La relégation
dans nos premières années de liberté
Sans doute l’humanité a-t-elle inventé l’exil avant la prison. Chasser quelqu’un de la tribu, c’était déjà l’exiler. Très tôt, on a compris combien un homme a du mal à vivre hors de l’entourage et des lieux qui lui sont familiers. Rien n’est comme il faut, rien ne marche et rien ne va, tout est provisoire et à côté du vrai, même quand on a autour de soi une nature verdoyante et non un sol éternellement gelé.
En ce domaine, l’Empire russe n’est pas non plus resté à la traîne : la relégation a reçu une sanction légale sous Alexis Mikhaïlovitch, dans le Code adopté par les états généraux de 1648. Mais déjà auparavant, dès la fin du xvie siècle, on avait envoyé des gens en relégation sans qu’il fût besoin d’aucuns états généraux : les habitants de Kargopol en disgrâce ; ensuite ceux d’Ouglitch, témoins du meurtre du tsarévitch Dimitri. On disposait d’un espace suffisant : la Sibérie était déjà nôtre. Ainsi comptait-on en 1645 quelque quinze cents relégués. Pierre en fit pour sa part des centaines et des centaines. Elisabeth, nous l’avons déjà dit, avait coutume de substituer à la peine de mort la relégation à vie en Sibérie. Mais il y eut alors un tour de passe-passe, et par « relégation » on se mit à entendre non seulement l’assignation à résidence sans privation de liberté, mais également le bagne, les travaux forcés, ce qui n’est plus du tout la même chose. Le statut donné à la relégation par Alexandre Ier, en 1822, entérina cette confusion. Aussi convient-il, apparemment, de considérer les bagnards comme inclus dans les chiffres de relégués dont on dispose pour le xixe siècle. Au début du siècle, chaque année voit reléguer de deux à six mille personnes. À partir de 1820, la mesure est étendue aux vagabonds (aux parasites, pour parler comme nous) et on atteint ainsi certaines années le chiffre de dix mille. En 1863, l’île déserte de Sakhaline, située bien à l’écart, est élue comme terre d’exil et spécialement aménagée : les possibilités se trouvent encore élargies. En tout, le xixe siècle a compté un demi-million de relégués, et durant ses dernières années le nombre de personnes se trouvant simultanément en exil se montait à 300 0001.
Si la relégation était tellement développée en Russie, c’est que le pays possédait peu de maisons de détention : elles n’étaient pas dans sa pratique.
Vers la fin du siècle, les formes d’exil ne cessèrent de se diversifier. Il en apparut de plus légères : « l’éloignement à deux provinces de distance » et même « l’exil à l’étranger » (cette mesure n’était pas, à l’époque, le châtiment effroyable qu’elle est devenue depuis Octobre2). On introduisit également la relégation administrative, commode pour compléter la relégation judiciaire. Cependant, le temps d’exil assigné à chacun était fixé en chiffres clairs et nets, et même la relégation perpétuelle ne durait pas vraiment toute la vie. Tchékhov écrit dans Sakhaline qu’au bout de dix ans (et, en cas de conduite « parfaitement digne d’éloges » – critère flou mais dont, selon Tchékhov, l’application était large –, au bout de six ans), le condamné passait dans la classe des paysans et pouvait revenir où bon lui semblait, pourvu que ce ne fût pas dans son pays natal.
La relégation était implicitement caractérisée, au dernier siècle des tsars, par une chose qui paraissait alors naturelle à tout le monde mais qui nous étonne actuellement : elle était individuelle. Que ce fût par décision de justice ou par mesure administrative, elle frappait chacun en particulier et jamais elle n’était la conséquence de l’appartenance à un groupe.
D’une décennie à l’autre, les conditions de la relégation changeaient, elle était plus ou moins dure, et les différentes générations nous ont laissé des témoignages divers. Les transferts en convois étaient pénibles, cependant nous savons à la fois par P.F. Iakoubovitch et par Léon Tolstoï que les politiques étaient transférés dans des conditions tout à fait supportables. F. Kon ajoute que lorsqu’il y avait des politiques, l’équipe de convoyeurs avait des égards même pour les droits-communs, si bien que ceux-ci appréciaient beaucoup leurs compagnons. Durant plusieurs décennies, la population sibérienne a accueilli les exilés avec hostilité : on leur attribuait les plus mauvais lopins de terre, on leur réservait les travaux les plus pénibles et les plus mal payés, les paysans ne leur donnaient pas leurs filles en mariage. Sans domicile fixe, mal habillés, marqués au fer et affamés, ils se groupaient en bandes de pillards, ce qui montait encore plus la population contre eux. Cependant, tout cela ne concerna jamais les politiques, qui commencèrent à former un flot bien visible à partir des années 70. Le même F. Kon écrit que les Iakoutes accueillaient les politiques avec cordialité et avec un sentiment d’espoir, car ils voyaient en eux les médecins, les maîtres d’école de leurs villages et les conseillers juridiques qui les aideraient à se défendre contre les autorités. En tout cas, les conditions de vie des politiques en exil leur ont permis de produire de nombreux savants (dont la science date justement de l’exil) : régionalistes, ethnographes, linguistes3, naturalistes, ainsi que des publicistes et des hommes de lettres. Tchékhov n’a pas vu de politiques à Sakhaline et ne nous en a pas décrit4. Mais F. Kon, par exemple, relégué à Irkoutsk, entra à la rédaction du journal progressiste La Revue de l’Est qui avait pour collaborateurs des populistes, des membres de la « Volonté du peuple » et des marxistes (Krassine). Ce n’était pas n’importe quelle ville de Sibérie, c’était un chef-lieu de gouvernement général, lieu dont le statut de la relégation interdisait formellement l’accès aux politiques ; mais cela ne les empêchait pas d’y travailler dans les banques et les entreprises commerciales, d’y enseigner, de se frotter dans les salons à l’intelligentsia locale. Et dans La Région des steppes, publiée à Omsk, les exilés faisaient paraître des articles que la censure n’aurait jamais laissés passer nulle part en Russie. Les exilés d’Omsk assurèrent même le service de leur journal aux grévistes de Zlatooust. De Krasnoïarsk aussi les exilés firent une ville d’esprit avancé. Et Minoussinsk vit se constituer autour du musée Martianov un groupe actif d’exilés qui jouissait d’un tel crédit et ignorait si bien toute contrainte administrative que non seulement il organisa comme il le voulut un réseau pan-russe de planques pour évadés (du reste, nous avons déjà parlé de la facilité des évasions à cette époque-là), mais qu’il inspira l’activité du très officiel Comité Witte de la ville5. Et si, parlant du régime des droits-communs à Sakhaline, Tchékhov s’écrie que « c’est le plus écoeurant des retours au servage », on ne peut pas en dire autant de la relégation qu’ont connue en Russie les politiques depuis les temps anciens jusqu’à une époque récente. Au début du xxe siècle, la relégation administrative appliquée aux politiques n’était plus en Russie un châtiment, c’était devenu une formalité vide de sens, « un procédé vieilli » qui avait « fait la preuve de son inefficacité » (Goutchkov). À partir de 1906, Stolypine commença à prendre des mesures qui devaient aboutir à sa disparition totale.
L’exil de Radichtchev ? L’écrivain acheta (à propos, pour 10 roubles) une maison de bois avec un étage dans le village d’Oust-Ilimski Ostrog et y vécut avec les plus jeunes de ses enfants et sa belle-sœur qui remplaçait sa femme. Le forcer à travailler, personne n’y songeait ; il vivait comme bon lui semblait et pouvait se déplacer librement dans tout le district d’Ilimsk. Ce que fut l’exil de Pouchkine à Mikhaïlovskoïé, beaucoup de gens en ont une idée depuis qu’il y sont allés en excursion. Nombreux sont les écrivains et les hommes politiques qui connurent un exil de ce genre : Tourguéniev à Spasskoïé-Loutovinovo, Aksakov à Varvarino (endroit choisi par lui). Dans sa cellule du bagne de Nertchinsk, Troubetskoï vivait déjà avec sa femme (un fils leur naquit) et lorsque, quelques années plus tard, il fut envoyé en relégation à Irkoutsk, ils y eurent un immense hôtel particulier, une voiture et des chevaux, des laquais, des gouverneurs français pour les enfants (la pensée juridique d’alors n’était pas encore arrivée, par manque de maturité, aux concepts d’« ennemi du peuple » et de « confiscation de tous les biens »). Quant à Herzen, la haute situation qu’il occupait dans l’administration de la province lui valut, pendant son exil à Novgorod, de recevoir les rapports du chef de la police.
Cette forme douce de relégation n’était pas réservée aux grands noms et aux hommes célèbres. Ce fut, au xxe siècle encore, le lot de nombreux révolutionnaires et frondeurs, – des bolchéviks, en particulier, car on n’avait pas peur d’eux. Staline, alors qu’il avait déjà quatre évasions à son actif, fut relégué, la cinquième fois… à Vologda, dans la ville même. Ses articles violemment antigouvernementaux valurent à Vadim Podbelski d’être expédié… de Tambov à Saratov. Quelle cruauté ! Et personne, bien entendu, ne l’envoyait de force au travail6.
Mais même un exil comme celui-là, qui nous paraît à présent confortable, même cet exil où l’on n’était pas menacé de mourir de faim était parfois très difficile à supporter. Nombreux sont les révolutionnaires qui racontent combien ils ont souffert en passant de la prison, qui représentait le pain assuré, la vie au chaud, à l’abri, le temps consacré aux universités et aux querelles de partis, – à la relégation où il fallait, seul parmi des étrangers, se procurer le vivre et le couvert. Et lorsqu’il n’y avait pas besoin de s’en préoccuper, ils expliquent (F. Kon) que c’était pire encore : « les horreurs de l’oisiveté… Le plus terrible est que les gens sont condamnés à l’oisiveté » ; certains alors s’enfoncent dans la science, d’autres dans le commerce et la recherche du profit, d’autres encore sombrent dans l’alcool, par désespoir.
Pourquoi, cependant, l’oisiveté ? Car enfin, les gens du pays ne s’en plaignent pas, ils arrivent à peine, chaque soir, au bout de ce qu’ils ont à faire. Il est plus exact de mettre en cause la transplantation, la rupture avec le mode de vie habituel, les racines coupées, les liens vitaux détruits.
Il ne fallut que deux ans d’exil au journaliste Nikolaï Nadejdine pour perdre le goût de l’esprit libéral et se transformer en loyal serviteur du trône. Le bouillant Menchikov aux passions déchaînées, quand il fut exilé en 1727 à Bériozov, y fit bâtir une église, se mit à échanger avec les habitants du lieu toutes sortes de considérations sur la vanité de ce monde, à se laisser pousser la barbe, à rester en robe de chambre, – et au bout de deux ans il était mort. On pourrait se demander ce qu’avait eu de si épuisant, ce qu’avait eu de si atroce pour Radichtchev son exil confortable… mais lorsque, revenu en Russie, il se vit menacer de devoir repartir, il en fut si effrayé qu’il se suicida. Quant à Pouchkine, il écrivait ainsi à Joukovski, en octobre 1824, depuis Mikhaïlovskoïé, ce paradis terrestre où l’on croirait devoir prier le ciel de vous faire passer le restant de vos jours : « Sauve-moi (de l’exil. – a. s.) par la forteresse s’il le faut, ou le monastère des Solovki ! » Et ce n’était pas de la rhétorique, car il écrivit également au gouverneur en demandant qu’on substituât à la relégation une peine de forteresse.
Nous qui savons ce que sont les Solovki, cela nous étonne : quelle frénésie, quel désespoir et quelle ignorance fallait-il au poète pour cracher sur Mikhaïlovskoïé et réclamer les îles Solovki !…
Eh bien, mais c’est cela, la sombre puissance de l’exil – on prend simplement un individu pour le déposer, jambes entravées, dans un autre lieu – cette puissance que les gouvernants de l’antiquité avaient déjà devinée et qu’Ovide dut subir.
Un grand vide. L’impression d’être perdu. Une vie qui n’en est pas une…
*
Dans la liste des instruments d’oppression que devait balayer à tout jamais notre radieuse révolution figurait bien entendu, au quatrième ou cinquième rang, la relégation.
Mais à peine la révolution eut-elle fait ses premiers pas sur ses petites jambes bientôt torses, que sans attendre d’avoir grandi un peu elle comprit qu’elle ne pouvait se passer de ce moyen-là. La Russie resta peut-être un an sans connaître la relégation, mettons trois ans au plus. Et bientôt ce fut le début de ce qu’on appelle maintenant la déportation : on se mit à éloigner les indésirables. Voici les paroles authentiques d’un de nos héros nationaux, qui fut ensuite maréchal, parlant de l’année 1921 dans la province de Tambov : « Il fut décidé d’organiser le déplacement massif des familles des bandits (lisez : « des résistants » – a.s.) On mit en place de vastes camps de concentration où ces familles étaient internées avant leur départ » (c’est moi qui souligne – a. s.)7.
C’est uniquement parce qu’il est plus commode de fusiller les gens sur place que de les emmener ailleurs, ce qui force à les garder et à les nourrir en route, puis à les installer et à les garder encore, c’est uniquement cette raison de commodité qui a retardé l’introduction de la relégation comme mesure régulière jusqu’à la fin du communisme de guerre. Mais dès le 16 octobre 1922 fut créée auprès du NKVD une Commission permanente de Déplacement « des individus socialement dangereux, membres actifs des partis antisoviétiques » (c’est-à-dire de tous les partis sauf celui des bolchéviks), et la peine distribuée couramment était de trois ans8. Ainsi trouve-t-on, dès le début des années Vingt, une institution déjà rodée qui fonctionne à un bon rythme.
Il est vrai que la relégation ne fut pas rétablie pour les délits de droit commun : on avait inventé les camps de redressement par le travail, et ils se chargèrent d’avaler le contingent. Mais la relégation politique, en revanche, était devenue plus commode que jamais : en l’absence de journaux d’opposition, les envois en exil n’éveillaient aucun écho, et quand on voyait la chose se produire à côté de soi, frapper des gens qu’on connaissait bien, ces trois ans d’éloignement imposés sans hargne et sans précipitation semblaient, après les exécutions du communisme de guerre, une mesure éducative du genre lyrique.
Cependant, ceux qui partaient pour cet exil insinuant, camouflé en mesure d’hygiène, ne revenaient plus, et s’ils finissaient tout de même par pouvoir rentrer chez eux, ils étaient bien vite repris. Happés par le tourbillon, ils commençaient alors à décrire leurs cercles dans l’Archipel pour y tournoyer jusqu’au moment inéluctable où l’arc brisé de la dernière courbe les précipiterait dans la fosse.
La candeur générale fit que le dessein du pouvoir ne fut pas percé à jour de sitôt : simplement, il n’était pas encore assez fort pour se débarrasser d’un coup de tous ceux qui lui déplaisaient. Les victimes désignées, il les rayait donc pour l’instant non de la surface de la terre, mais de la mémoire des gens.
La relégation fut d’autant plus facile à rétablir que les routes suivies par les transferts de jadis n’avaient pas encore disparu sous la ronce et le bois mort et que les lieux d’exil eux-mêmes – la Sibérie, le pays d’Arkhanguelsk et celui de Vologda – n’avaient absolument pas changé et ne furent pas étonnés le moins du monde. (Du reste, la pensée de nos hommes d’État ne s’arrêtera pas là, on verra un doigt se promener sur la carte de la sixième partie des terres émergées, et, dès son rattachement à l’Union soviétique, l’immense Kazakhstan offrira ses espaces à la relégation, sans compter tous les coins bien perdus qui seront découverts en Sibérie même.)
Mais il subsistait, dans les traditions de la relégation, une difficulté qui tenait à la mentalité de parasites des exilés : l’État, voyez-vous, avait l’obligation de les nourrir. C’est que le gouvernement tsariste n’osait pas contraindre les exilés à augmenter le produit national. Et les révolutionnaires professionnels considéraient que c’eût été déchoir que de travailler. En Iakoutie, un résident forcé avait droit à 15 dessiatines de terre (soixante-cinq fois plus qu’un kolkhozien de nos jours). On ne saurait dire que les révolutionnaires se précipitaient sur ce lopin pour le travailler, mais les Iakoutes, qui faisaient grand cas de la terre, leur payaient, pour en avoir la jouissance, un « droit de cession », un loyer qu’ils acquittaient en produits alimentaires et en chevaux. Ainsi le révolutionnaire, arrivé les mains vides, se retrouvait-il immédiatement le créancier des Iakoutes (F. Kon). Et, outre cela, l’État tsariste versait à son ennemi politique en exil des allocations se montant à 12 roubles par mois pour la nourriture et à 22 roubles par an pour l’habillement. Lépéchinski écrit9 que pendant son exil à Chouchenskoïé, Lénine recevait lui aussi ses 12 roubles mensuels (il ne les refusait pas), et que lui-même, Lépéchinski, touchait 16 roubles parce qu’en tant que fonctionnaire, il était plus qu’un simple citoyen en relégation. F. Kon nous assure maintenant que cela faisait extrêmement peu d’argent. Cependant, on sait que les prix étaient en Sibérie de deux à trois fois plus bas qu’en Russie, donc l’allocation versée par l’État était plus que suffisante. Elle a permis à Lénine, par exemple, de passer ses trois ans tranquillement penché sur la théorie de la révolution sans avoir à se préoccuper de ses moyens d’existence. Martov, lui, écrit que pour 5 roubles par mois son propriétaire le logeait et le nourrissait complètement et qu’avec le reste il achetait des livres et faisait des économies pour s’évader. L’anarchiste A.P. Oulanovski dit que c’est en exil (dans la région de Touroukhansk, où il se trouvait en même temps que Staline) qu’il eut pour la première fois de sa vie de l’argent à dépenser : il en envoyait à une jeune fille libre dont il avait fait la connaissance au cours de son voyage, et il put s’acheter du cacao pour voir enfin quel goût cela avait. La viande de renne et les sterlets étaient vendus pour rien, une bonne maison solide coûtait 12 roubles (l’allocation d’un mois !). Personne parmi les politiques ne connaissait la gêne, tous les relégués par mesure administrative touchaient une allocation en argent. Et tous étaient bien habillés (ils arrivaient du reste avec de bons vêtements).
Il est vrai que les exilés à vie qui étaient, pour parler comme nous, des « délinquants », ne touchaient pas d’allocation en argent, mais ils recevaient gratuitement de l’État de quoi s’habiller de pied en cap, des pelisses et des chaussures. Et à Sakhaline, comme l’a établi Tchékhov, tous les exilés percevaient durant deux ou trois ans, et les femmes jusqu’à la fin de leur peine, une allocation en nature versée par l’État qui comprenait, entre autres, 40 zolotniks de viande (ce qui fait 200 grammes) et 3 livres de pain par jour (c’est-à-dire le « kilo deux cents » qu’on donne aux stakhanovistes des mines de Vorkouta quand ils remplissent la norme à 150 %. Tchékhov trouve, il est vrai, ce pain mal cuit et fait avec de la mauvaise farine, – mais enfin, celui de nos camps n’est pas meilleur !). Chacun recevait tous les ans une canadienne, un manteau de drap et plusieurs paires de chaussures. Et il y avait encore la combinaison que voici : l’État tsariste faisait exprès de payer au prix fort les objets que fabriquaient les exilés afin de soutenir leur production. (Tchékhov finit par arriver à la conclusion que ce n’était pas Sakhaline, la colonie, qui rapportait à la Russie, sa métropole, mais la métropole qui nourrissait sa colonie.)
Bien entendu, cela va sans dire, chez nous autres Soviétiques la relégation politique ne pouvait être établie sur des bases aussi malsaines. En 1928, le IIe Congrès panrusse des personnels administratifs déclara non satisfaisant le système existant et réclama « que la relégation soit organisée sous forme de colonies dans des endroits éloignés et isolés et que soit introduit un système de condamnations non chiffrées » (c’est-à-dire à perpétuité10). À partir de 1929, on commença à mettre au point une combinaison de la relégation avec les travaux forcés11.
« Qui ne travaille pas ne mange pas », tel est le principe du socialisme. La relégation soviétique ne pouvait être édifiée que sur ce principe socialiste. Mais c’étaient justement les socialistes qui avaient pris l’habitude de recevoir gratis leur nourriture quand ils étaient en exil ! On n’osa pas rompre tout de suite avec cette tradition et le Trésor soviétique se mit lui aussi à verser de l’argent à ses exilés politiques, – mais, bien sûr, pas à tous, pas aux kaer tout de même, uniquement aux polites et en établissant encore des distinctions entre eux : à Tchimkent, par exemple, en 1927, 6 roubles par mois pour les SR et les SDK contre 30 pour les trotskistes (avec eux, on était quand même entre bolchéviks). Seulement, ce n’étaient plus les roubles du temps des tsars, une chambre minuscule en coûtait 10 par mois et pour 20 kopecks par jour on ne mangeait pas grand-chose. Par la suite, ça n’a fait qu’empirer. En 1933, les « polites » touchaient une allocation mensuelle de 6 roubles 25. Or cette année-là, je m’en souviens parfaitement, le kilo de pain de seigle gluant vendu « dans le commerce » (sans tickets) coûtait 3 roubles. Plus question pour les socialistes d’apprendre les langues étrangères ni d’écrire des ouvrages théoriques : ils devaient bosser, à présent, les socialistes. Et dès que quelqu’un se faisait embaucher, le Guépéou lui coupait immédiatement les derniers subsides.
Cependant, quand un relégué désirait travailler, il fallait encore qu’il trouve un gagne-pain. La fin des années vingt a été marquée chez nous par un chômage important, trouver du travail était le privilège des gens au questionnaire d’identité immaculé et des membres du syndicat, et les relégués ne pouvaient pas leur faire concurrence en se prévalant de leur instruction ou de leur expérience. De plus, il fallait encore compter avec la commandanture sans l’accord de laquelle aucune administration n’aurait osé engager un relégué. (Même un ancien relégué avait peu d’espoir de trouver un bon emploi, à cause de la tache que portait son passeport.)
En 1934, à Kazan, raconte P. S…va, un groupe de relégués instruits alla, par désespoir, s’engager pour paver les rues. À la commandanture, on les sermonna : pourquoi ce geste spectaculaire ? Mais on ne les aida pas pour autant à trouver un autre travail, et Grigori B. lança à l’oper : « Vous ne seriez pas en train de préparer un petit procès, par hasard ? Parce qu’on se serait bien engagé comme témoins rémunérés. »
Ils en étaient réduits à ramasser les miettes sur la table pour se les lancer dans la bouche.
Voilà à quel niveau étaient tombés les relégués politiques russes ! Plus le temps de discuter ni d’écrire des protestations contre le « Credo » officiel. Finie l’épreuve que constituait une oisiveté vide de sens… L’important maintenant était de ne pas mourir de faim. Et de ne pas s’abaisser à devenir un mouchard.
Durant les premières années du régime soviétique, dans notre pays enfin libéré d’un esclavage séculaire, la fierté et l’indépendance des exilés politiques s’affaissèrent comme un ballon de baudruche percé par une épingle. On vit combien elle était illusoire, la force que le gouvernement précédent avait redoutée en eux. Cette force avait pour unique source et pour unique soutien l’opinion publique du pays. Mais à peine l’opinion publique eut-elle été remplacée par une opinion organisée qu’on vit les exilés, avec leurs protestations et leurs droits, livrés pieds et poings liés à l’arbitraire de guépéoutiens obtus, hébétés, et d’inhumaines instructions secrètes (les premières de ces instructions purent encore être marquées par la main et l’esprit du ministre de l’Intérieur Dzerjinski). Lancer ne fût-ce qu’un seul cri enroué, crier ne fût-ce qu’un seul mot aux hommes libres, là-bas, était devenu maintenant chose impossible. Si un ouvrier relégué envoyait une lettre à son ancienne usine, celui qui, l’ayant reçue, la faisait connaître à ses camarades (Léningrad, Vassili Kirillovitch légorchine) était immédiatement envoyé lui-même en relégation. Les exilés n’avaient pas seulement perdu leur indemnité en argent, leurs moyens d’existence, ils avaient perdu tous leurs droits : le Guépéou avait encore plus de facilité à les retenir sans motif, à les arrêter et à les fourrer dans un transfert, que du temps où ils étaient considérés comme des hommes libres ; aucun frein ne le retenant plus, il les traitait comme des poupées de caoutchouc et non comme des êtres humains12. Rien de plus simple, par exemple, que de les secouer un bon coup, comme cela fut fait un jour à Tchimkent : on annonça brusquement que tous les relégués devraient avoir quitté la ville dans les vingt-quatre heures. En l’espace d’un jour et d’une nuit, ils durent : quitter leur travail en mettant leur successeur au courant, vider leur logement, se débarrasser de leurs meubles, faire leurs paquets, – et partir par la route indiquée. Voilà qui n’est guère plus doux qu’un transfert de prisonniers ! Ils ne sont guère plus assurés, les lendemains d’un exilé…
Cependant, le silence de l’opinion publique et la pression du Guépéou ne sont pas tout : qui étaient, de leur côté, ces exilés eux-mêmes ? ces membres mythiques de partis qui n’existaient pas ? Nous ne pensons pas ici aux Cadets : dans le pays, ils avaient tous été exterminés, – mais quelle signification avait, vers 1927 ou 1930, l’étiquette de SR ou de menchévik ? Nulle part dans le pays il n’existait aucun groupe qui répondît à ce nom et eût une activité quelconque. Au début des années vingt, on avait proposé à tous les socialistes de renier la doctrine de leur parti et un très grand nombre avait accepté et décroché, seule une petite minorité s’était déclarée fidèle à ses convictions. (Des convictions que nous avons du mal à comprendre, nous qui regardons avec le recul de l’histoire, car, dans la pratique, tous les partis socialistes n’ont fait qu’aider les bolchéviks à s’imposer.) Depuis la Révolution – et en 1927 cela faisait longtemps, dix années bouillantes et tonitruantes –, les programmes n’avaient pas été révisés, et même s’ils avaient subitement ressuscité, ces partis, qui pouvait savoir comment ils auraient interprété les événements et ce qu’ils auraient proposé ? Il y avait beau temps que la presse tout entière ne parlait plus d’eux qu’au passé, et ceux de leurs membres qui étaient encore de ce monde vivaient dans leur famille, se consacraient à leur travail et ne pensaient absolument plus à leur ancien parti. Mais les listes gravées sur les tables du Guépéou sont ineffaçables. Et subitement, sur un signal nocturne, on extrayait de leur trou ces lapereaux dispersés et on les expédiait, via la prison, à Boukhara, tenez, par exemple.
C’est ainsi que I.V. Stoliarov arriva dans cette ville en 1930 et y trouva, rassemblés de tous les coins du pays, des SR et des SDK vieillissants. Arrachés à leur vie habituelle, il ne leur restait plus maintenant qu’à se lancer dans des discussions, à apprécier la conjoncture politique, à proposer des solutions, à se demander quel cours aurait pris l’histoire si… et si…
En les regroupant ainsi, on fabriqua avec eux une chose qui n’était déjà plus un parti, mais simplement une cible à faire couler.
Plus nombreux étaient, parmi les relégués, les SDK géorgiens et les dachnaks arméniens, expédiés au loin en grandes quantités après que les communistes se furent emparés de leurs républiques. Ils se rappellent le parti vivant et combatif formé dans les années Vingt par les sionistes socialistes avec leur énergique mouvement de jeunesse « Hashomer » et leur organisation légale « Hékhalouts » qui créait des communes agricoles juives en Crimée. En 1926 on coffra tout leur Comité central, et en 1927 garçons et fillettes qui n’avaient pas atteint 15-16 ans durent quitter la Crimée pour l’exil. On leur assignait Tourkoul et d’autres endroits difficiles. C’était là un authentique parti – soudé, tenace, sûr d’être dans le vrai. Mais le but qu’ils poursuivaient n’avait pas un caractère général, il leur était particulier : avoir une vie nationale, constituer une Palestine. Bien entendu, le parti communiste, qui avait délibérément jeté par-dessus bord la notion de patrie, ne pouvait tolérer que d’autres fissent preuve d’un nationalisme étroit !13
Sur les lieux de relégation, les socialistes se trouvaient les uns les autres et des groupes de même tendance se reformaient, reprenaient vie, des caisses d’entraide apparaissaient (mais toutes strictement réservées aux membres du groupe : on ne s’aidait qu’entre soi). Depuis les endroits où le travail ne manquait pas, Tchimkent par exemple, on envoyait de l’aide aux camarades « du Nord » réduits au chômage et à ceux qui étaient détenus dans des isolateurs. On reprenait l’idée de combattre pour un « statut des politiques » (durant toute la période soviétique, les socialistes furent incapables de comprendre à quel point il était inconvenant de revendiquer des droits non pour tout le peuple des zeks, mais seulement pour soi-même et les siens). On se mettait aussi ensemble, ici et là, pour préparer la nourriture et garder les enfants, avec les réunions et visites mutuelles que cela implique. Et tous fêtaient d’un seul cœur, dans leur exil, le 1er mai (en ignorant démonstrativement le 7 novembre).
Les relégués étaient très affaiblis par les rapports sans cordialité qui s’étaient instaurés entre les partis sous le régime soviétique et qui se détériorèrent particulièrement à partir du milieu des années Vingt, avec l’arrivée en exil d’un grand nombre de trotskistes ne reconnaissant à personne d’autre qu’eux-mêmes la qualité de politiques.
Même pendant leur relégation, les polites conservaient la possibilité de renier leurs convictions et d’obtenir ainsi leur libération, mais, placés comme ils l’étaient là sous les yeux de leurs groupes, ils le faisaient rarement. Jusqu’en 1936, de nombreux SDK et SR virent quand même annuler purement et simplement leur relégation (ce qui ne signifie pas qu’on oublia leurs noms). L’œil de rapace du secteur opérationnel n’en cligna que plus férocement au-dessus de ceux qui restaient. Et, en 1937, ils furent tous jetés dans des prisons.
Et puis, enfin, il n’y avait pas que des socialistes parmi les relégués des années Vingt et Trente : pour la plupart – et d’année en année cela devint plus vrai – ce n’étaient pas des socialistes du tout. Le flot amenait de simples intellectuels sans parti – ces gens à l’esprit indépendant qui étaient un obstacle à l’établissement du nouveau régime. Des ci-devant réchappés de la guerre civile. De jeunes garçons, même, « coupables de fox-trot14 ». Des spirites. Des occultistes. Des membres du clergé qui avaient encore, au début, le droit de célébrer le culte en exil. De simples croyants, enfin, de simples chrétiens. Et des paysans.
Et chacun sentait se poser sur lui l’œil du secteur opérationnel, chacun s’isolait et se pétrifiait. D’année en année ils s’éloigneront de plus en plus les uns des autres pour éviter que le NKVD ne les soupçonne de former une « organisation » et ne les reprenne. (Or c’est justement le sort qui attend nombre d’entre eux.) Ainsi vont-ils, à l’intérieur de l’exil imposé, s’enfoncer volontairement dans un autre exil, celui de la solitude. (Or c’est justement ce que Staline attend d’eux.)
Affaiblis, les relégués l’étaient également par l’attitude distante de la population locale ; en effet, dès qu’ils se rapprochaient d’eux tant soit peu, les gens du pays étaient persécutés : les coupables étaient eux-mêmes envoyés en relégation, les jeunes gens se voyaient exclure du Komsomol.
Privés de toute force par l’indifférence du pays, les relégués perdirent jusqu’à la volonté de s’évader. Pour les relégués du temps des tsars, l’évasion était un sport joyeux : Staline s’évada cinq fois, Noguine six. Que risquaient-ils en effet ? Ni une balle dans la tête, ni le bagne, simplement d’être ramenés à leur point de départ après un voyage distrayant. Mais le Guépéou, de plus en plus figé, de plus en plus lourd, imposa aux relégués, à partir du milieu des années Vingt, un système de caution solidaire : tous les membres d’un même parti répondraient de l’évasion d’un de leurs camarades. Et l’air était déjà si raréfié, et le joug pesait déjà si fort que les socialistes, hier encore fiers et indomptables, acceptèrent ce système ! Par décision de leur parti, ils s’interdirent à eux-mêmes de s’évader !
Du reste, où eussent-ils fui ? Vers qui fussent-ils allés ?…
Les spécialistes chevronnés de la justification théorique eurent vite fait de mettre en place leur étayage : ce n’était pas le moment de s’évader, il fallait attendre. Et, d’une façon générale, ce n’était pas le moment de lutter : là encore il fallait attendre. Au début des années Trente, N. Ia. Mandelstam note que les socialistes en relégation à Tcherdyn ont renoncé à toute résistance. Ils ont même le sentiment que leur perte est fatale. Concrètement, ils n’espèrent plus qu’une chose : au moment où on leur infligera une nouvelle peine, que cela se passe au moins sans nouvelle arrestation, qu’on leur fasse signer le papier ici même, sur place : ainsi, au moins, la pauvre petite vie qu’ils se sont arrangée ne sera pas chamboulée. Moralement, ils n’ont plus qu’un seul but : conserver jusqu’à la fin leur dignité d’homme.
Nous qui sommes passés par les camps de travail forcé où, individus écrasés, nous avons soudain commencé à nous unir, nous éprouvons de la tristesse à évoquer ce processus de dislocation générale. Mais c’est que, dans les décennies qui s’écoulent actuellement, la vie de notre société va vers l’élargissement et la plénitude (phase d’inspiration), alors que, dans ce temps-là, elle allait vers l’oppression et le resserrement (phase d’expiration).
Aussi n’est-il pas congru que notre époque à nous se fasse juge de cette époque-là.
Il faut dire encore que la relégation avait de nombreux degrés, ce qui contribuait également à couper les exilés les uns des autres et à les affaiblir. Il y avait différentes périodicités pour le renouvellement des cartes d’identité (pour certains, c’était tous les mois, et avec des procédures épuisantes). Soucieux de ne pas tomber dans une catégorie plus mauvaise, chacun se devait de respecter les règles.
Jusqu’au début des années Trente, on laissa subsister ce qu’il y avait de plus doux : ce n’était pas la relégation, c’était le moins. Dans ce cas, le condamné ne se voyait pas assigner un lieu de résidence déterminé : il pouvait choisir entre toutes les villes moins un certain nombre. Mais une fois qu’il avait fait son choix, il se trouvait attaché à cet endroit pour ses trois ans. L’individu qui avait un moins n’était pas astreint à se présenter à dates fixes au Guépéou, mais il n’était pas non plus autorisé à sortir de la ville. Les années de chômage, la bourse du travail ne lui fournissait pas d’emploi ; et s’il parvenait tout de même à se faire embaucher, des pressions étaient exercées sur l’administration en vue de le faire licencier.
Le moins, c’était une épingle : il servait à fixer l’insecte nuisible qui attendait alors avec soumission son tour d’être arrêté pour de bon.
Et il y avait aussi, bien sûr, la foi en ce régime d’avant-garde qui ne devait pas, qui ne pouvait pas avoir besoin de recourir à la relégation ! Il y avait la foi en l’amnistie, surtout pour la splendide fête que promettait d’être le dixième anniversaire d’Octobre !…
Et l’amnistie vint, l’amnistie frappa son grand coup. On entreprit de remettre aux relégués, et encore pas à tous, le quart de leur temps (sur trois ans : neuf mois). Mais comme à l’époque se jouait déjà la Grande Patience et qu’après les trois années de relégation venaient trois années d’isolateur politique suivies à nouveau par trois années de relégation, – avancer le tout de neuf mois, cela n’améliorait absolument pas l’existence de chacun.
Arrivait le moment du second passage en jugement. Alors qu’il touchait à la fin de ses trois ans de relégation à Tobolsk (en 1937), l’anarchiste Dmitri Vénédiktov fut arrêté pour un chef d’accusation aussi précis que catégorique : « propagation de bruits au sujet des emprunts » (comment cela, des bruits sur les emprunts, alors qu’ils reviennent chaque année, inéluctables comme la floraison du mois de mai ?…) « et mécontentement à l’égard du pouvoir soviétique » (un relégué, n’est-ce pas, doit être content de son sort !). Que lui valurent donc des crimes aussi noirs ? La peine capitale – sentence exécutoire dans les soixante-douze heures, sans appel. (La fille Galina qu’il a laissée est déjà apparue dans les pages de ce livre.)
Telle fut la relégation dans les premières années où nous pûmes jouir de la liberté conquise, et telle fut la voie qui permettait de s’y soustraire définitivement.
La relégation, ce fut l’enclos où sont parquées toutes les brebis destinées à l’abattoir. Dans les premières décennies du régime soviétique, on n’était pas envoyé en exil pour y vivre, mais pour attendre d’être convoqué là-bas. (Il y eut des gens intelligents – des ci-devant, et aussi de simples paysans – qui dès les années Vingt comprirent tout l’à-venir. Et une fois achevée leur première tranche de trois ans, ils restèrent à tout hasard sur place, à Arkhanguelsk par exemple. Dans certains cas, cela leur permit d’échapper ensuite au râteau.)
Voilà le tour que prirent pour nous le paisible exil de Chouchenskoïé, celui de Touroukhansk où l’on buvait du cacao.
Voilà quel poids nouveau vint s’ajouter chez nous à la tristesse d’Ovide.
1- Toutes ces données sont tirées du livre bien connu de Sémionov-Tianchanski La Russie. Description géographique complète de notre patrie (t. 16, La Sibérie occidentale, SPb, 1907, pages 170, 171). Aussi bien le célèbre géographe que ses frères furent des militants libéraux inlassables et pleins d’abnégation, qui aidèrent grandement l’idée de liberté à se faire jour dans notre pays. Pendant la révolution, toute la famille fut taillée en pièces, l’un des frères fusillé dans leur douillette propriété sur la rivière Ranova, le domaine lui-même brûlé et coupés tous les arbres du grand jardin, les allées de tilleuls et de peupliers.
2- P.F. Iakoubovitch, Dans le monde des réprouvés. Carnets d’un ancien bagnard : 2 vol., M.-L., Éditions littéraires, 1964.
3- V. G. Tan-Bogoraz, V.I. Iokhelson, L. Ia. Sternberg.
4- Avec sa naïveté en matière juridique, ou plutôt avec l’esprit de son temps, Tchékhov ne s’était muni pour aller à Sakhaline d’aucun ordre de mission, d’aucun mandat officiel. Et malgré cela on le laissa réaliser le projet de recensement des relégués bagnards qu’il avait conçu et on lui ouvrit même les fichiers des prisons ! (Transposez cela chez nous. Essayez donc d’aller inspecter un nid de camps sans un ordre de mission du NKVD !) Il n’y a que les politiques qu’il ne lui fut pas permis de rencontrer.
5- Félix Kon, Cinquante années : Œuvres, 3 vol. Tome 2 : En relégation. Moscou, Éditions de la Société des bagnards politiques et relégués de toute l’Union, 1933.
6- Ce révolutionnaire, dont les « Rues de la Poste » de nombreuses villes russes ont reçu le nom, avait si peu, semble-t-il, l’habitude de travailler, qu’au premier samedi communiste, il se fit une ampoule… et en mourut.
7- M. Toukhatchevski, En combattant les soulèvements contre-révolutionnaires, dans la revue La Guerre et la Révolution, 1926, n° 8, p. 10.
8- Recueil des dispositions législatives et des directives du Gouvernement ouvrier et paysan, édité par le Commissariat du peuple à la Justice, 1922, section 1, n° 65, p. 844 : « Au sujet du complément aux arrêtés concernant l’Administration politique d’État et la relégation administrative. »
9- P.N. Lépéchinski, La Charnière (De la fin des années 80 à 1905). Impressions recueillies au passage par un acteur du combat révolutionnaire, Pétrograd, Éditions d’État, 1922.
10- Tsgaor, fonds 4042, inv. 38, dossier 8, ff. 34-35.
11- Tsgaor, fonds 393, inv. 84, dossier 4, f. 97.
12- Les socialistes occidentaux comme Daniel Mayer qui n’ont ressenti qu’en 1967 « la honte d’être socialistes en même temps que l’Union soviétique », auraient pu sans doute arriver à cette conclusion quarante ou quarante-cinq ans plus tôt. À cette époque-là, les communistes étaient déjà en train d’anéantir totalement les socialistes russes, – mais, le mal des autres, n’est-ce pas…
13- On a l’impression que cet élan si naturel et noble des sionistes désireux de recréer la terre de leurs ancêtres, de raffermir la foi de leurs pères et de se rassembler après une dispersion de trois mille ans, aurait dû au moins trouver une aide et un soutien unanimes auprès des peuples européens. Il est vrai d’autre part que, la Palestine étant en l’occurrence remplacée par la Crimée, ce n’était plus la pure idée sioniste, et on peut se demander si Staline n’a pas voulu se moquer de ce peuple méditerranéen en lui proposant d’élire pour seconde Palestine le Birobidjan, tout proche de la taïga. Grand maître en l’art de mûrir longuement ses idées dans le secret, peut-être qu’en faisant aux Juifs une proposition si gentille, il procédait à une première répétition de l’exil qu’il leur réservait pour 1953 ?
14- 1926, en Sibérie. Témoignage de D. P. Vitkovski.