le temps de me renseigner, de me faire dire quels sont, dans la province, les bons et les mauvais rayons : j’étais occupé par l’histoire du vieil ingénieur.

Lui a certainement sur son dossier une mention indiquant qu’il doit être ménagé, car il reçoit la permission de sortir à pied, tout seul, pour se rendre en ville au Centre d’aménagement hydraulique de la province et y demander du travail. Tandis que nous autres, nous nous voyons tous assigner la même destination : le rayon de Kok-Térek. C’est un morceau de désert au nord de la province, le début du Bet-Pak-Dala, cette terre sans vie qui occupe tout le centre du Kazakhstan. En fait de raisin !…

On inscrit en lettres rondes le nom de chacun de nous sur un formulaire tapé sur un papier rugueux et brunâtre, on y appose la date et on nous le fourre sous le nez : signez.

Où donc ai-je déjà vu quelque chose de semblable ? Ah oui, quand on m’a signifié la décision de l’Osso. C’était pareil, il n’y avait qu’à prendre le porte-plume et à signer. Seulement, là-bas, c’était du papier bien lisse, du papier de Moscou. Plume et encre, du reste, aussi moches qu’ici.

Voyons un peu : qu’est-ce qui m’est « signifié ce jour » ? Que moi, Untel, suis relégué à perpétuité dans le rayon de … sous la surveillance officielle du MGB de rayon, et qu’au cas où je sortirais sans autorisation des limites dudit rayon, je serai jugé en vertu du Décret numéro tant du Présidium du Soviet Suprême, décret qui prévoit une peine de 20 (vingt) ans de travaux forcés au bagne.

Eh bien, mais tout est légal. Rien ne nous étonne.

Plusieurs années plus tard, je me procurerai le Code pénal de la RSFSR et lirai avec plaisir, à l’article 35, que la relégation est prononcée pour un délai allant de trois à dix ans et qu’à titre de mesure complémentaire à la détention, elle ne saurait dépasser cinq ans. (Vous avez là ce qui fait l’orgueil de nos juristes : depuis le Code pénal de 1922, le droit soviétique ignore les interdictions à perpétuité et, en général, toutes les mesures de répression ayant un caractère perpétuel, sauf la plus effroyable de toutes – le bannissement à vie hors des frontières de l’URSS. Et ceci constitue « une différence de principe importante entre le droit soviétique et le droit bourgeois » [Recueil Des prisons…].) Oui, bon, c’est entendu, mais pour épargner du travail au MVD, il est sans doute plus simple d’infliger aux gens la relégation perpétuelle : cela évite de surveiller le moment où les peines viennent à expiration et de se casser la tête pour les renouveler.

L’article 35 dit encore que la relégation ne peut être prononcée que par décision spéciale du tribunal. Si encore ç’avait été l’Osso… mais non : notre relégation perpétuelle, c’est le lieutenant de service qui nous l’a infligée.

Nous signons volontiers. Dans ma tête tourne obstinément une épigramme – un peu longuette, il est vrai :

Faisant tomber d’un coup, sur mon destin fragile,

Leur lourd marteau de forgeron, ils m’ont tendu

Ce papier :

Exilé

à perpétuité

Sous le regard

du KGB.

Insouciant, j’ai tortillé ma signature.

Nature !

Je participe à ton éternité !

Ô, Alpes, roches basaltiques, Voie lactée,

Étoiles !

Moi, j’ai la per-pé-tu-i-té,

Mais lui, l’a-t-il, le MGB ?

Vladimir Alexandrovitch revient de la ville, je lui récite mon épigramme et nous rions – comme rient les enfants, les prisonniers, les gens qui n’ont rien à se reprocher. V.A. a un rire très lumineux qui rappelle celui de K.I. Strakhovitch. Et il y a effectivement entre eux une ressemblance profonde : ce sont des gens trop complètement adonnés à la vie de l’intelligence pour qu’aucune souffrance physique puisse détruire leur équilibre spirituel.

Pourtant, même à présent, il n’a guère de quoi se réjouir. Ce n’est pas ici, bien entendu, qu’il était censé atterrir ; on s’est trompé, comme il se doit. C’est à Frounzé qu’il devrait être, de nul autre endroit on ne peut le nommer dans cette vallée du Tchou où il a commencé jadis ses grands travaux. Ici, le Centre d’aménagement hydraulique ne s’occupe que du réseau de canaux d’irrigation. Le Kazakh à demi analphabète et fort content de lui qui le dirige a bien voulu permettre au créateur du système hydraulique du Tchou de rester quelques instants dans son bureau, debout près de la porte et, après un coup de téléphone au comité de province du parti, a accepté de le prendre en qualité de technicien débutant, comme une gamine fraîche émoulue de son petit institut. Aller à Frounzé, pas question : c’est une autre république.

Comment résumer en une phrase toute l’histoire de la Russie ? C’est le pays des possibilités étouffées.

Malgré tout, le petit homme aux cheveux blancs se frotte les mains : il est connu parmi les savants, peut-être arriveront-ils à obtenir son transfert. Il signe lui aussi son papier, reconnaissant qu’il est relégué à perpétuité et que toute fugue éventuelle lui vaudra le bagne jusqu’à l’âge de quatre-vingt-treize ans. Je lui porte ses affaires jusqu’à la sortie, c’est-à-dire jusqu’à la ligne que j’ai interdiction de franchir. Il va de ce pas chercher un coin de chambre à louer chez les bonnes gens, et parle déjà de faire venir sa femme de Moscou. Et ses enfants ? Oh, eux ne viendront pas. Ils disent qu’on ne peut pas abandonner des appartements à Moscou. A-t-il encore d’autres parents ? Oui, un frère. Mais qui a connu un destin profondément tragique : historien de profession, il n’a pas compris la révolution d’Octobre, s’est expatrié et maintenant, le malheureux enseigne l’histoire de Byzance à l’université de Columbia. Nous rions encore une fois, plaignons ce frère et nous disons adieu en nous embrassant. Encore un homme remarquable qui aura croisé mon chemin et disparu pour toujours.

Nous qui restons, on nous garde encore, Dieu sait pourquoi, un jour, puis un autre, dans un réduit exigu où nous dormons serrés comme des harengs, avec à peine de quoi étendre les jambes, sur un mauvais plancher tout fissuré. Cela me rappelle le cachot de mes débuts, il y a huit ans. Alors que nous avons été remis en liberté, on nous enferme à clé pour la nuit en nous proposant, si nous le voulons, de prendre une tinette à l’intérieur. La seule différence avec la prison, c’est que maintenant nous ne sommes plus nourris gratis : durant les jours que nous allons passer là, nous donnerons de l’argent pour qu’on nous rapporte des choses du marché.

Le troisième jour arrive une escorte tout ce qu’il y a de plus classique, armée de carabines ; nous certifions par une signature que nous avons reçu notre allocation de voyage et de nourriture, sur quoi l’argent destiné au voyage nous est immédiatement retiré par l’escorte (soi-disant pour prendre les billets, mais, en fait, ils vont terroriser les contrôleurs, nous faire voyager à l’œil et empocher l’argent : c’est leur petit bénéfice) ; puis nous devons nous mettre en colonne par deux avec nos affaires et on nous conduit à pied jusqu’à la gare, toujours entre deux rangées de peupliers. Les oiseaux chantent, le printemps bourdonne – or on est seulement le 2 mars ! Avec nos vêtements molletonnés, nous avons trop chaud, mais nous sommes heureux d’être dans le Sud. Les captifs, cela souffre du froid plus que de tout le reste.

Nous passons toute la journée en voyage ; d’abord en train, à refaire en sens inverse, à petite vitesse, une partie du chemin parcouru à l’aller ; ensuite, à partir de la station de Tchou, c’est une dizaine de kilomètres à pied. Nos sacs et nos valises nous font prendre une bonne suée, mais ployant sous le faix, trébuchant, nous continuons à les traîner : tous les bouts de chiffon que nous avons réussi à sortir du camp, nos corps de gueux vont en avoir besoin. Pour ma part, j’ai sur le dos deux vestes de camp (j’en ai fauché une un jour d’inventaire) et, par-dessus, ma vieille capote militaire qui en a tant vu, usée à force de traîner sur la terre du front et sur celle du camp : cette capote roussâtre et graisseuse, comment pourrais-je l’abandonner maintenant ?

La journée s’achève, et nous ne sommes pas encore arrivés. Donc, encore une nuit en prison, à Novotroitskoïé. Voici déjà un bon bout de temps que nous sommes libres – et pourtant c’est encore la prison, toujours la prison. La cellule, le plancher nu, l’œilleton, les besoins, les mains derrière le dos, le gobelet d’eau chaude – la seule chose qui manque est la ration de pain : on ne nous en donne pas, puisque nous sommes libres.

Au matin, un camion arrive et la même escorte, qui n’a pas eu de caserne pour passer la nuit, vient nous chercher. Encore soixante kilomètres en s’enfonçant dans la steppe. Le camion s’enlise dans les fonds humides : nous sautons à terre (avant, quand nous étions zeks, nous n’avions pas le droit de le faire) et nous poussons, poussons encore le camion que nous arrachons à la boue – pour que finisse au plus vite la diversité du voyage, pour que commence au plus vite la relégation perpétuelle. Pendant ce temps, disposée en demi-cercle, l’escorte monte la garde.

Les kilomètres de steppe défilent. À perte de vue, du côté droit comme du gauche, c’est une herbe rêche, grise, qu’aucun animal ne veut manger, et, de loin en loin, un misérable hameau kazakh avec son bouquet d’arbres. Enfin, devant nous, au-delà du cercle qui ferme la steppe, apparaissent les faîtes de quelques peupliers (Kok-Térek veut dire « peuplier vert »).

Nous voici arrivés ! Le camion fonce entre les maisonnettes de torchis, enduites d’argile, des Tchétchènes et des Kazakhs, soulève un nuage de poussière et attire une horde de chiens indignés. Les gentils ânes attelés à leurs petites voitures se rangent ; dans une cour se trouve un chameau qui lentement, d’un air méprisant, tourne la tête vers nous. Il y a aussi des gens, mais, parmi eux, nos yeux ne voient que les femmes, ces êtres extraordinaires que nous avions oubliés : voici une petite aux cheveux noirs qui, du seuil de sa maison, regarde passer notre camion, la main en visière au-dessus des yeux ; en voici trois d’un coup qui marchent dans la rue avec leurs robes bariolées où domine le rouge. Toutes celles-là ne sont pas russes. « T’en fais pas, il y en a bien aussi pour nous, des filles à marier ! » me crie à l’oreille, plein d’entrain, le capitaine au long cours V.I. Vassilenko, un homme de quarante ans qui a tiré tranquillement son temps à Ekibastouz comme directeur de la buanderie et qui a bien l’intention, maintenant qu’il retrouve le monde extérieur, de déployer ses ailes et de chercher un embarquement.

Laissant derrière lui le magasin du rayon, le débit de boissons, le dispensaire, la poste, le comité exécutif du rayon, le comité du parti avec son toit d’ardoises, la maison de la culture avec son toit de roseaux, notre camion s’arrête près de la maison du MVD-MGB. Tout couverts de poussière, nous sautons à terre, entrons dans le petit jardin et là, sans guère penser que nous sommes dans la grand-rue, nous nous lavons jusqu’à la taille.

De l’autre côté de la rue, juste en face du MGB, se dresse un bâtiment qui ne laisse pas d’être haut et étonnant, bien qu’il ne se compose que d’un rez-de-chaussée : quatre colonnes doriques supportent avec le plus grand sérieux un faux portique ; au pied des colonnes, on voit deux marches imitant la pierre polie ; le tout est coiffé d’un toit de chaume noirci par les ans. De lui-même, mon cœur se met à battre : c’est l’école ! une école d’enseignement long. Ne bats pas, voyons, reste tranquille, tu es insupportable : ce bâtiment ne te concerne pas.

Voici justement une jeune fille qui traverse la grand-rue et se dirige vers la porte si désirable : ses cheveux bouclés forment des anglaises, elle est toute proprette et, la taille prise dans sa jaquette cintrée, elle ressemble à une guêpe. Ses pieds touchent-ils seulement terre ? C’est une institutrice ! Elle est si jeune qu’elle ne peut pas avoir fait ses études dans un Institut pédagogique. Donc, le cycle court puis tout le cursus d’une école normale d’instituteurs. Comme je l’envie ! Quel abîme entre elle et moi, simple manœuvre ! Nous appartenons à des classes différentes et jamais je n’oserais, dans la rue, lui donner le bras.

Cependant les nouveau arrivants sont harponnés à tour de rôle pour passer dans un bureau silencieux, entre les mains… de qui donc ? Mais du pote, bien sûr, du délégué opérationnel ! En exil aussi, on en a un ! là aussi, c’est lui qui joue le rôle principal.

La première entrevue est très importante : ce n’est pas pendant un mois que je dois jouer avec lui au chat et à la souris, c’est à perpétuité. Je vais franchir à l’instant le seuil de son bureau et nous allons nous observer mutuellement, en douce. C’est un très jeune Kazakh qui se dissimule derrière un air renfermé et des manières polies – moi, j’ai choisi l’air bécasse. Nous comprenons tous deux que les phrases insignifiantes que nous échangeons (« voici une feuille de papier », « quel porte-plume puis-je prendre pour écrire ? ») sont déjà un duel. Mais il est important que je n’aie même pas l’air de le soupçonner. Vous le voyez bien, je suis toujours comme ça, nature ouverte et sans malice. Allez, diable cuivré, marque-toi ceci dans un coin du cerveau : ce sujet n’a besoin d’aucune surveillance particulière, il va vivre ici bien tranquillement, la réclusion lui a fait du bien.

Que dois-je remplir ? Un questionnaire, bien entendu. Et un curriculum vitae. Ce seront les premières pièces de mon nouveau dossier : la chemise est là, toute prête, sur la table. Par la suite, elle recueillera les dénonciations dont je serai l’objet, ainsi que l’avis motivé des personnes qui m’auront eu sous leurs ordres. Gratte par-ci, gratte par-là : dès que commenceront à se dessiner les contours d’une nouvelle affaire et qu’arrivera du centre le signal de me coffrer, on me cueillera (voyez la prison en briques de torchis dans la cour de derrière) et on me flanquera un nouveau billet de dix.

Je tends à l’oper les deux papiers initiaux, il les lit et les embroche dans le classeur.

Soudain je demande d’un ton insouciant et poli :

« Pourriez-vous me dire où se trouve l’Inspection académique du rayon ? »

Il me l’explique courtoisement. Il ne lève pas les sourcils d’un air étonné. J’en déduis que je peux aller à l’Inspection proposer mes services, le MGB n’ayant pas d’objections. (Bien sûr, en vieux de la vieille que je suis, je n’ai pas mis les enchères trop bas : je n’ai pas commencé par lui demander si je pouvais travailler à l’Éducation nationale.)

« Dites-moi, quand pourrai-je m’y rendre sans escorte ? »

Il hausse les épaules :

« En principe aujourd’hui, le temps qu’on se soit fait une… il serait préférable que vous ne sortiez pas. Mais puisqu’il s’agit d’une question de travail, vous pouvez faire un saut jusque-là. »

Et me voici qui marche dans la rue ! Tout le monde comprend-il ce grand mot gonflé de liberté ? Je marche seul ! Ni sur les côtés, ni derrière moi il n’y a de mitraillettes pointées. Je me retourne : personne ! Si je veux, je peux prendre le côté droit de la rue et passer le long de la clôture de l’école, près d’un gros cochon qui fouille dans une mare. Si je veux, je peux prendre le côté gauche et me diriger vers ces poules qui vont et viennent en grattant juste devant les bureaux de l’Inspection académique.

Je n’ai que deux cents mètres à faire – mais quand j’arrive à l’Inspection, mon dos toujours courbé s’est déjà un peu redressé, mes manières sont déjà un peu plus dégagées. En l’espace de deux cents mètres, je suis monté d’un cran dans l’échelle sociale.

J’entre, vêtu de ma vieille chemise militaire en tissu de laine qui date du front, de mon pantalon de sergé vieux comme Hérode. Mes brodequins, eux, me viennent du camp, ils sont en peau de porc et cachent tout juste les bouts de mes chaussettes russes qui font des oreilles.

Il y a là, assis, deux gros Kazakhs : deux inspecteurs, si l’on en croit les tablettes fixées sur la porte.

« Je voudrais être engagé pour travailler dans une école », dis-je avec une conviction qui s’accroît de minute en minute, et même avec une sorte de légèreté, comme si je leur demandais où est, dans leur bureau, la carafe d’eau.

Ils dressent l’oreille. Malgré tout, dans un village kazakh perdu en plein désert, on n’a pas toutes les demi-heures un nouveau professeur qui vient se faire embaucher. Et bien que le rayon de Kok-Térek soit plus vaste que la Belgique, on connaît ici le nom et le visage de tous les gens qui ont fait leurs sept ans d’école.

« Qu’avez-vous comme bagage ? » me demandent-ils dans un russe assez pur.

« Licence de maths-physique. »

Ils en sursautent. Ils se regardent. J’entends une grêle de mots sonores en langue kazakhe.

« Et… d’où venez-vous ? »

Comme si ça n’était pas assez clair ! Il faut tout leur dire. Quel est l’imbécile qui viendrait ici de lui-même pour se faire embaucher, et au mois de mars, encore !

« Je suis arrivé ici en relégation il y a une heure. »

Ils prennent l’air de gens qui en savent long et disparaissent l’un après l’autre dans le bureau du directeur. À présent qu’ils sont sortis, je remarque, fixé sur moi, le regard de la dactylo : la cinquantaine, russe. Une fraction de seconde, et l’étincelle jaillit : nous sommes pays, elle aussi vient de l’Archipel ! D’où était-elle, pourquoi l’a-t-on prise, en quelle année ? Nadejda Nikolaïevna Grékova sort d’une famille cosaque de Novotcherkassk ; arrêtée en 37 ; simple dactylo ; travaillée par tout l’arsenal des Organes jusqu’à ce qu’elle acquière la conviction d’avoir fait partie d’on ne sait quelle fantastique organisation terroriste. Dix ans pour commencer ; maintenant, elle est récidiviste et reléguée à perpétuité.

En baissant la voix et en surveillant du coin de l’œil la porte du directeur restée entrouverte, elle m’informe de façon claire et précise : le rayon possède deux écoles d’enseignement long et plusieurs d’enseignement court ; les mathématiciens font cruellement défaut, il n’y en a pas un qui ait fait des études supérieures ; quant à des physiciens, on n’a jamais vu ici à quoi ça peut bien ressembler. Coup de sonnette venant du bureau. Malgré son embonpoint, la dactylo bondit et se précipite – elle n’est plus que zèle, puis, revenant, c’est d’une voix forte et d’un ton officiel qu’elle m’invite à entrer.

Il y a un tapis rouge sur la table. Sur un canapé, les deux gros inspecteurs, confortablement enfoncés. Dans un grand fauteuil, sous le portrait de Staline, le directeur : c’est une petite Kazakhe souple, attirante, qui a des manières de chatte et de serpent. Staline me lorgne d’en haut avec un mauvais sourire.

Ils me font asseoir près de la porte, loin d’eux, comme un prévenu. Et c’est alors une conversation pénible et vaine, particulièrement longue du fait que chaque fois qu’ils ont échangé avec moi deux ou trois phrases en russe, ils palabrent ensuite entre eux pendant dix minutes en kazakh, tandis que je reste là comme un imbécile. Ils me demandent, en entrant dans toutes sortes de détails, où et quand j’ai enseigné ; ils expriment la crainte que j’aie perdu mes connaissances, que j’aie oublié la pédagogie. Puis, après avoir fait toutes sortes de mines et poussé des boisseaux de soupirs (il n’y a pas de place, n’est-ce pas, les écoles du rayon regorgent déjà de mathématiciens et de physiciens, on ne voit guère comment tailler là-dedans fût-ce un demi-service, et puis, n’est-ce pas, l’éducation d’un jeune est à notre époque un travail hautement responsable), ils en viennent enfin à l’essentiel : pourquoi y ai-je été ? en quoi consistait exactement mon crime ? La chatte-serpent plisse d’avance ses yeux malins, comme si la lumière pourpre de mon crime frappait déjà son visage de membre du Parti. Moi, je regarde par-dessus sa tête la face sinistre du démon qui a démoli toute ma vie. Devant son portrait, que puis-je raconter sur nos rapports mutuels ?

Je décide de flanquer la frousse à ces dispensateurs des lumières, selon un procédé bien connu chez les détenus : ce qu’ils veulent savoir est un secret d’État, je n’ai pas le droit d’en parler. Cela dit, je désire simplement qu’ils me disent s’ils m’engagent ou non.

Et les revoilà encore partis à palabrer en kazakh. Qui pourrait être assez hardi pour embaucher à ses risques et périls un criminel d’État ? Mais ils ont une porte de sortie : ils me font rédiger un curriculum vitae et remplir un questionnaire en double exemplaire. J’ai l’habitude ! Heureusement que le papier a une patience inépuisable. N’ai-je pas déjà rempli tout cela il y a une demi-heure ? Je m’exécute encore une fois, puis je rentre au MGB.

C’est avec intérêt que je fais le tour de leur cour, examine la prison intérieure qu’ils se sont construite avec les moyens du bord et considère le guichet de réception des colis qu’ils ont percé dans le mur de pisé sans aucune nécessité, uniquement pour imiter les grandes personnes : car il est si bas, ce mur, que même sans guichet on peut passer tous les paniers qu’on veut. Mais de quoi leur MGB aurait-il l’air, sans guichet ? Je vais et viens dans cette cour et j’ai l’impression d’y respirer beaucoup mieux que dans l’atmosphère confinée de l’Inspection académique : vu de là-bas, le MGB paraît mystérieux, il glace de loin les inspecteurs. Or, en fait, ce ministère est mon chez-moi. Tenez, prenons ces trois grands dadais de la commandanture (parmi eux, il y a deux officiers) : eh bien, ils sont ouvertement placés là pour nous surveiller, et nous sommes leur gagne-pain. Pas l’ombre d’un mystère.

Nos nouveaux chefs se révèlent accommodants et nous permettent, au lieu de passer la nuit dans une pièce fermée à clé, de dormir dans la cour, sur le foin.

Une nuit à la belle étoile ! Nous avions oublié ce que cela veut dire !… Toujours des verrous, toujours des barreaux, toujours des murs et un plafond. Ah, il s’agit bien de dormir ! Je vais et je viens, je vais et je viens, arpentant en tous sens la cour de service annexée à la prison. Elle baigne dans un doux clair de lune. Cette télègue dételée, le puits, l’auge où on fait boire les bêtes, la petite meule de foin, les ombres noires des chevaux sous l’auvent, tout cela est si paisible, si ancien : rien ne porte la marque cruelle du MVD. On est seulement le 3 mars, et pourtant la nuit n’a apporté aucun rafraîchissement de la température, c’est le même air, presque estival, que durant la journée. Dans Kok-Térek éparpillé sous la lune, les ânes braient, longuement, passionnément : ils disent et redisent aux ânesses leur amour, ils disent la force débordante qui afflue en eux, et à cette grande clameur doit se mêler aussi la réponse des ânesses. Je distingue mal leurs voix à tous ; ces cris plus puissants et plus profonds, peut-être est-ce les chameaux. Il me semble que si j’avais de la voix, je me mettrais moi aussi à hurler à la lune : je vais respirer, ici. Je vais pouvoir me déplacer, ici !

Il n’est pas possible que je n’arrive pas à percer le rideau de papier des questionnaires ! En cette nuit retentissante, je sens ma supériorité sur tous les fonctionnaires blancs de frousse. Enseigner ! me sentir de nouveau un homme ! Entrer dans la classe d’un pas rapide et parcourir d’un regard de feu les visages des enfants ! On pointe l’index vers la figure tracée au tableau – et tous en oublient de respirer ! On ébauche la construction qui résout le problème – et on entend leur soupir de soulagement.

Je ne peux pas dormir ! Je vais et je viens, je vais et je viens sans fin sous la lune. Les ânes chantent ! Les chameaux chantent ! En moi aussi tout chante : libre ! libre !

Je finis tout de même par m’étendre sur le foin aux côtés de mes camarades, sous l’auvent. À deux pas de nous les chevaux sont là, debout devant leur crèche, et tout au long de la nuit ils mâchent paisiblement leur foin. Je crois que dans l’univers entier on n’aurait pu trouver chose plus doucement familière que ce bruit-là pour notre première nuit de semi-liberté.

Mangez, bêtes sans malice ! Mangez, gentils chevaux !…

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Le lendemain, nous recevons l’autorisation de nous loger dans le village. Avec les moyens dont je dispose, je me trouve une bicoque genre poulailler, à peine éclairée par une unique petite fenêtre et si basse que même au milieu, là où le toit est le plus haut, je ne peux pas me redresser tout à fait. « Une petite isba bien basse… » avais-je écrit en prison un jour où je rêvais à la relégation. Malgré tout, ce n’est pas très agréable de ne pas pouvoir relever la tête. Mais enfin, c’est une maison pour moi tout seul ! Le sol est en terre battue, je jette dessus mon caban du camp – et voilà le lit ! Mais tout de suite un ingénieur en relégation, un professeur à l’institut Baumann nommé Alexandre Klimentiévitch Zdanioukévitch, me prête une paire de caisses en bois sur lesquelles je m’installe confortablement. Je n’ai pas encore de lampe à pétrole (je n’ai rien ! – tous les objets nécessaires, il va falloir les choisir et les acheter un à un, comme quelqu’un qui arriverait sur la terre pour la première fois), mais je ne regrette même pas de ne pas avoir d’éclairage. Durant trop d’années, dans les cellules et les baraques, la lumière imposée par l’État nous a blessé l’âme : je suis heureux comme un roi, maintenant, dans le noir. L’obscurité elle-même peut devenir un élément de liberté ! Dans cette obscurité et ce silence (la voix du haut-parleur qui est sur la place pourrait arriver jusqu’à moi, mais voici trois jours, à Kok-Térek, que la radio se tait), je reste tout simplement couché sur mes caisses, et je savoure.

Que désirer de plus ?

Cependant, le matin suivant comble et dépasse toutes les espérances possibles ! Ma propriétaire, la vieille mère Tchadova, une reléguée originaire de Novgorod, me dit en chuchotant, car elle n’ose parler à voix haute :

« Va donc écouter la radio là-bas. On m’a dit une chose, j’ai peur de la répéter. »

Effectivement, la radio s’est remise à parler. Je vais sur la grand-place. Une foule d’environ deux cents personnes, chiffre considérable pour Kok-Térek, est massée, sous le ciel maussade, autour du poteau qui porte le haut-parleur. Parmi ces gens, beaucoup de Kazakhs, des vieux surtout. Ils ont découvert leurs têtes chauves et tiennent à la main leurs superbes bonnets roux en fourrure d’ondatra. Ils respirent une noble tristesse. Les jeunes sont plus indifférents. Deux ou trois tractoristes ont gardé leur casquette sur la tête. Moi aussi, bien sûr, je vais la garder. Je n’ai pas encore pu distinguer les paroles du speaker (sa voix se brise à force d’effets dramatiques), mais déjà la lumière se fait dans mon esprit.

Voici l’instant que nous espérions, mes amis et moi, quand nous n’étions encore qu’étudiants ! Voici l’instant qu’appelaient de leurs prières tous les zeks du Goulag (sauf les communistes orthodoxes) ! Il est mort, le dictateur asiate ! Il est clamecé, le salaud ! Oh, quelle jubilation débordante ce doit être en ce moment chez nous, au Camp spécial3 ! Alors qu’ici les institutrices, des jeunes filles russes, sanglotent à fendre l’âme : « Qu’allons-nous devenir maintenant ?… » Elles ont perdu le cher, le tant aimé… Comme je leur crierais bien, à travers toute la place : « Il ne va rien vous arriver du tout ! Vos pères ne seront plus fusillés ! Vos fiancés ne seront plus arrêtés ! Et vous-mêmes ne serez plus TchS ! »

J’ai envie de hurler devant le haut-parleur, et même d’exécuter une danse de cannibale ! Mais, hélas, ils sont lents, les fleuves de l’histoire. Et mon visage entraîné à tout compose une grimace d’attention affligée. Pour l’instant, faisons semblant, continuons à faire semblant.

Malgré tout, quelle merveilleuse pierre blanche marque le début de mon exil !

 

Une dizaine de jours s’écoulent, et la lutte pour les portefeuilles, jointe à la frousse mutuelle qu’ils s’inspirent, fait que les Sept Boyards* abolissent totalement le MGB ! J’avais donc raison de douter qu’il fût éternel4 !

Mais que reste-t-il alors d’éternel sur cette terre, hormis l’injustice, l’inégalité et l’esclavage ?…

1- À la veille du coup d’État d’Octobre, Vassiliev se trouvait pratiquement à la tête du Département d’amélioration des sols.

2- Pavel Vesselov (Stockholm), qui s’est beaucoup occupé d’autres cas d’arrestation de citoyens suédois par les autorités soviétiques, a analysé tout ce que E.A. Andersen racontait sur lui-même ainsi que l’absence en Suède de quelque milliardaire que ce soit nommé Andersen, et il émet l’hypothèse suivante : d’après son physique et d’après la forme du nom qu’il donnait pour le sien, E.A. était plutôt norvégien, mais il avait choisi de se faire passer pour suédois et devait avoir ses raisons. Les Norvégiens réfugiés à l’étranger en 1940 étaient incomparablement plus nombreux à servir dans l’armée anglaise que les Suédois, représentés peut-être par quelques individus isolés. E.A. pouvait avoir un vrai lien de parenté avec les Robertson anglais, mais s’en être inventé un avec le général Robertson, pour augmenter sa valeur aux yeux du MGB. Vraisemblablement, il vint aussi à Moscou comme membre d’une délégation anglaise ou norvégienne, et non suédoise (je ne crois pas qu’il y en soit jamais venu de suédoise), mais sans être plus qu’un personnage de troisième rang. Peut-être le MGB lui proposa-t-il de devenir agent soviétique, et peut-être est-ce son refus qui lui valut ses vingt ans. Quant au père d’Erik, ce pouvait effectivement être un homme d’affaires, mais pas d’une telle envergure. Cependant, si Erik exagérait, brodant même sur le fait que son père connaissait Gromyko (ce qui amena les guébistes à le montrer à Gromyko), c’était pour que le MGB juge intéressant de le faire racheter et que l’Occident soit ainsi mis au courant de sa situation. (Note ajoutée en 1975.)

3- Au Kamychlag, le pote (gueule de sous-officier obtus) entra dans l’une des baraques et déclara d’un ton sévère : « Le Parti annonce avec fierté la mort de Iossif Vissarionovitch Staline. »

4- À vrai dire, on nous rendra le KGB six mois plus tard, avec le même personnel.