Le chaton blanc
(Récit de Guéorgui Tenno)
« Je suis plus vieux que Kolia, c’est à moi d’y aller le premier. Le couteau est dans une gaine pendue à ma ceinture, j’ai la pince en main. « Quand j’aurai coupé l’avant-zone, rattrape-moi ! »
Je rampe au ras du sol. Je voudrais m’enfoncer sous terre. Regarder la sentinelle ou bien non ? La regarder, c’est voir la menace ou même attirer par mon regard le sien. Qu’est-ce que ça me démange de regarder ! Non, je ne le ferai pas.
Plus près du mirador. Plus près de la mort. J’attends sur moi une rafale. Tiens, là maintenant, ça va crépiter… Si ça se trouve, peut-être qu’il me voit parfaitement, il est là qui se fout de moi, peut-être qu’il veut me laisser me démener encore un petit moment ?…
Voici l’avant-zone. Je me tourne, je me couche le long de la clôture. Je coupe le premier fil. Libre de toute tension, le fil sectionné claque sec. La rafale, à présent ?… Non. Si ça se trouve, il n’y a que moi qui ai entendu ce bruit. Un bruit assez fort, tout de même. Je coupe le second fil. Le troisième. Je lance une jambe de l’autre côté, puis l’autre. Mon pantalon a accroché les pointes du fil sectionné et tombé à terre. Je me décroche.
Je rampe sur quelques mètres de terre labourée. Derrière, un frôlement. C’est Kolia, mais pourquoi tant de raffut ? Ah, c’est la serviette qui racle le sol.
Bon, voilà les petits réseaux inclinés au pied de la clôture principale. Les fils y sont entrecroisés. J’en coupe quelques-uns. À présent, posée sur la terre, une spirale de barbelés. Je la sectionne en deux endroits, libérant un passage. Je coupe les fils de la clôture principale. Sûr que nous ne respirons pour ainsi dire pas. Il ne tire pas. Il pense à chez lui ? Ou bien il doit aller danser tout à l’heure ?
Je fais passer mon corps de l’autre côté de la clôture. Encore une spirale. Je m’y empêtre. Je coupe. Ne rien oublier, ne pas s’embrouiller : maintenant doit venir le réseau incliné extérieur. Le voici. Je sectionne.
À présent je rampe vers le trou. Il est fidèle au rendez-vous : le voici. Je m’y laisse tomber. Kolia aussi. On reprend haleine. Filons au plus vite ! D’un instant à l’autre, ça va être la relève, et les chiens !
On se pointe hors du trou, on rampe vers les monticules de mâchefer. On ne se décide toujours pas à jeter un coup d’œil en arrière. Kolia brûle d’en finir au plus tôt ! il se met à quatre pattes. Je le calme.
Toujours rampant, nous venons à bout du premier monticule de mâchefer. J’abandonne la pince sous une pierre.
Et voici la route. Non loin d’elle, nous nous redressons.
Personne ne tire.
On part en se dandinant, sans se presser : à présent, c’est le moment de jouer les sans-escorte, leur baraquement est près d’ici. On arrache nos numéros de poitrine, de genou, et soudain, deux hommes sortent du noir à notre rencontre. Ils viennent de la garnison et se rendent à la cité ouvrière. Ce sont des soldats. Et nous qui avons encore nos numéros de dos !! Je dis bien haut :
« Dis donc, Vania, et si on se dégotait un demi-litre ? »
Nous marchons lentement, pas encore sur la route elle-même, mais en direction. On marche lentement pour qu’ils soient passés avant nous, mais on va droit sur eux, sans se cacher le visage. Les voilà qui passent à deux mètres de nous. Pour ne pas leur tourner le dos, on s’arrête même ou presque. Eux marchent en parlant de leurs affaires – et nous, nous nous arrachons l’un à l’autre nos numéros de dos !
Pas repérés ?!… Libres ?! À la cité, à présent, pour trouver un véhicule.
Mais qu’est-ce que c’est que ça ??… Au-dessus du camp, une fusée qui grimpe ! une seconde ! une troisième !…
Nous sommes découverts ! Ça va être la poursuite ! Foutons le camp !
Fini d’examiner, de réfléchir, de raisonner : tout notre beau plan est déjà par terre. Nous nous lançons dans la steppe, comme ça, pour mettre le plus de chemin possible entre le camp et nous ! Nous suffoquons, trébuchons sur les inégalités du terrain, bondissons : là-bas, c’est une débauche de fusées ! À la lumière des évasions précédentes, nous voyons ça d’ici : ils vont envoyer dans la steppe des patrouilles à cheval avec des chiens en laisse, et dans toutes les directions. Et nous semons sur nos traces notre précieux gros-cul, tout en faisant d’énormes bonds.
Le hasard ! Le hasard comme, l’autre fois, le coup du fourgon cellulaire venant en sens inverse ! Un hasard imprévisible ! À chaque pas nous guettent dans notre vie des hasards favorables ou hostiles. Mais ça n’est que lors d’une évasion, lorsque nous nous trouvons sur la crête même du risque, que nous en connaissons toute la pesanteur. Par le plus grand des hasards, trois ou quatre minutes après la reptation de Tenno et Jdanok, la lumière s’éteint sur tout le périmètre de la zone et c’est uniquement pour cette raison que les miradors se mettent à balancer des fusées, dont il y a encore à profusion cette année-là à Ekibastouz. Si nos évadés s’étaient mis à ramper cinq minutes plus tard, les soldats d’escorte, sur leurs gardes, auraient pu les repérer et les descendre. Si nos évadés avaient pu, sous le ciel brillamment éclairé, se discipliner, examiner posément la zone et voir que les lampadaires et les projecteurs de la zone s’étaient éteints, ils seraient repartis paisiblement à la recherche d’un véhicule et toute leur évasion se serait déroulée autrement. Mais, dans la situation où ils étaient – tout juste sortis de leur reptation –, cette débauche de fusées au-dessus de la zone, il ne faisait aucun doute que c’était pour eux, pour repérer leurs têtes. Une courte panne du réseau d’éclairage et tout leur plan d’évasion était sens dessus dessous, en miettes.
À présent, il faut contourner la cité ouvrière en décrivant un grand arc de cercle dans la steppe. Ça prend beaucoup de temps et d’efforts. Kolia commence à éprouver des doutes, il se demande si je guide bien. Vexant.
Mais voici le remblai de la ligne de Pavlodar. Joie. Du haut du talus, Ekibastouz frappe par la dispersion de ses lumières et semble grand comme nous ne l’avons jamais vu.
Nous ramassons un bâton. En nous retenant à lui, nous partons comme ça : l’un sur un rail, l’autre sur l’autre. Dès qu’un train aura passé, les chiens ne pourront plus retrouver notre trace sur les rails.
Trois cents mètres, à peu près, à marcher comme ça, puis quelques bonds, – et droit dans la steppe.
Et c’est à ce moment-là qu’on s’est mis à respirer facilement, de façon tout à fait nouvelle ! Qu’on a eu envie de chanter, de crier ! On s’est embrassé. Nous sommes bel et bien libres ! Et pour qui est-ce qu’on ne se prend pas : on s’est décidé à l’évasion, on l’a exécutée et on a trompé les chiens.
Et alors que toutes les épreuves de la vie libre ne font que commencer, on a l’impression que le principal est fait.
Le ciel est pur. Sombre et plein d’étoiles, comme on ne le voit jamais au camp à cause de la lumière des lampadaires. En nous orientant sur la Polaire, nous partons vers le nord-nord-est. Ensuite, nous prendrons un peu plus à droite et ça sera l’Irtych. Il faut s’efforcer, dans cette première nuit, de nous éloigner le plus possible. Ça élargit au carré la zone circulaire que les poursuivants devront tenir sous contrôle. Nous rappelant tout ce que nous savons en fait de chansons gaies et entraînantes dans différentes langues, nous marchons rapidement, à environ huit kilomètres à l’heure. Mais les nombreux mois passés en prison font que nos jambes, nous le sentons, ont désappris de marcher et se fatiguent. (C’était prévu, mais nous étions censés faire le trajet en camion !) Nous décidons alors de nous étendre les jambes relevées, appuyées contre celles de l’autre. Puis nous repartons. Puis nous nous étendons à nouveau.
Pendant un temps étonnamment long subsiste dans notre dos sans s’éteindre la lueur d’Ekibastouz. Ça fait plusieurs heures que nous marchons et on la voit toujours dans le ciel.
Mais la nuit touche à sa fin, l’est pâlit. Durant le jour, dans cette steppe ouverte et lisse, non seulement il nous est impossible de marcher, mais c’est même se cacher qui n’est pas facile : pas de buissons, pas d’herbes suffisamment hautes, or on va aussi nous rechercher par avion, nous le savons.
Nous voilà donc en train de creuser avec nos couteaux un trou (la terre est dure, caillouteuse, c’est difficile) : cinquante centimètres de large, trente de profondeur, nous nous y allongeons tête-bêche, en nous recouvrant de branches jaunes, sèches et piquantes, d’arbre à pois. Ça serait le moment de dormir, de reprendre des forces ! Impossible. Rester ainsi couchés, impuissants, pendant plus de douze heures de jour, est rudement plus pénible que la marche de nuit. On pense, on pense sans arrêt… On est rôti par le brûlant soleil de septembre, et rien à boire, et il ne faut pas y compter. Nous avons enfreint la règle d’or des évasions kazakhstanaises : opérer au printemps et non en automne… Mais nous étions censés être en voiture, ne l’oublions pas… Nous languissons ainsi à partir de cinq heures du matin, et ça dure jusqu’à huit heures du soir ! Nos corps sont tout engourdis, mais défense de changer de position : le moindre mouvement vers le haut, le moindre écartement des herbes, et un cavalier peut nous apercevoir de loin. Avec nos deux costumes chacun, nous crevons de chaud. Faut l’endurer.
C’est seulement avec l’obscurité que revient le temps des évadés.
On se relève. C’est dur de se tenir debout, les jambes vous font mal. On part lentement, en essayant de se dégourdir. Pas bien costauds, non plus : de tout le jour, nous n’avons que grignoté des macaronis séchés et avalé des comprimés de glucose. Soif.
Même dans l’obscurité de la nuit, nous devons rester prêts à une embuscade : on a sûrement passé un communiqué à la radio, dépêché des voitures dans tous les azimuts, et surtout en direction d’Omsk. Intéressant de savoir comment et quand on a retrouvé nos vestes et le jeu d’échecs par terre. Avec les numéros, ils auront compris tout de suite que c’était nous : inutile d’organiser un appel sur fiches.
En fait, voici comment les choses se sont passées : le lendemain matin, les trimeurs ont trouvé les vestes froides, qui avaient manifestement passé la nuit dehors. Ils en ont arraché les numéros et les ont ratiboisées : une veste, ça compte ! Si bien que les surveillants n’ont jamais vu les vestes. Et ils n’ont vu les fils sectionnés que le lundi soir. Et il leur a fallu une journée entière pour déterminer, à l’aide du fichier, qui s’était enfui. Les évadés auraient donc pu avancer encore sans se cacher, à pied ou en voiture, toute la matinée ! Voilà ce c’est que de n’avoir pas assez bien regardé pourquoi étaient tirées les fusées.
Dans le camp, au contraire, quand le tableau de l’évasion s’est précisé, on s’est rappelé la panne d’électricité du dimanche soir et ça n’a été qu’un cri : « Ah, les malins ! ah, les roublards ! Comment est-ce qu’ils ont fait leur compte pour couper le courant ? » Et tout le monde, longtemps encore, estimera que l’extinction des lumières a joué en leur faveur.
Nous ne couvrons pas plus de quatre kilomètres à l’heure. Les jambes nous font mal. Nous nous allongeons souvent pour nous reposer. Boire, boire ! Dans toute la nuit, nous n’avons pas parcouru beaucoup plus d’une vingtaine de kilomètres. Et il faut de nouveau chercher un endroit où nous cacher et nous coucher pour endurer notre torture diurne.
On voit apparaître des espèces de constructions. Nous commençons prudemment à nous en approcher en rampant. Tiens, une chose inattendue dans la steppe : des rocs erratiques. Ne recèleraient-ils pas d’eau dans des cavités ? Non… Sous un bloc, il y a une crevasse. Peut-être un trou creusé par les chacals. S’insinuer dedans n’est pas facile. Et si ça s’écroulait brusquement ? Ça nous aplatirait comme une galette, et en plus on n’en mourrait pas du premier coup. Il fait déjà frisquet. Nous ne fermons pas l’œil jusqu’au matin. Et pendant la journée non plus. Nous prenons nos couteaux et entreprenons de les aiguiser sur la pierre : ils se sont émoussés à creuser le trou lors de notre précédent arrêt.
Au milieu de la journée, un bruit de roues, tout proche. Mauvais, nous sommes à proximité d’une route. À deux pas de l’endroit où nous sommes vient de passer un Kazakh. Il marmonnait quelque chose. Allons-nous bondir pour le rattraper ? il a peut-être de l’eau. Mais comment s’emparer de lui sans avoir inspecté le coin ? si ça se trouve, on nous voit ?
Pourvu que nos poursuivants n’empruntent pas cette même route. Nous émergeons avec prudence, faisons à ras du sol un petit tour d’horizon. À une centaine de mètres, il y a une espèce de construction démolie. Nous rampons jusque-là. Personne. Un puits !! Non, encombré de débris. Dans un coin, de la poussière de paille. Si on s’y couchait ? C’est ce qu’on fait. Le sommeil ne vient pas. Eh là, il y a des puces qui mordent. Des puces !! Et pas des petites ! et pas qu’un peu ! La veste belge gris clair de Kolia est noire de puces. Nous nous secouons, nous nous nettoyons. Retour en rampant dans le trou de chacal. Le temps s’écoule, nos forces s’épuisent et nous n’avançons pas.
Nous nous levons au crépuscule. Très faibles. Torturés par la soif. Nous décidons d’obliquer encore plus à droite, pour déboucher plus tôt sur l’Irtych. Nuit claire, ciel noir et étoilé. Pégase et Persée s’unissent pour me tracer la configuration d’un taureau à la tête penchée qui va de l’avant avec énergie et nous ragaillardit. Nous allons de l’avant nous aussi.
Soudain, devant nous, des fusées jaillissent ! Ils sont déjà devant nous ! Nous nous figeons. Et apercevons un remblai. La voie ferrée. On ne voit plus de fusées, mais un projecteur se met à suivre les rails, son rayon lumineux oscille d’un côté à l’autre. C’est une draisine qui roule, scrutant la steppe. Voilà, ils vont nous repérer, terminé… Quelle impuissance idiote : rester allongés dans le faisceau à attendre qu’on vous repère.
Elle est passée sans nous repérer. Nous nous levons d’un bond. Impossible de courir, mais nous nous écartons le plus vite possible du remblai. En attendant, le ciel se couvre rapidement de gros nuages et, avec notre manie de nous jeter tantôt à droite tantôt à gauche, nous avons perdu notre direction exacte. À présent, nous avançons presque au petit bonheur. Nous faisons peu de kilomètres, et ils ne sont, si ça se trouve, qu’un inutile zigzag.
Une nuit pour rien !… De nouveau le jour se lève. De nouveau nous arrachons de l’herbe à pois. Il faudrait creuser un trou, et je n’ai plus mon couteau turc recourbé. Je l’ai perdu alors que j’étais allongé, ou bien quand je me suis écarté à toutes jambes du remblai. Malheur ! Que peut faire un évadé sans couteau ? Le trou est creusé avec le couteau de Kolia.
Seule bonne chose : on m’avait prédit que je périrais à l’âge de trente-huit ans. Un marin a du mal à ne pas être superstitieux. Mais la matinée qui vient de commencer est celle du 20 septembre, mon anniversaire. Aujourd’hui, j’ai trente-neuf ans. La prédiction ne me concerne plus. Je vivrai !
Et nous revoici couchés dans un trou, sans bouger, sans eau… Ah, si on pouvait s’endormir ! nous ne dormons pas. Ah, s’il pouvait se mettre à pleuvoir ! les nuages se sont dissipés. Ça va mal. Nous arrivons à la fin de notre troisième journée d’évasion, et nous n’avons pas encore bu la moindre goutte d’eau, nous avalons chacun cinq comprimés de glucose par jour. Et nous n’avons fait que peu de chemin : le tiers du trajet, peut-être, jusqu’à l’Irtych. Et nos amis là-bas, au camp, qui se réjouissent pour nous que le procureur vert nous ait rendu la liberté…
Le crépuscule. Les étoiles. Direction nord-est. Nous nous traînons. Soudain nous entendons un cri au loin : « Va-va-va-va ! » Qu’est-ce que c’est ? À en croire le récit de Koudla, évadé plein d’expérience, c’est ainsi que les Kazakhs éloignent les loups des brebis.
Une brebis ! Voilà ce qu’il nous faudrait ! Une brebis et nous sommes sauvés. Dans les conditions de la vie libre, jamais nous n’aurions songé à boire du sang. Tandis qu’ici, nous ne demandons que ça.
Progression à pas de loup. Reptation. Des bâtisses. Pas de puits en vue. Entrer dans une maison est dangereux, une rencontre avec des hommes, c’est un indice qu’on fournit. Nous allons furtivement jusqu’à un enclos de torchis. Oui, c’était bien une Kazakhe qui criait pour éloigner les loups. Nous passons dans l’enclos là où le mur est le plus bas, je tiens le couteau entre mes dents. À plat ventre, la chasse à la brebis. Voilà, j’en entends une qui souffle tout près. Mais elles s’écartent de nous, elles nous fuient ! Derechef, nous avançons en rampant chacun de notre côté. Comment faire pour en attraper une par la patte ? Elles courent ! (Plus tard, ce n’est pas le temps qui manquera, et on m’expliquera où était mon erreur. C’était de ramper : les brebis nous prenaient pour des bêtes sauvages. Il aurait fallu approcher debout, de toute notre taille, comme des maîtres, et les brebis se seraient facilement laissé attraper.)
La Kazakhe sent qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond, elle s’approche, scrute l’obscurité. Elle n’a pas de lumière mais ramasse des mottes de terre, les jette, atteint Kolia. Elle fonce droit sur moi, la voici, elle va me marcher dessus ! Elle voit ou devine, elle glapit : « Chaïtane ! Chaïtane ! », puis fait machine arrière et nous aussi : nous repassons le muret et nous aplatissons. Voix d’hommes. Calmes. Sûrement, elles disent : vision de bonne femme.
C’est la défaite. Que faire ? Continuons à nous traîner.
Une silhouette de cheval. Superbe ! Juste ce qu’il nous faudrait. Nous nous approchons. Il reste là. Nous lui flattons l’encolure et lui passons une courroie. J’aide Jdanok à monter, mais n’arrive pas à grimper moi-même tant je suis devenu faible. Je m’accroche avec les mains, hisse un peu mon ventre, mais n’arrive pas à lancer ma jambe en l’air. La bête ne tient pas en place. Ça y est, elle m’échappe, emmène Jdanok, le désarçonne. Encore heureux que la courroie lui soit restée dans les mains, comme ça pas d’indices, et le chaïtane aura bon dos.
Ce cheval nous a mis sur les genoux. Nous peinons encore plus à marcher. Et voici maintenant de la terre labourée, des sillons. Nous nous enlisons et traînons la patte. Mais ça a aussi quelque chose de bon, du moins en partie : qui dit labours, dit hommes, et qui dit hommes, dit eau.
Nous marchons, nous clopinons, nous nous traînons. Encore des silhouettes. Encore se tapir et ramper. Des meules de foin ! Formidable. Des prairies ? L’Irtych est proche ? (Il est loin, hou-là qu’il est loin encore…) Nous rassemblons nos dernières forces pour nous hisser au sommet où nous nous enfouissons.
Et là, nous sombrons dans le sommeil pour toute la journée ! Si on compte la nuit blanche qui a précédé l’évasion, ça a fait cinq nuits de perdues, cinq où nous n’avons pas dormi.
Nous nous réveillons en fin de journée et entendons le bruit d’un tracteur. Nous écartons le foin avec prudence et pointons très légèrement la tête. Deux tracteurs viennent d’arriver. Une méchante isba. Le soir tombe.
Idée ! un tracteur contient de l’eau de refroidissement ! Les conducteurs vont aller se coucher et nous la boirons.
Il fait noir. Ça fait quatre fois vingt-quatre heures que nous nous sommes évadés. Nous rampons vers les tracteurs.
Une bonne chose au moins : pas de chien. Nous arrivons en douce jusqu’à la purge. Une gorgée : non, il y a de l’essence dans l’eau. Nous recrachons, impossible de boire ça.
Ils ont de tout ici, de l’eau, de la nourriture. Il n’y aurait qu’à frapper, qu’à demander la charité au nom du Christ : « Hommes ! mes amis ! À l’aide ! Nous sommes des détenus, nous venons de nous évader de prison ! » Comme au xixe siècle : on allait déposer sur les sentiers de la taïga des pots de gruau, des hardes, de la monnaie de cuivre.
J’ai eu du pain des mains des villageoises
Et les gars m’ont fourni en tabac.
Tu parles ! Les temps ont changé. Ils nous vendraient. Ou bien de bon cœur, ou bien pour sauver leur peau, mais ils nous vendraient. Car, pour complicité, ils peuvent écoper eux aussi d’un quarteron. Au siècle dernier, on ne s’était pas encore avisé de filer un article politique pour un peu de pain et d’eau.
Et nous repartons, Nous nous traînons toute la nuit. Nous attendons l’Irtych, guettons les moindres signes de cours d’eau. Mais il n’y en a pas. Nous nous forçons, nous nous contraignons à avancer, sans pitié. Au matin, de nouveau, nous tombons sur une meule. Avec encore plus de peine que la veille nous grimpons dessus. Et sombrons dans le sommeil. C’est toujours ça de pris.
Réveil vers le soir. Combien peut donc endurer l’homme ? Cinq jours entiers de cavale, déjà. Non loin de là nous apercevons une yourte et, à côté, un auvent. Nous nous y glissons furtivement. L’endroit est couvert de grains de millet. Nous en bourrons la serviette et essayons d’en mâcher, mais impossible d’avaler tant notre bouche est desséchée. Soudain, nous apercevons près de la yourte un énorme samovar, de près de vingt-cinq litres. Nous nous en approchons en rampant, ouvrons le robinet : vide, le salaud. Nous l’inclinons : deux gorgées pour chacun.
Nous voilà repartis. Clopinant et tombant. Allongés, nous respirons plus facilement. Couchés sur le dos, nous ne pouvons plus nous redresser. Pour nous lever, nous devons d’abord nous rouler sur le ventre. Puis nous mettre à quatre pattes. Enfin, titubants, sur nos jambes. Et nous voilà déjà essoufflés. Nous sommes si maigres que notre ventre nous semble adhérer à la colonne vertébrale. Vers le matin, nous ne couvrons en une fois que deux cents mètres environ. Pas plus. Après quoi nous nous allongeons à nouveau.
Ce matin-là, même pas de meule. Une espèce de trou dans une colline, creusé par une bête. Nous y restons couchés toute la journée, sans pouvoir fermer l’œil ; ce jour-là, le temps fraîchit et du froid sort de la terre. Ou bien c’est notre sang qui ne nous réchauffe plus ? Nous essayons de mâcher des macaronis.
Soudain, je vois un cordon de troupes qui s’approche. Les pattes d’épaule rouges ! Ils nous encerclent ! Jdanok me secoue : tu rêves, voyons, c’est un troupeau de chevaux.
Oui, j’ai eu la berlue. De nouveau couchés. La journée n’en finit pas. Soudain, un chacal s’amène, regagnant sa tanière. Nous lui déposons des macaronis et nous éloignons en rampant, pour l’appâter, l’égorger et le manger. Mais il n’en veut pas. Il repart.
D’un côté, le terrain descend en pente, un peu plus bas, une cuvette saline, reste d’un lac asséché ; sur l’autre rive, une yourte, on voit des volutes de fumée.
Six jours entiers sont passés. Désormais, nous sommes à bout : j’ai cru voir des soldats, notre langue ne veut plus remuer dans notre bouche, nous urinons rarement et l’urine est mêlée de sang. Non ! Cette nuit même, à tout prix, il nous faut de l’eau et de la nourriture ! Allons voir dans cette yourte. S’ils refusent, la force. Le signal qu’employait ce vieux cavaleur de Grigori Koudla me revient à l’esprit : mahmadéra ! (Ce qui veut dire : finie la persuasion, on se sert !) Nous convenons donc avec Kolia, que je dirai : « mahmadéra ! ».
Dans le noir, nous nous approchons en tapinois de la yourte. Il y a un puits ! Mais pas de seau. Non loin, un piquet ; un cheval sellé y attend. Un coup d’œil à l’intérieur par l’interstice de la porte. Éclairés par un lumignon, un Kazakh et sa femme, des enfants. Toc-toc. Nous entrons. Je dis : « Salam ! » et vois en même temps des cercles devant mes yeux ; pourvu que je ne tombe pas ! À l’intérieur, une table basse, ronde (plus basse encore que notre « moderne ») pour le bechbarmak. Tout autour de la yourte, des bancs recouverts de nattes de feutre. Un grand coffre cerclé de fer.
Le Kazakh marmonne quelque chose en réponse, nous regarde en dessous, il n’est pas content. Pour faire imposant (et puis il faut que je ménage mes forces), je m’assois, pose la serviette sur la table. « Je suis le chef d’un groupe de recherche géologique et voici mon chauffeur. Notre voiture est restée en panne dans la steppe, avec les autres, à cinq ou sept kilomètres d’ici : le radiateur fuit, il n’y a plus d’eau. Nous-mêmes n’avons pas mangé depuis trois jours, nous avons faim. Donne-nous à boire et à manger, aksakal. Et qu’est-ce que tu nous conseilles de faire ? »
Mais le Kazakh ferme à demi les yeux, ne nous propose ni manger ni boire. Il demande : « Et nom famille chef quoi ? »
J’avais tout préparé, mais la tête me bourdonne, j’ai oublié. Je réponds : « Ivanov ». (Idiot, bien sûr.) « Allons, vends-nous des vivres, aksakal ! – Non. Va trouver le voisin. – C’est loin ? – Deux kilomètres. »
Je me tiens dignement, mais Kolia, pendant ce temps, n’a pu y tenir et a pris sur la table une galette ; il essaie de la mâcher, mais elle lui donne visiblement du fil à retordre. Et soudain le Kazakh saisit un fouet – manche court, longue mèche de cuir – et le lève sur Jdanok. Je me dresse. « Ah, vous autres, alors ! Voilà donc votre hospitalité ! » Le Kazakh bourre de coups le dos de Jdanok avec son manche de fouet pour le faire sortir. Je commande : « Mahmadéra ! » Je prends mon couteau et jette au Kazakh : « Dans le coin ! Couche-toi ! » Le Kazakh se jette derrière une tenture, moi à ses trousses : si ça se trouve, il a là un fusil, il va nous canarder ? Mais il s’est affalé sur son lit et crie : « Prends tout ! Je ne dirai rien ! » Ah, espèce de chienne ! Qu’est-ce que j’ai à en faire de ton « tout » ? Pourquoi ne m’as-tu pas donné auparavant le peu que je demandais ?
« Fouille ! » dis-je à Kolia. Moi-même, je reste debout près de la porte avec mon couteau. La Kazakhe glapit, les enfants fondent en larmes. « Dis à ta femme que nous ne toucherons à personne. Ce qu’il nous faut, c’est manger. De la viande, bar ? – Yok ! » Et il écarte les bras. Kolia s’active dans la yourte et déjà il extrait d’un garde-manger un mouton séché. « Alors, qu’est-ce que tu racontais ? ». Kolia attrape également une bassine avec, dedans, des baoursaki, morceaux de pâte frits dans la graisse. À ce moment, je m’avise que, sur la table, il y a des bols de koumyss ! Nous le buvons, Kolia et moi. Avec chaque gorgée, c’est purement et simplement la vie qui revient en nous ! Quelle boisson ! La tête nous en tourne, mais c’est une ivresse qui nous fait du bien, nous recouvrons nos forces. Kolia a pris goût à la barbotte. Il me tend de l’argent. Je compte vingt-huit roubles. Le gars en a sûrement plus, planqué quelque part. Nous flanquons le mouton dans un sac, dans un autre nous déversons les baoursaki, les galettes, des espèces de bonbons, des « coussinnets » crasseux. Kolia pique encore une écuelle avec des restes de mouton rôti. Un couteau ! nous en avions justement besoin. Nous essayons de ne rien oublier : cuillers de bois, sel. J’emporte le sac. De retour, je prends un seau d’eau. Une couverture, une bride de réserve, un fouet. (L’autre grogne, ça ne lui plaît pas : il faudra qu’il essaie de nous rattraper.)
« Eh bien, voilà, dis-je au Kazakh, que ça te serve de leçon, retiens-le : il faut être plus gentil avec des hôtes ! Pour un seau d’eau et une dizaine de baoursaki, nous t’aurions salué jusqu’à terre. Nous ne faisons pas de mal aux hommes bons. Dernières instructions : reste couché, ne bouge pas ! Nous ne sommes pas seuls ici. »
Je laisse Kolia dehors, près de la porte, tandis que je traîne le reste de nos prises jusqu’au cheval. Apparemment, il faut se grouiller, mais je réfléchis posément. Je mène le cheval au puits, lui donne à boire. C’est qu’il va avoir du boulot lui aussi : trotter toute la nuit en surcharge. Je bois moi-même au puits. Kolia en fait autant. À ce moment se pointent des oies. Kolia a toujours eu un faible pour la volaille. Il dit : « On embarque les oies ? on leur tord le cou ? – Ça ferait bien du raffut. Ne perds pas de temps. » Je baisse les étriers, resserre la sangle. Jdanok a posé la couverture derrière la selle et s’y juche depuis la margelle du puits. Il prend dans ses mains le seau d’eau. Nous avons jeté en travers du cheval les deux sacs liés entre eux. Je me mets selle. Et à la lueur des étoiles nous partons vers l’est, pour dépister les poursuivants.
Le cheval n’est pas content d’être monté par deux cavaliers, et des cavaliers étrangers, il essaie de faire demi-tour, il tourne le cou. Bon, nous en venons à bout. Il part bon train. On voit des lumières sur le côté. Nous les évitons. Kolia me fredonne à l’oreille :
Ah, qu’il fait bon galoper dans la plaine,
Respirer l’air de la liberté !
Le cow-boy n’a qu’un besoin qui le mène :
Avoir un bon cheval à monter !
« J’ai vu aussi chez lui son passeport, dit-il. – Pourquoi ne l’as-tu pas pris ? Un passeport, ça peut toujours servir. Ne serait-ce que pour en montrer la couverture de loin. »
Très souvent en route, sans mettre pied à terre, nous buvons de l’eau, mangeons un morceau. Le moral a changé du tout au tout ! À présent, on va pouvoir prendre drôlement du champ !
Soudain, des cris d’oiseaux. Un lac. Le contourner, ça fait un bout de chemin, dommage de perdre du temps. Kolia descend et conduit le cheval par un isthme fangeux. Nous passons. Mais nous regardons derrière : plus de couverture. Elle a glissé… Nous venons de fournir un indice…
Extrêmement fâcheux. De chez le Kazakh, dans toutes les directions, ça fait bien des chemins, mais la découverte de la couverture, en joignant ce point à la yourte du Kazakh, fera apparaître notre route. Revenir en arrière, chercher ? Pas le temps. D’ailleurs, ils comprendront de toute façon que nous allons vers le nord.
Nous faisons halte. Je tiens le cheval par la rêne. Nous mangeons, buvons, recommençons sans fin. D’eau, il ne reste plus qu’un fond de seau. Nous en sommes nous-mêmes étonnés.
Cap au nord. Le cheval ne tient pas le trot, mais il va d’un bon pas, huit à dix kilomètres à l’heure. Si, en six nuits, nous avons abattu dans les cent cinquante kilomètres, cette nuit-ci en fera encore soixante-dix. Si nous n’avions pas zigzagué, nous serions déjà sur l’Irtych.
L’aube. Et pas d’abri. Nous continuons. C’est déjà dangereux, pourtant. À ce moment, nous apercevons un profond recreux de terrain, genre fosse. Nous y descendons avec le cheval, buvons encore et mangeons. Tout à coup gronde tout près une motocyclette. Mauvais, il y a donc une route. Il faut s’abriter de façon plus sûre. Nous sortons nous orienter. Pas tellement loin, on voit un aoul mort, abandonné. Nous nous y rendons. Déchargeons nos affaires entre les trois murs d’une maison détruite. J’entrave les pattes de devant du cheval et le laisse pâturer.
Mais nous ne dormons pas ce jour-là : avec le Kazakh et la couverture, nous avons fourni des indices.
C’est le soir. Sept jours déjà. Le cheval paît au loin. Nous allons le chercher, il bondit en arrière, nous échappe ; Kolia l’attrape par la crinière, il est entraîné et tombe. Le cheval s’est désentravé, impossible de le rattraper maintenant. Nous lui donnons la chasse pendant trois heures et en sortons exténués : nous l’avons coincé dans des ruines, lui avons lancé dessus un nœud coulant fait de courroies assemblées, sans résultat. Nous nous mordons les lèvres de regret, mais il faut en faire notre deuil. Il ne nous reste que la bride et le fouet.
Nous mangeons et buvons le reste de l’eau. Nous chargeons sur nous les sacs de nourriture, le seau vide. En route. Aujourd’hui, les forces ne nous manquent pas.
Le matin suivant nous trouve à un endroit où il faut nous résoudre à nous cacher dans des buissons, et non loin d’une route. C’est un endroit qui n’est guère fameux, on peut nous repérer. Un chariot passe à grand bruit. Aucun sommeil encore ce jour-là.
Alors que s’achève notre huitième jour de cavale, nous repartons. Un bout de chemin et soudain, sous les pieds, une terre molle : ici on a labouré. Nous continuons : des phares d’autos sur les routes. Attention !
Derrière les nuages, le croissant de lune. De nouveau un aoul kazakh détruit et mort1. Plus loin, les lumières d’un village d’où nous parvient une chanson :
Allez les gars, dételez les chevaux !…
Nous déposons nos sacs dans les ruines et partons pour le village avec le seau et la serviette, nos couteaux en poche. Voici la première maison ; un porcelet grogne. Ah, si tu nous étais tombé sous la main en pleine steppe ! Nous croisons un gars à bicyclette. « Écoute, garçon, nous avons une voiture dans le coin, nous transportons du grain, où trouver de l’eau pour remplir le radiateur ? » Le gars descend, nous conduit et nous montre l’endroit. À la lisière du village, il y a une citerne, c’est sûrement là que s’abreuve le bétail. Nous puisons un seau, le portons sans boire. Une fois le gars parti, nous nous asseyons, et alors, à nous de boire ! Nous buvons un demi-seau d’un coup (aujourd’hui nous avons particulièrement soif, ayant mangé à notre faim).
On ressent, dirait-on, des bouffées de fraîcheur. Sous nos pieds, c’est de la vraie herbe. Il doit y avoir un cours d’eau ! Il faut le chercher. Nous allons, nous cherchons. L’herbe est plus haute, il y a des buissons. Un saule : un arbre qui pousse toujours à proximité de l’eau. Des roseaux ! Et l’eau !!… Sûrement une anse de l’Irtych. À nous de barboter ! de nous laver ! Des roseaux de deux mètres ! Des canards nous partent sous les pieds. La bonne vie ! Ici, nous ne périrons pas !
Et voici le moment où, pour la première fois en huit jours, notre intestin manifeste qu’il fonctionne. Quelles souffrances après huit jours d’inaction ! C’est sans doute à ça que ressemblent les douleurs de l’enfantement…
Ensuite, nous regagnons l’aoul abandonné. Nous faisons du feu entre des murs, mettons à cuire le mouton séché. Il faudrait profiter de la nuit pour avancer, mais nous avons envie de manger et manger encore, insatiablement. Nous nous empiffrons au point d’avoir du mal à bouger. Et, contents, nous partons à la recherche de l’Irtych. Ce qui n’avait pas eu lieu huit jours durant éclate à présent à un embranchement : une discussion. Je dis : à droite, Jdanok : à gauche. Je sens avec précision que c’est à droite, mais il ne veut pas m’écouter. Voilà encore un des dangers qui guettent les évadés : la dissension. En cours d’évasion, il faut absolument que quelqu’un ait voix prépondérante. Sinon, malheur. Pour faire prévaloir mon opinion, je prends à droite. Je parcours une centaine de mètres : aucun bruit de pas derrière moi. J’en suis malade. Car une séparation est impensable. Je m’assois près d’une meule, je regarde en arrière… Voilà Kolia qui arrive ! Je l’embrasse. Nous repartons côte à côte comme si de rien n’était.
Les buissons se font plus serrés, la fraîcheur augmente. Nous approchons d’un à-pic. En contrebas clapote, murmure, exhale son souffle humide l’Irtych… La joie nous submerge !
Nous trouvons une meule de foin, nous introduisons dedans. Alors, sales chiens, où êtes-vous allés nous chercher ? Ohé ! Et nous nous endormons du sommeil du juste.
Et… sommes réveillés par un coup de feu ! Et un aboiement tout près !…
Comment ? C’est tout ? Fin de la liberté, déjà ?…
Nous nous aplatissons, nous ne respirons plus. Un homme passe devant nous. Avec un chien. Un chasseur… Et de nous rendormir encore plus profondément, pour toute la journée. Ainsi passons-nous notre neuvième jour.
La nuit tombée, nous suivons la rivière. Les indices, il y a trois jours que nous les avons fournis. À présent, la meute ne nous recherche plus qu’au bord de l’Irtych. Ils comprennent que nous aspirons à trouver l’eau. Si nous longeons la rive, nous risquons fort bien de donner dans un piège. Et ce n’est guère commode de marcher ainsi : nous devons contourner les méandres, les anses, les roseaux. Il nous faut une barque !
Une lumière : c’est une maisonnette sur la berge. Battement de rames, puis le silence. La lumière s’est éteinte. Nous descendons sans bruit. Voici la barque. Ainsi qu’une paire de rames. Chouette ! (Le propriétaire aurait pu tout aussi bien les prendre avec lui.) « En pleine mer, rien n’est amer ! » Mon élément de prédilection. Doucement pour commencer, sans clapotis. Une fois atteint le milieu de la rivière, je rame de toutes mes forces.
Nous descendons l’Irtych ; en sens inverse, au débouché d’un tournant, un vapeur brillant de tous ses feux. Que de lumières ! Tous les hublots sont éclairés, le bateau entier résonne de musique de danse. Les libres et heureux passagers, sans comprendre leur bonheur, sans même ressentir leur liberté, vont et viennent sur le pont, s’attablent dans la salle à manger. Et quel confort dans leurs cabines !…
Ainsi descendons-nous sur plus de vingt kilomètres. Nos provisions touchent à leur fin. Tant qu’il fait encore nuit, il est raisonnable de nous reconstituer une réserve. Entendant des coqs, nous accostons et montons sans bruit. Une maisonnette. Pas de chien. Une étable. Une vache et son veau. Des poules. Jdanok aime la volaille, mais je lui dis : prenons le veau. Nous le détachons. Jdanok le mène à la barque, quant à moi, au sens le plus littéral du terme, j’efface nos traces : il serait clair, autrement, pour la meute, que nous sommes sur l’eau.
Jusqu’à la rive, le veau marche tranquillement, mais il refuse d’embarquer et s’arc-boute. À grand-peine, à deux, nous le faisons monter et l’installons. Jdanok l’enfourche, l’écrase de son corps, je saisis les rames : prenons de la distance, nous l’égorgerons plus loin. Mais c’était une erreur de l’emmener vivant. Le voici qui commence à se relever, se débarrasse de Jdanok et balance dans l’eau ses deux pattes de devant.
Tout le monde sur le pont ! Jdanok retient le veau par-derrière, je retiens Jdanok, nous pesons tous du même côté et embarquons de l’eau. Il ne manquerait plus que ça : se noyer dans l’Irtych. Nous arrivons tout de même à faire rentrer le veau à bord ! Mais la barque s’est beaucoup enfoncée dans l’eau et il faudrait écoper. Mais, avant tout, égorger le veau ! Je prends mon couteau et veux lui trancher un tendon à l’encolure, il y a un endroit pour ça. Mais ou bien je ne le trouve pas, ou bien le couteau, émoussé, ne coupe pas. Le veau tremble, se débat, s’affole, – et moi aussi je m’affole. J’essaie de lui trancher la gorge : ça continue à ne pas marcher. Le veau meugle, rue, d’un instant à l’autre il va sauter hors de la barque ou nous faire couler. Il a besoin de vivre ! seulement nous aussi !!
Je coupe, je coupe, – sans parvenir à l’égorger. Il fait tanguer la barque, lui donne des coups, ce fichu imbécile, ça y est, il va nous faire couler ! Et de le voir si déplaisant et obstiné, je suis envahi d’une vague de haine brûlante à son égard, comme s’il était mon plus mortel ennemi, et, avec hargne, je me mets de façon incohérente à le larder de coups de couteau2 ! Son sang jaillit, nous inonde. Le veau mugit très fort, rue désespérément pour s’échapper. Jdanok lui tient la gueule serrée, la barque tangue, je le larde et le relarde de coups ! Moi qui auparavant avais pitié d’un souriceau, d’un puceron ! Aujourd’hui, l’heure n’est plus à la pitié : c’est lui ou nous !
Enfin, il se fige. Nous entreprenons de vider l’eau au plus vite à coups d’écope et de boîtes de conserve, à quatre mains. Et je reprends les rames.
Le courant nous a entraînés dans un bras de la rivière. Devant nous, une île. C’est là, tiens, qu’il faudrait se cacher, le matin est proche. Nous faisons bien pénétrer la barque dans les roseaux. Le veau est traîné sur la berge ainsi que tous nos biens, la barque recouverte encore de roseaux. Ça n’est pas rien de faire monter au veau, en le tirant par les pattes, l’escarpement de la rive. Une fois en haut : de l’herbe jusqu’à la ceinture et la forêt. Fabuleux ! Ça fait plusieurs années que nous vivons dans le désert. Nous avions oublié à quoi ressemblent la forêt, l’herbe, la rivière…
Le jour se lève. Et il nous semble que le veau a comme une tête outragée. Mais grâce à lui, brave bête, nous pouvons désormais subsister sur notre île. Nous aiguisons le couteau sur un morceau de lime provenant de la « katioucha ». Jamais encore je n’ai eu à écorcher de bête, mais j’apprends. Je fends le ventre en deux, détache la peau, retire les entrailles. Dans les profondeurs de la forêt, nous faisons du feu et entreprenons de cuire la viande avec des flocons d’avoine. Un seau entier.
Quel festin ! Surtout, notre âme est en repos. En repos parce que sur une île. L’île nous sépare des méchants. Parmi les hommes, il y a aussi des bons, mais on dirait qu’ils ne se trouvent guère sur la route des évadés en cavale, à la différence des méchants.
Journée ensoleillée, très chaude. Nous n’avons pas besoin de nous recroqueviller comme dans le trou de chacal. L’herbe est épaisse, pleine de sucs. Qui la foule au pied chaque jour n’en connaît pas la vraie valeur, ne sait pas ce que c’est que de se jeter dedans, la poitrine en avant, d’y enfouir son visage.
Nous errons dans l’île. Elle est envahie d’épais buissons d’églantier, les baies sont déjà mûres. Nous en mangeons sans cesse. Puis nous mangeons de la soupe. Et nous refaisons cuire du veau. De la kacha avec les rognons.
Notre humeur est badine. Nous nous rappelons notre chemin ardu et trouvons bien des raisons de rire. Et notre sketch, qu’ils attendent encore. Et les gueulantes qu’ils doivent pousser, et les explications qu’ils servent à la direction. Nous mimons les scènes. Grande rigolade !…
Sur un tronc épais, après avoir découpé l’écorce, nous gravons avec un fil de fer chauffé au rouge : « Ici, en route pour la liberté, en octobre 1950, se sont réfugiés des hommes injustement condamnés au bagne à vie. » Nous voulons laisser cette trace. Dans un pareil coin, elle n’aidera pas nos poursuivants et un jour ou l’autre des gens la liront.
Nous décidons de ne nous hâter d’aller nulle part. Tout ce pour quoi nous nous sommes évadés, nous l’avons : la liberté ! (Quand nous serons parvenus à Omsk ou à Moscou, elle ne risque guère d’être plus complète.) Toujours des journées chaudes et ensoleillées, de l’air pur, de la verdure, du temps libre. Et de la viande à gogo. Pas de pain seulement, cela nous manque beaucoup.
Nous vivons depuis presque une semaine sur cette île : arrivés le dixième jour, nous entamons le seizième. Au plus épais du bois, nous construisons une hutte bien sèche. À la vérité, la nuit, même là, il fait froid, mais nous rattrapons pendant le jour le sommeil manquant. Durant toutes ces journées brille un bon petit soleil. Nous buvons beaucoup, essayons, comme les chameaux, de faire provision d’eau. Nous restons là, paisiblement, et contemplons à travers les branchages la vie là-bas, sur la rive. Là vont et viennent des voitures. Là on fauche l’herbe, celle du regain. Personne ne vient fourrer son nez chez nous.
Un après-midi, soudain, alors que nous sommeillons dans l’herbe en profitant du dernier soleil, nous entendons un bruit de hache dans l’île. Nous nous soulevons légèrement : non loin, un homme coupe de grosses branches tout en progressant peu à peu vers nous.
En quinze jours je suis devenu hirsute, j’arbore une terrible barbe rousse, n’ayant rien pour me raser ; j’ai tout de l’évadé typique. Tandis que Jdanok, il ne lui pousse rien, on dirait un môme. Je vais donc faire semblant de dormir tandis que je l’envoie prendre les devants : il va demander du feu, dire que nous sommes des touristes venus d’Omsk, s’enquérir d’où vient l’autre. En cas de besoin, je veille au grain.
Kolia y va, fait la conversation. Ils en grillent une. L’homme est un Kazakh, d’un kolkhoze voisin. Ensuite, nous le voyons suivre la rive, monter dans sa barque et, sans avoir pris ses branches, partir à force de rames.
Qu’est-ce que cela signifie ? Il se dépêche d’aller signaler notre présence ? (Ou bien au contraire, si ça se trouve, il a pris peur : nous pourrions le dénoncer, d’avoir abattu du bois, – en effet, ça vaut aussi un temps de peine. Notre vie est telle que tout le monde a peur de tout le monde.) « Qu’est-ce que tu lui as dit de nous ? – Que nous sommes des alpinistes. » Faut-il en rire ou en pleurer, Jdanok trouve toujours le moyen de tout embrouiller. « Mais je t’avais dit : des touristes ! A-t-on jamais vu des alpinistes dans une steppe toute plate ? »
Non, certes, plus moyen de rester ici ! C’est la fin de notre félicité. Nous transbahutons tout dans la barque et démarrons. Tant pis s’il fait jour, il faut partir au plus vite. Kolia se couche au fond de la barque, on ne le voit plus ; de l’extérieur, ça ne fait plus qu’une personne. Je souque, en tenant le milieu de l’Irtych.
Premier problème : acheter du pain. Le deuxième : nous allons déboucher dans des lieux plus habités et il faut absolument que je me rase. À Omsk, nous comptons vendre un de nos deux complets, puis monter dans le train quelques gares plus loin et filer ainsi.
Au soir tombant, nous accostons près d’une maisonnette de gardien de balises ; nous montons. Il y a une femme, seule. Elle prend peur, s’agite : « Je vais appeler mon mari ! » Et elle s’en va Dieu sait où. Je la suis et la surveille. Soudain, de devant la maisonnette, Jdanok me crie d’une voix inquiète : « Jora ! » (Que le diable t’emporte avec ta langue gaffeuse ! On s’était bien mis d’accord, non ? je suis Viktor Alexandrovitch.) Je retourne vers la maison. Deux hommes, dont l’un avec un fusil de chasse. « Qui êtes-vous ? – Des touristes, nous sommes d’Omsk. Nous voulons acheter des vivres. » Et, pour dissiper les soupçons : « Mais entrons donc chez vous, qu’est-ce qui vous prend de nous accueillir si mal ? » Et, de fait, ils se radoucissent : « Nous n’avons rien ici. Peut-être au sovkhoze. Deux kilomètres plus bas. »
Nous retournons à la barque et descendons vingt kilomètres encore. Il fait clair de lune. Nous gravissons l’escarpement. Une maisonnette. Pas de lumière. Nous frappons. Sort un Kazakh. Et cet homme est le premier à accepter de nous vendre quelque chose : une demi-miche de pain, un quart de sac de pommes de terre. Nous lui achetons également une aiguille et du fil (imprudent, à coup sûr). Et nous lui demandons s’il a un rasoir, mais il ne se rase pas, il n’en a pas besoin. Tout de même, c’est notre premier homme bon. Nous y prenons goût et lui demandons s’il ne serait pas possible d’avoir du poisson. Sa femme s’est levée, elle nous apporte deux petits poissons et dit : « Bech sou ». Ça, c’est vraiment contre toute attente : elle nous les laisse sans argent ! Pour ça oui, ce sont vraiment de bonnes gens ! Je fourre les poissons dans le sac, elle les en retire. « Bech sou : cinq roubles », explique le maître de maison. Ah, c’est donc ça ! Non, nous ne les prenons pas, c’est trop cher.
Nous naviguons le reste de la nuit. Le jour suivant, dix-septième de notre évasion, nous cachons notre barque dans des buissons et dormons dans le foin. Même chose les dix-huitième et dix-neuvième jours, en essayant de ne rencontrer personne. Nous avons tout ce qu’il faut : eau, feu, viande, pommes de terre, sel, un seau. Sur la droite – la rive escarpée – des forêts de feuillus, sur la gauche, des prés, beaucoup de foin. De jour nous allumons notre feu au milieu des buissons, nous nous faisons de la soupe, puis nous dormons.
Mais, bientôt, ça va être Omsk et, inévitablement, la fréquentation des gens, il faut donc un rasoir. Impuissance totale : sans rasoir et sans ciseaux, impossible d’imaginer un moyen de se débarrasser de ses poils. À moins de les arracher un à un.
Dans la nuit claire, nous apercevons un haut tumulus dominant l’Irtych. Nous nous disons : un dispositif de guet ? il doit dater de Iermak ! Nous montons voir. Et, au clair de lune, nous découvrons une mystérieuse ville morte aux maisons de torchis. Là aussi cela remonte, à coup sûr, au début des années 30… Ce qui brûle a été incendié, le torchis détruit, des hommes attachés à la queue des chevaux. Ces lieux-là ne sont pas fréquentés par les touristes…
Il n’a pas plu de toutes ces deux semaines. Mais il commence déjà à y avoir des nuits très froides. Pour aller plus vite, c’est moi surtout qui rame, Jdanok reste à la poupe et gèle. Et voilà qu’à la vingtième nuit il se met à réclamer qu’on allume du feu et fasse bouillir de l’eau pour se réchauffer. Je le mets aux avirons, mais il est secoué de frissons et demande seulement du feu.
Ce feu ne peut pas lui être refusé par son camarade de cavale : Kolia devrait le comprendre et y renoncer de lui-même. Mais Jdanok est comme ça, il n’a jamais pu résister à ses désirs : comme l’autre fois, lorsqu’il a pris la galette sur la table, ou bien lorsqu’il s’est laissé tenter par la volaille.
Il frissonne et réclame du feu. Mais partout, le long de l’Irtych, on doit nous attendre sur le qui-vive. Il est déjà étonnant que, jusqu’à présent, nous n’ayons jamais encore croisé de soldats d’escorte. Que, par ces nuits de lune, ils ne nous aient pas encore repérés au milieu de l’Irtych et arrêtés.
À ce moment, nous apercevons une lumière sur la rive escarpée. Kolia, au lieu de feu, demande à y aller pour se réchauffer. C’est encore plus dangereux. Il ne faut pas lui dire oui. Avoir tant enduré, tant progressé, et pourquoi ? Mais je ne peux refuser : si ça se trouve, il est tombé malade. Et pas question qu’il renonce de lui-même.
À la lueur d’un lumignon dorment à même le sol un Kazakh et une Kazakhe. Ils bondissent effrayés. J’explique : « Mon camarade que voici est tombé malade, permettez-lui de se réchauffer. Nous sommes en mission, envoyés par le Zagotzerno. On nous a fait traverser en barque depuis l’autre rive. » Le Kazakh dit : « Couchez-vous. » Kolia s’étend sur une espèce de natte, j’en fais autant pour donner le change. C’est le premier toit de toute notre évasion, mais je me sens brûler intérieurement. Impossible non seulement de m’endormir, mais même de rester étendu. Comme si c’était nous qui nous étions livrés nous-mêmes, comme si nous avions de nous-mêmes pénétré dans un piège.
Le vieux sort en linge de corps (autrement je l’aurais suivi) et met longtemps à revenir. J’entends, derrière la tenture, qu’on chuchote en kazakh. Ce sont les jeunes mariés. Je demande : « Vous êtes quoi ? des gardiens de balises ? – Non, nous sommes le sovkhoze d’élevage Abaï, le premier de la République. » Ça, on peut dire que nous avons choisi, il ne peut pas y avoir pire ! Qui dit sovkhoze, dit pouvoir et milice. Le premier de la République, par-dessus le marché ! Autrement dit, des fayoteurs…
Je presse la main de Kolia : « Je m’en vais à la barque, rejoins-moi. Avec la serviette. » Tout haut, je dis : « Nous avons eu tort de laisser nos vivres sur la rive. » Je sors dans l’entrée. Pousse la porte qui donne dehors : fermée ! Bon, c’est clair. Je reviens, secoue d’urgence Kolia et me dirige à nouveau vers la porte. Elle a été assemblée par de mauvais charpentiers, en bas il y a une planche plus courte, je passe la main par là et, le bras tendu, je tâte longuement : ah, voilà ! c’est un pieu coincé en oblique qui empêche d’ouvrir. Je le fais tomber.
Je sors. À la rive, en vitesse. La barque est à sa place. À la lumière de la pleine lune, debout, j’attends. Mais pas de Kolia en vue. Malheur de malheur ! Autrement dit, il ne veut pas se lever. Il se réchauffe une minute de plus. Ou bien on s’est emparé de lui. Il faut aller le sortir de là.
Je remonte l’escarpement. Depuis la maison, un groupe de quatre hommes se dirige vers moi, parmi eux – Jdanok. Ils marchent très près l’un de l’autre (ou bien c’est qu’ils le tiennent ?). Il crie : « Jora ! (Encore “Jora” !) Viens ici ! Ils demandent nos papiers ! » Et pas de serviette dans ses mains, alors que je lui avais ordonné de la prendre.
Je m’approche. Un nouveau type, à l’accent kazakh, demande : « Vos papiers ! » Je garde le plus possible mon calme : « Et vous, qui êtes-vous ? – Je suis le responsable de l’ordre. – Bon, bon », dis-je d’un ton encourageant. « Allons-y. Les papiers, on peut toujours les vérifier. Là-bas, dans la maison, il y a aussi plus de lumière. » Nous rentrons.
Je ramasse lentement la serviette par terre, m’approche du lumignon, évalue la meilleure façon de me dégager pour bondir dehors, et en même temps je baratine : « Les papiers, oui, toujours, volontiers. Vérifier les papiers est une chose nécessaire, quand ça s’impose. Ça ne peut pas faire de mal d’être vigilant. Au Zagotzerno, nous aussi nous avons eu un cas… » J’ai déjà la main sur la fermeture de la serviette. Ils sont agglutinés autour de moi. Et vlan ! un coup d’épaule à gauche dans le responsable de l’ordre : il va buter sur le vieux, tous deux dégringolent. Au jeune, à droite, un direct dans la mâchoire. Glapissement, cris ! Moi : « Mahmadéra ! » et, serviette en main, je franchis d’un bond une porte, puis l’autre. À ce moment, depuis l’entrée, Kolia me crie : « Jora ! Ils me tiennent ! » Il se raccroche au montant de la porte, les autres le tirent vers l’intérieur. Je le tire violemment par le bras – impossible de le leur arracher. Alors je me cale le pied contre le montant et donne une telle secousse que Kolia me passe par-dessus et que je tombe moi-même à la renverse. Immédiatement, deux d’entre eux s’abattent sur moi. Je ne comprends pas comment je réussis à me dégager de sous leurs corps. Notre précieuse serviette est restée là-bas. Je cours droit à l’escarpement et hop ! et re-hop ! Derrière, en russe : « À la hache ! à la hache ! » Sûrement pour me faire peur, autrement ils parleraient kazakh. Je sens qu’ils allongent déjà les bras jusqu’à m’attraper. Je trébuche, ça y est, je vais tomber ! Kolia est déjà à la barque. Je crie : « Pousse-la ! Et saute ! » Il pousse, j’entre en courant dans l’eau, à en avoir jusqu’aux genoux, puis je bondis dans la barque. Les Kazakhs ne se décident pas à aller à l’eau, ils courent en tous sens sur la rive : « guyr-guyr-guyr ! » Je leur crie : « Alors, bande de fumiers, vous nous avez eus ? »
Heureusement qu’ils n’ont pas de fusil. Je lance fort la barque dans le sens du courant. Ils braillent, suivent la rive au pas de course, mais une petite anse vient leur barrer la route. J’ôte mes deux pantalons, celui de la marine et celui du complet, et je les tors ; je claque des dents. « Alors, Kolia ? On s’est bien réchauffé, hein ? » Il la boucle…
Il est clair qu’à présent, il faut dire adieu à l’Irtych. À l’aube, il faudra accoster et gagner Omsk en faisant du stop. Ça n’est plus loin, du reste.
Restés dans la serviette : la « katioucha » et le sel. Et où trouver un rasoir, pour ne rien dire de la nécessité de se sécher ? Là-bas, sur la rive, une barque, une maisonnette. Sans doute un gardien de balises. Nous descendons sur la rive, frappons. On n’allume pas. Une voix grave d’homme : « Qui est là ? – Laissez-nous entrer nous réchauffer ! Nous avons failli nous noyer, notre barque s’est retournée. » On s’affaire longuement, puis on ouvre la porte. Debout sur le côté, dans la pénombre de l’entrée, un vieillard costaud, un Russe : il tient à deux mains une hache levée sur nous. Il va la laisser retomber sur le premier, impossible de l’arrêter ! « N’ayez donc pas peur, dis-je d’un ton engageant. Nous venons d’Omsk. Nous étions en mission, au sovkhoze Abaï. Nous voulions descendre en barque jusqu’au rayon d’aval, mais en amont de vous, il y a un haut-fond et des filets en place, une fausse manœuvre et nous avons versé. » Il continue à me regarder avec suspicion, sans baisser sa hache. Où l’ai-je vu, dans quel tableau ? Cette espèce de vieillard de chanson de geste : crinière blanche, tête blanche. Enfin, il réagit : « C’est-y donc que vous allez à Jélézianka ? » Bon ça, du coup nous venons d’apprendre où nous nous trouvons. « Eh oui, à Jélézianka. Mais, surtout, notre serviette est restée dans l’eau, avec 150 roubles. Nous avions acheté de la viande au sovkhoze ; à présent, bien sûr, nous n’en avons que faire. Vous nous la rachèteriez peut-être ? » Jdanok part chercher la viande. Le vieux me laisse entrer dans sa pièce d’habitation ; il y a une lampe à pétrole ; au mur, un fusil de chasse. « À présent, nous allons vérifier vos papiers. » Je m’efforce de parler avec plus de tonus : « Nous les avons toujours sur nous, heureusement que c’est dans notre poche de poitrine, ils n’ont pas été mouillés. Je suis Stoliarov, Viktor Alexandrovitch, délégué de la direction régionale de l’Élevage. » Maintenant, il faut reprendre l’initiative au plus vite : « Et vous ? – Le gardien de balises. – Vos nom et patronyme ? » À ce moment, Kolia arrive et le vieux ne parle plus de papiers. Il dit qu’il n’a pas assez d’argent pour se payer de la viande, mais qu’il peut toujours nous offrir du thé.
Nous passons chez lui une petite heure. Il nous réchauffe du thé sur des copeaux, nous donne du pain et nous coupe même un morceau de lard. Nous parlons du chenal de l’Irtych, du prix que nous avons payé la barque, de l’endroit où nous pourrons la revendre. C’est surtout lui qui parle. Il nous observe d’un vieux regard intelligent et compatissant, et il me semble qu’il comprend tout, c’est un homme, un vrai. J’ai même envie de nous découvrir à lui. Mais cela ne nous servirait de rien : visiblement, il n’a pas de rasoir, il est hirsute, comme tout ce qui pousse dans la forêt. Et c’est moins dangereux pour lui de ne pas savoir, sinon : « savait-mais-n’a-rien-dit ».
Nous lui abandonnons une partie de notre viande, il nous donne des allumettes, sort nous accompagner et nous explique, selon les endroits, de quel côté de la rivière il faut se tenir. Nous démarrons et faisons force de rames pour nous éloigner le plus possible au cours de cette dernière nuit. On a cherché à nous mettre le grappin dessus sur la rive droite, aussi, la plupart du temps, serrons-nous au plus près la rive gauche. La lune est au-dessus de notre rive, mais le ciel est pur et nous voyons, le long de la rive droite, escarpée et boisée, une embarcation descendre également le courant, simplement nous sommes plus rapides.
Ne serait-ce pas un groupe opérationnel ?… Nous prenons un cap parallèle. Je décide d’agir au culot, souque dur et me rapproche. « Ohé, pays ! Où vas-tu comme ça ? – À Omsk. – D’où ça ? – De Pavlodar. – Pourquoi si loin ? – C’est définitivement, pour y habiter. »
Pour un opérationnel, cette voix qui prononce tels quels tous les « o » est un peu simplette ; il répond volontiers, visiblement il est même content de cette rencontre. Sa femme dort dans la barque, lui tue le temps de la nuit aux avirons. Je regarde de plus près : ce n’est pas une barque mais un vrai fourgon, tout plein de trucs et de machins, débordant de baluchons.
Je réfléchis à toute allure. Notre dernière nuit, les dernières heures que nous avons à passer sur la rivière – et une pareille rencontre ! S’il déménage pour de bon, il a ici, avec lui, des vivres, de l’argent, des passeports, des vêtements et même un rasoir. Et personne n’ira jamais réclamer après eux. Il est seul, nous sommes deux, sa femme ne compte pas. Je me servirai de son passeport, Kolia changera de vêtements, il se fera passer pour la bonne femme : petite taille, visage imberbe, et la silhouette, nous la fabriquerons. On trouvera sûrement une valise dans leurs affaires, pour améliorer notre apparence de voyageurs. Et le premier chauffeur venu, ce matin même, nous déposera à Omsk.
A-t-on jamais cessé de brigander sur les fleuves russes ? Dans notre triste destin, quelle autre issue ? Après les indices que nous avons semés le long de la rivière, c’est notre unique, notre dernière chance. Dommage de prendre son bien à un brave travailleur, mais qui a jamais eu, qui aura jamais pitié de nous autres ?
Tout cela passe en un instant dans ma tête comme dans celle de Jdanok. Je me contente de lui demander à voix basse : « Hum-m-m ? » Et lui, à voix basse : « Mahmadéra ».
Je me rapproche de plus en plus et en suis déjà à serrer leur barque contre la rive escarpée, la noire forêt, je me dépêche pour ne pas le laisser parvenir au tournant de la rivière où, peut-être, la forêt s’arrêtera. Je prends une voix de commandement et ordonne :
« Attention ! Groupe opérationnel du ministère de l’Intérieur. Accostez la berge ! Contrôle d’identité ! »
Le rameur abandonne ses avirons : désarroi ou peut-être même joie d’avoir affaire à un groupe opérationnel et non à des brigands.
« À vos ordres, dit-il avec son accent, vous pouvez contrôler ici même, sur l’eau.
– Quand on vous dit “accostez”, ça veut dire “accostez”. Et en vitesse. »
Nous approchons. Nous sommes presque bord à bord. Nous sautons hors de notre barque, lui a du mal à se frayer un chemin à travers tous ses paquets, nous remarquons qu’il boite. Sa femme vient de s’éveiller : « C’est encore loin ? » Le gars me remet son passeport. « Livret militaire ? – Classé invalide, en raison d’une blessure, et rayé des rôles. Voyez, ici, le certificat… » Ce que je vois, c’est, sur leur proue, un reflet métallique : une hache. Je fais signe à Kolia de la confisquer. Kolia a une détente trop brusque pour s’emparer de la hache. La bonne femme commence à hurler, elle pressent quelque chose. Moi, sévèrement : « Qu’est-ce que c’est ce cri ? Arrêtez-moi ça. Nous recherchons des évadés. Des criminels. Et une hache, c’est aussi bien une arme. » Elle se calme un peu.
Je commande à Kolia :
« Lieutenant ! Allez voir jusqu’au poste de garde. Le capitaine Vorobiov doit s’y trouver. »
(Grade et nom me sont venus d’eux-mêmes à l’esprit, et voici pourquoi : notre copain, le capitaine cavaleur Vorobiov, est resté emprisonné au Bour d’Ekibastouz.)
Kolia saisit : aller voir là-haut s’il n’y a personne et si on peut opérer. Et il prend ses jambes à son cou. En attendant, j’interroge et examine. Avec empressement, le suspect m’éclaire de ses allumettes. Je lis les passeports et les certificats. L’âge aussi concorde : cet invalide n’a pas quarante ans. Il travaillait comme gardien de balises. Actuellement, il a vendu sa maison, sa vache. (Il a l’argent sur lui, naturellement.) Ils partent tenter leur chance. Ils n’ont pas eu assez de la journée et ont poursuivi leur voyage de nuit.
Un cas rare, un cas exceptionnel, précisément parce que nulle part on ne s’avisera de leur disparition. Mais nous, que voulons-nous ? Avons-nous besoin de leurs vies ? Non, je n’ai jamais tué mes semblables et me refuse à le faire. Un commissaire-instructeur, un oper, quand ils me martyrisent, oui certes, mais mon bras ne saurait se lever sur de simples travailleurs. Leur prendre leur argent ? Rien qu’un tout petit peu. Ça veut dire quoi : un petit peu ? De quoi se payer deux billets pour Moscou. Et se nourrir. Plus quelques broutilles de leur bataclan. Cela ne les ruinera pas. Et si on ne leur prenait pas leurs papiers ni leur barque, et qu’on convienne qu’ils ne signaleront rien ? Difficile de faire confiance ? Et puis nous, que deviendrions-nous sans papiers ?
Seulement, si nous leur piquons leurs papiers, il ne leur restera rien d’autre à faire qu’à le signaler. Et pour éviter qu’ils le fassent, il faut les ligoter ici. Et les ligoter de façon que nous ayons deux ou trois jours devant nous.
Mais alors, ça veut dire tout bonnement… ?
Kolia, de retour, me fait signe que là-haut tout va bien. Il attend de moi le « mahmadéra » ! Que faire ?
Ekibastouz et son bagne d’esclaves surgissent devant mes yeux. Il faudrait revenir là-dedans ?… Est-il possible que nous n’ayons vraiment pas le droit… ?
Et soudain – soudain quelque chose de très léger effleure mes jambes. Je regarde : quelque chose de petit, de blanc. Je me penche, je vois : c’est un chaton blanc. Il a sauté de la barque, sa petite queue, relevée, est droite comme une tige, il ronronne et se frotte à mes jambes.
Il ne connaît pas mes pensées.
Et cet attouchement du chaton me fait sentir que ma volonté est brisée. La tension de ces vingt journées, depuis notre reptation sous les barbelés, a, pour ainsi dire, claqué. Je le sens : quoi que me dise Kolia, à ce moment, je ne peux pas leur prendre la vie, je ne puis même pas m’emparer de leur argent, fruit de leur labeur.
Gardant le ton de la sévérité :
« Bon, attendez ici, nous allons décider ! »
Nous montons en haut de l’escarpement, j’ai leurs papiers en main. Je dis à Kolia ce que je pense.
Il garde le silence. Il n’est pas d’accord, mais garde le silence.
Voici comment le monde est fait : eux, ils peuvent prendre la vie de tout un chacun, sans la moindre hésitation de conscience. Mais si nous prétendons recouvrer notre liberté naturelle, on exige de nous, pour cela, à la fois notre vie et celle de tous les gens que nous aurons rencontrés en chemin.
Ils osent tout, et nous pas. Et voilà pourquoi ils sont plus forts que nous. Sans être parvenus à un accord, nous redescendons. Le boiteux est à côté de la barque. « Où est ta femme ? – Elle a pris peur, elle s’est enfuie dans la forêt. »
« Tenez, voici vos papiers. Vous pouvez poursuivre votre route. »
Il remercie. Et crie en direction de la forêt :
« Ma-aria ! Reviens ! Ce sont de bonnes gens. Nous repartons. »
D’une poussée, nous quittons la berge. Je rame rapidement. Le boiteux reprend ses esprits et crie à mon adresse :
« Camarade-chef ! Justement, hier, nous en avons vu deux : de vrais bandits. Si nous avions su, nous les aurions arrêtés, ces salauds ! »
« Alors, tu as eu pitié d’eux, comme ça ? » me demande Kolia.
Je garde le silence.
*
À partir de cette nuit-là – de l’entrée chez des gens pour nous réchauffer ou de l’apparition du chaton blanc – toute notre cavale se déglingue. Nous avons perdu quelque chose : assurance ? ténacité ? agilité d’esprit ? prise en commun des décisions ? À partir de là, juste avant d’arriver à Omsk, nous commençons à commettre erreur sur erreur et à tirer à hue et à dia. Et des évadés comme ça ne sauraient courir bien longtemps.
Au matin, nous abandonnons la barque. Passons la journée dans une meule, mais une journée inquiète. La nuit tombe. Nous avons faim. Il faudrait mettre la viande à bouillir, seulement nous avons perdu notre seau en battant en retraite. Je décide de la griller. Nous dénichons une selle de tracteur : voilà notre poêle. Et les pommes de terre cuiront sous la cendre.
Non loin se dresse une haute hutte de foin laissée par les faucheurs. Dans l’obscurcissement qui m’atteint ce jour-là, je décide, Dieu sait pourquoi, que ce sera bien de faire le feu à l’intérieur de la hutte : on ne le verra de nulle part. Kolia refuse toute perspective de dîner : « Continuons à marcher ! » C’est la brouille, rien ne colle.
J’allume bel et bien le feu à l’intérieur, mais je force sur le combustible. La hutte entière s’embrase, j’ai tout juste le temps de m’en extraire. Le feu se propage jusqu’à la meule, la meule s’embrase, celle-là même où nous avons passé la journée. Brusquement je le prends en pitié, ce foin odorant qui a été bon pour nous. Je me mets à l’éparpiller, à me rouler par terre, essayant de l’éteindre pour que le feu ne s’étende pas. Kolia reste à l’écart, il boude au lieu de m’aider.
Ça, ça s’appelle fournir un indice ! Quelle lueur ! sur je ne sais combien de kilomètres à la ronde. En outre, c’est de la diversion. L’évasion nous vaudra le même quarteron que celui que nous avons déjà. Mais pour « diversion » avec le foin d’un kolkhoze, vous êtes bon, si ça leur chante, pour la suprême.
Surtout, chaque erreur accroît les possibilités d’erreurs nouvelles, on perd son assurance, son aptitude à évaluer une situation.
La hutte a entièrement brûlé, mais les pommes de terre sont cuites. En guise de sel, de la cendre. Nous les mangeons.
Marche de nuit. Nous contournons un grand village. Trouvons une pelle. La ramassons à toutes fins utiles. Nous prenons au plus près de l’Irtych. Et butons contre une anse. Encore contourner ? Vexant. Nous fouinons – et trouvons une barque sans rames. Tant pis, la pelle en tiendra lieu. Anse traversée. Là, avec ma ceinture, je fixe la pelle dans mon dos de manière que le manche pointe vers le haut à la façon du canon d’un fusil. Pour nous donner l’air de chasseurs, dans le noir.
Peu après, une rencontre. Bond de côté. Lui : « Pétro ! – Non, ce n’est pas Pétro, tu me prends pour un autre ! »
Nous marchons toute la nuit. Dormons une fois de plus dans une meule. Réveillés par une sirène de vapeur. Nous nous extrayons : pas si loin que ça, un embarcadère. Des camions y apportent des pastèques. Omsk est proche, Omsk est proche. Il est temps de se raser et de se procurer de l’argent.
Kolia me harcèle : « Maintenant, nous sommes fichus. À quoi ça rime de partir en cavale, si c’est pour avoir pitié des gens ? Au moment où notre sort se décidait, tu les as pris en pitié. Maintenant, nous sommes fichus. »
Il a raison. Vu d’ici, ça a l’air du dernier insensé : pas de rasoir, pas d’argent, or nous avions en main l’un et l’autre, et nous ne l’avons pas pris. Guigner l’évasion pendant tant d’années, déployer tant d’astuce, ramper sous les barbelés et attendre une décharge dans le dos, ne pas boire d’eau pendant six jours, traverser le désert deux semaines durant – et tout cela pour ne pas s’emparer de ce qu’on avait à portée de la main ! Comment pénétrer dans Omsk non rasé ? Avec quel argent continuerons-nous notre voyage après Omsk ?…
Nous restons couchés tout le jour dans le foin. Pas moyen de fermer l’œil, bien entendu. Vers cinq heures du soir, Jdanok dit : « Partons maintenant, nous nous orienterons tandis qu’il fait encore jour. » Moi : « Pour rien au monde ! » Lui : « Mais enfin, ça fera bientôt un mois de passé ! Tu es trop timoré ! Je vais sortir, tiens, et partir tout seul. » Je le menace : « Fais gaffe, mon couteau n’est pas fait pour les chiens ! » Mais, naturellement, je n’irai pas le suriner.
Il se calme, reste allongé. Mais voici soudain qu’il se laisse dégringoler de la meule et s’en va. Que faire ? Arrêter les frais et se séparer ? Je saute moi aussi, je le suis. Nous allons droit devant nous, en plein jour, sur la route qui longe l’Irtych. Assis derrière une meule, nous examinons la situation : si nous rencontrons quelqu’un maintenant, il ne faudra pas le lâcher avant la nuit pour qu’il n’aille pas nous balancer. Imprudemment, Kolia se détache pour voir si la route est vide et il est repéré par un gars. Nous en sommes réduits à le héler : « Arrive ici, petite tête, on va en griller une, de chagrin ! – Qu’est-ce que c’est votre chagrin ? – Eh bien, nous étions partis, mon beau-frère et moi, en congé sur une barque, moi je suis d’Omsk, lui il travaille aux chantiers fluviaux de Pavlodar, il est serrurier. Mais en pleine nuit, la barque s’est détachée et a fichu le camp, il nous reste ça, qui était sur la rive. Et toi, qu’est-ce que t’es ? – Gardien de balises. – T’as vu notre barque nulle part ? Dans les roseaux, peut-être ? – Non. – Et où se trouve ton poste de garde ? – Tiens, là-bas. » Et il montre une maisonnette. « Eh bien, on va entrer un peu chez toi, on fera cuire de la viande. Et puis nous nous raserons. »
Nous y allons. Et il se trouve que la maison en question est celle d’un autre gardien de balises, un voisin ; la maison du nôtre est dans les trois cents mètres plus loin. Cette fois non plus, l’homme n’est pas seul. À peine sommes-nous entrés dans la maison que le voisin vient nous trouver à bicyclette, avec un fusil de chasse. Il lorgne ma barbe, me questionne sur la vie à Omsk. Moi, un bagnard, me questionner sur ce qu’est la vie en liberté ! J’invente quelque chose au petit bonheur, en gros que ça va mal avec le logement, mal avec les produits alimentaires, mal avec les produits industriels, avec ça on ne risque guère de se tromper. Il grimace, fait des objections, nous sommes tombés sur un type du Parti. Kolia prépare la soupe, il faut que nous mangions solidement par prévoyance : si ça se trouve, nous n’aurons plus d’occasion avant Omsk.
Séance éprouvante jusqu’à la tombée de la nuit. Impossible de les laisser aller, ni l’un ni l’autre. Et s’il en rapplique un troisième ? Mais les voici tous deux qui se disposent à aller placer leurs feux. Nous proposons notre aide. Le membre du Parti refuse : « J’ai deux feux à poser, en tout et pour tout, et il faut que j’aille au village, j’ai à porter du petit bois à ma famille. Mais je repasserai encore ici. » Je fais signe à Kolia : ne pas quitter des yeux le type du Parti, au moindre indice – s’éclipser. Je lui montre l’endroit où nous nous retrouverons. Moi-même, je pars avec notre gars. Depuis la barque, je fais un petit tour d’horizon, je demande combien il y a de kilomètres jusqu’à tel ou tel endroit. Nous revenons en même temps que le voisin. Voilà qui est plutôt rassurant : il n’a pas encore eu le temps de nous balancer. Bientôt, effectivement, il se ramène avec son chariot de petit bois. Mais il ne va pas plus loin et s’assoit pour goûter à la soupe de Kolia. Il ne part pas. Allons bon, que faire ? Neutraliser les deux types ? Pousser l’un dans la cave, attacher l’autre au lit ?… Ils ont tous deux des papiers, l’autre a une bicyclette et un fusil ? La voilà, la vie de cavale : la simple hospitalité ne vous suffit pas, vous devez encore prendre de force…
Soudain, un grincement de tolets. Je regarde par la fenêtre : trois types en barque, du coup ça fait cinq contre deux. Mon hôte sort, revient aussitôt chercher des bidons. Il dit : « C’est le chef qui apporte du pétrole. Bizarre qu’il se soit dérangé en personne, c’est dimanche, tout de même. »
Dimanche ! Nous avons oublié de tenir le compte des jours de la semaine, pour nous ce n’est pas leur nom qui les distinguait. C’est un dimanche soir que nous nous sommes évadés. Autrement dit, ça fait tout juste trois semaines de cavale ! Que se passe-t-il là-bas, au camp ?… La meute désespère, maintenant, de mettre la main sur nous. En trois semaines, si nous avions pu foncer en voiture, depuis longtemps déjà nous aurions pu nous installer quelque part en Carélie, en Biélorussie, avoir un passeport, travailler. Et, avec de la chance, un peu plus à l’ouest encore… Et comme ce serait vexant, vraiment, de devoir se rendre à présent, au bout de trois semaines !
« Dis donc, Kolia, on s’en est mis plein la lampe, ça ne serait pas le moment de se soulager ? » Nous sortons dans les buissons et surveillons : notre hôte vient prendre le pétrole apporté par la barque, le voisin membre du Parti le rejoint. Ils se disent quelque chose, mais nous n’entendons rien.
Voilà la barque du chef repartie. J’envoie dare-dare Kolia à la maison pour ne pas laisser les gardiens parler de nous en tête à tête. De mon côté, je vais sans bruit jusqu’à la barque de notre hôte. Pour éviter de faire sonner la chaîne, je m’arc-boute et arrache carrément le piquet. Je calcule : si le chef des gardiens est parti faire rapport sur nous, il y a sept kilomètres jusqu’au village, ça fait une quarantaine de minutes. Si le village abrite des pattes d’épaule rouges, le temps qu’ils soient prêts et rappliquent ici en voiture, ça fait encore une quinzaine de minutes.
Je regagne la maison. Le voisin s’incruste, il fait la conversation. Vraiment bizarre. Il va donc falloir les cueillir tous les deux d’un coup. « Dis donc, Kolia, si on allait se laver avant de dormir ? » (il faut se concerter). À peine sortis, nous entendons un piétinement de bottes dans le silence. Nous nous penchons et, se détachant sur le ciel blafard (la lune n’est pas encore levée), nous voyons des gens courir, en cordon, devant les buissons : ils encerclent la maisonnette.
Je souffle à Kolia : « À la barque ! » Je cours au fleuve, boule du haut de l’escarpement, tombe, et me voilà déjà près de la barque. La vie se compte en secondes, mais Kolia n’est pas là ! Où, où donc a-t-il été se fourrer ? Et impossible de le laisser tomber.
Enfin, longeant la berge, quelqu’un court dans le noir, droit vers moi. « Kolia, c’est toi ? » Une flamme ! Un coup de feu à bout portant ! D’un saut de cascadeur (bras en avant), je bondis dans la barque. Rafales de mitraillette du haut de l’escarpement. Cris : « On en a descendu un. » Ils se penchent : « Blessé ? » Je gémis. Ils m’extraient de la barque, m’emmènent. Je boite (estropié, ils me battront moins). Dans le noir, sans être vu, je jette dans l’herbe les deux couteaux.
En haut, les pattes d’épaule rouges me demandent mon nom. « Stoliarov. » (Si ça se trouve, j’arriverai encore à me dépatouiller. Je ne veux donc pas dire mon nom, ça serait la fin de ma liberté.) Ils me frappent au visage : « Ton nom ! – Stoliarov. » Ils me traînent dans l’isba, me déshabillent jusqu’à la ceinture, me lient les bras derrière le dos au moyen d’un fil électrique qui s’incruste dans ma peau. Ils m’appuient leurs baïonnettes sur le ventre. Un filet de sang sourd sous l’une d’elles. Le milicien, lieutenant Sabotajnikov, qui m’a capturé, me fourre son revolver sous le nez, je vois le chien levé. « Ton nom ! » Bon, bon, inutile de résister. Je le leur dis. « Où est l’autre ? » Il agite son revolver, les baïonnettes s’enfoncent plus profondément : « Où est l’autre ? » Je me réjouis pour Kolia et répète : « Nous étions ensemble, il a sans doute été tué. »
Arrive un oper à liserés bleus, un Kazakh. D’une poussée il me culbute, ligoté, sur le lit, et entreprend, à moitié couché comme je suis, de me frapper régulièrement la figure, de la main droite, de la gauche, de la droite, de la gauche, on croirait qu’il nage. À chaque coup, ma tête donne contre le mur. « Où est ton arme ? – Quelle arme ? – Vous aviez un fusil, on vous a vus cette nuit. » Ça, c’est le chasseur de cette nuit, lui aussi nous a donnés… « Mais c’était une pelle, pas un fusil ! » Il ne me croit pas, il frappe. Soudain, je me sens léger : c’est que je perds connaissance. Quand je reviens à moi : « Gare à toi : si jamais l’un des nôtres est blessé, on t’achève sur place ! »
(On aurait dit qu’ils le sentaient : Kolia était bel et bien en possession d’un fusil ! Les choses furent tirées au clair plus tard. Quand j’avais dit à Kolia : « À la barque ! », il avait détalé dans l’autre sens, dans les buissons. Il m’expliqua qu’il n’avait pas compris… Pensez-vous ! tout le jour il avait brûlé du désir de faire bande à part, et c’est ce qu’il avait fait. Et il avait retenu l’existence de la bicyclette. Au bruit des coups de feu, il s’éloigne le plus possible du fleuve, rampe en arrière, jusqu’à l’endroit d’où nous étions partis vers cinq heures. À ce moment, la nuit est tombée pour de bon et, pendant que leur meute s’attroupe autour de moi, il se redresse de toute sa taille et prend ses jambes à son cou. Il court et pleure, pensant qu’on m’a tué. Toujours courant, il arrive à la seconde maisonnette, celle du voisin. D’un coup de pied il enfonce la fenêtre, se met à chercher le fusil. En tâtonnant, il le trouve accroché au mur, ainsi qu’un sac de cartouches. Il charge. Son idée, dit-il, était la suivante : « Si je nous vengeais ? Si j’allais faire un carton sur eux pour venger Jora ? » Puis il se ravise. Il trouve le vélo, une hache. Il fend la porte de l’intérieur, met une provision de sel dans le sac (c’est ce qui lui semble le plus important, à moins qu’il n’ait pas le temps de réfléchir) et il s’en va, suivant d’abord un chemin vicinal, puis traversant le village, à la barbe des soldats. Lesquels n’y voient que du feu.)
Quant à moi, toujours ligoté, on me dépose dans une télègue ; deux soldats s’assoient sur moi et me conduisent comme ça jusqu’au sovkhoze, à deux ou trois kilomètres de là. Là, il y a le téléphone grâce auquel le garde forestier (qui se trouvait dans la même baraque que le gardien-chef des balises) a appelé les pattes d’épaule rouges ; c’est pour ça qu’ils ont rappliqué si vite, grâce au téléphone, et ça, je n’y avais pas pensé.
Entre ce garde forestier et moi se produit ici une petite scène à première vue désagréable à raconter, mais caractéristique pour quelqu’un que l’on vient de capturer : j’ai à faire un petit besoin, et il faut bien que quelqu’un m’aide, et de façon très intime, puisque j’ai les deux bras ligotés derrière le dos. Pour éviter d’avoir à s’humilier, les porteurs de mitraillettes ordonnent au garde forestier de sortir avec moi. Nous nous éloignons un peu dans l’obscurité et là, tandis qu’il me prête main-forte, il me demande pardon de m’avoir trahi. « C’est ma fonction qui veut ça. Je n’ai pas pu faire autrement. »
Je ne réponds rien. Qui peut trancher ? Avec ou sans fonction, on nous a trahis. Tous nous ont trahis tout au long de notre chemin, sauf cet antique vieillard à la blanche crinière.
Dans une isba au bord de la grand-route, je suis assis torse nu, ligoté. J’ai très envie de boire, on ne me donne rien. Les pattes d’épaule rouges arborent des gueules féroces, chacun saisit l’occasion de m’allonger un coup de crosse. Mais ici, ça ne serait pas si simple de me tuer : ils peuvent tuer en petit comité, quand il n’y a pas de témoins. (On peut comprendre pourquoi ils sont si montés. Ça fait combien de jours qu’ils avancent en cordon dans l’eau, dans les roseaux, sans se reposer, et qu’ils mangent froid, rien que des conserves !)
Dans l’isba, toute la famille est réunie. Les mômes me regardent avec curiosité, mais ils ont peur de s’approcher, ils tremblent même. Le lieutenant de la milice est assis, boit de la vodka avec le maître de maison, content de son succès et satisfait des perspectives de récompense. « Tu sais qui c’est ? » se vante-t-il auprès du maître de maison. « C’est un colonel, un célèbre espion américain, un bandit important. Il voulait se réfugier à l’ambassade des États-Unis. Ils tuaient et mangeaient les gens sur leur route. »
Peut-être y croit-il lui-même. Ces bruits sur notre compte sont répandus par le MVD pour qu’il soit plus facile de nous capturer, pour que tout le monde nous dénonce. Peu leur est l’avantage du pouvoir, de l’arme, de la rapidité de déplacement : il leur faut encore la rescousse de la calomnie.
(Cependant que, sur la route qui longe l’isba, comme si de rien n’était, passe à vélo Kolia, le fusil en bandoulière. Il voit l’isba brillamment éclairée, sur le perron des soldats en train de fumer, bruyants, et, devant la fenêtre, moi à demi nu. Et il appuie sur les pédales en direction d’Omsk. Autour des buissons, là où on m’a pris, toute la nuit encore on verra des soldats allongés, qui, le matin venu, vont ratisser l’endroit. Nul ne sait encore que de la maison du gardien de balises voisin ont disparu une bicyclette et un fusil, le propriétaire a sûrement filé s’en jeter un et fanfaronner.)
Après avoir bien joui de son succès, sans précédent à l’échelle locale, le lieutenant de la milice donne des instructions pour qu’on me transporte au village. On me re-fourre dans la télègue, on me mène à la KPZ : où ne vont-elles pas se nicher ! il y en a une auprès de chaque soviet rural. Deux soldats armés de mitraillettes montent la garde dans le couloir, deux autres sous ma fenêtre ! pensez donc : un colonel espion américain ! On m’a délié les bras, mais on m’ordonne de rester couché par terre, en plein milieu de la pièce, et de ne pas m’approcher d’un mur. C’est ainsi, torse nu par terre, que je passe cette nuit d’automne.
Au matin arrive un capitaine, qui me vrille des yeux. Il me jette ma tunique (le reste de mes affaires a déjà été bu). Sans hausser la voix et en surveillant des yeux la porte, il me pose une étrange question :
« D’où est-ce que tu me connais ?
– Je ne vous connais pas.
– Mais comment as-tu appris que les recherches étaient dirigées par le capitaine Vorobiov ? Est-ce que tu sais, espèce de salaud, dans quels beaux draps tu m’as mis ? »
Il s’appelle Vorobiov ! Et il est capitaine ! Cette nuit, là-bas, lorsque nous nous faisions passer pour un groupe opérationnel, j’ai mentionné le capitaine Vorobiov, et le gars que j’ai épargné a tout rapporté, scrupuleusement. Et maintenant le capitaine a des ennuis ! Si le chef des poursuivants est lié à un évadé, comment s’étonner, après, qu’il se passe trois semaines avant qu’on puisse lui mettre la main dessus !…
Arrive encore une meute d’officiers, ils me crient après et m’interrogent entre autres sur Vorobiov. Je leur dis que c’est un hasard.
De nouveau on me lie les mains avec un fil de fer, on enlève les lacets de mes chaussures et on me conduit de jour à travers le village. Faisant le cordon, une vingtaine de soldats armés de mitraillettes. Le village est sorti en foule, les bonnes femmes branlent la tête, les gamins nous suivent en courant, ils crient :
« Un bandit ! On l’emmène pour le fusiller ! »
Le fil de fer me scie les mains, à chaque pas mes souliers me tombent des pieds, mais je lève haut la tête et regarde les gens fièrement, ouvertement, pour qu’ils voient que je suis un honnête homme.
Si on me conduit ainsi, c’est à titre de démonstration, pour que ça leur entre bien dans la tête, à toutes ces bonnes femmes et à toute cette marmaille (vingt années durant, il va encore courir là des légendes sur mon compte). Au bout du village, on me pousse dans la simple caisse nue d’un camion, aux vieilles planches semées d’échardes. Cinq porteurs de mitraillette s’assoient dos à la cabine pour ne pas me quitter des yeux.
Et voici que tous ces kilomètres qui nous réjouissaient tant, ces kilomètres qui nous séparaient du camp, à présent, je suis destiné à les rembobiner. Et en trajet automobile, avec tous les détours, il y en a bien dans les cinq cents. On me met des menottes aux poignets, serrées à l’extrême. Les mains – derrière le dos, rien pour me protéger le visage. Couché ainsi, je ne suis plus un homme, je suis une bûche. C’est d’ailleurs comme ça qu’ils nous appellent.
Et la route est en mauvais état, il pleut, il pleut, le camion saute sur les fondrières. À chaque choc, ma tête, mon visage rabotent le plancher du camion, je suis couvert d’égratignures, d’échardes enfoncées. Quant à mes mains, loin de pouvoir porter secours à mon visage, elles sont particulièrement sciées dans les cahots, comme si les menottes étaient en train de les détacher des bras. J’essaie de ramper sur les genoux jusqu’à la ridelle et de m’asseoir en m’y adossant. En vain : je n’ai rien pour me retenir et au premier choc un peu brutal, je suis précipité n’importe où dans la caisse et rampe comme je peux. Parfois je suis soulevé et me cogne si fort contre les planches qu’on dirait que les intestins me quittent le corps. Impossible de rester sur le dos : ça m’arrache les mains. Je me renverse sur le côté : mauvais. Je roule sur le ventre : mauvais. J’essaie de me tordre le cou et de relever la tête de façon à la tenir à l’écart des chocs. Mais le cou se fatigue, la tête retombe et mon visage martèle les planches.
Et les cinq hommes d’escorte contemplent mes tourments avec indifférence.
Ce voyage contribuera à leur éducation spirituelle.
Aux arrêts, le lieutenant Iakovlev, qui voyage dans la cabine, vient jeter un coup d’œil dans la caisse et rigole : « Alors, pas encore évadé ? » Je lui demande qu’on me permette de faire mes besoins, il s’esclaffe : « Tu peux toujours faire dans ton froc, on ne t’empêche pas ! » Je lui demande de m’enlever les menottes, il rigole : « Tu n’es pas tombé sur un type comme celui qui t’a laissé franchir la zone sous son nez. Avec moi, tu ne serais déjà plus en vie. »
La veille, je me réjouissais parce qu’on m’avait tabassé, mais pas encore, somme toute, « comme je l’avais mérité ». Mais à quoi bon s’abîmer les poings si tout le travail doit être fait par la caisse du camion ? Sur toute la surface de mon corps, il ne reste plus d’endroit non déchiré et qui ne me fasse mal. J’ai les mains sciées. La tête qui éclate de douleur. Le visage meurtri de coups, tout planté d’échardes arrachées aux planches, la chair à vif3.
Nous roulons tout le jour et presque toute la nuit.
Alors que j’avais cessé de me battre contre la caisse et que, totalement privé de sentiment, je laissais désormais ma tête se cogner aux planches, un soldat d’escorte n’y tint plus : il me glissa un sac sous la tête, allégea, sans se faire remarquer, la tension des menottes et, se penchant, me chuchota : « T’en fais pas, nous arrivons bientôt, sois patient. » (Où est-ce qu’il a été chercher ça, le gars ? Par qui a-t-il été élevé ? Sûrement pas, on peut l’affirmer, par Maxime Gorki, ni par le commissaire politique de sa compagnie.)
Ekibastouz. Cordon de troupe. « Sors de là ! » Impossible de me lever. (D’ailleurs, si j’avais pu, ils se seraient fait sur-le-champ un plaisir de me dérouiller.) Ils rabattent la ridelle, me tirent par terre. Les surveillants aussi se rassemblent pour me contempler, pour se payer ma tête. « Va donc, eh, agresseur ! » crie quelqu’un.
On me traîne à travers le poste de garde, et au trou. On ne me flanque pas dans une individuelle, mais tout de suite en cellule commune, pour que les amateurs de liberté puissent me contempler.
Dans la cellule, avec ménagement, on me porte de mains en mains et me dépose sur une des couches supérieures du châlit. Seulement, ils n’ont rien à manger jusqu’à la ration de pain du matin.
Kolia, cette nuit-là, continue de rouler vers Omsk. Chaque fois qu’il aperçoit de loin les phares d’une voiture, il file de côté, avec la bicyclette, dans la steppe où il s’allonge. Parvenu à une ferme isolée, il s’introduit dans le poulailler et assouvit son rêve de cavaleur : il tord le cou à trois poules, les dépose dans son sac. Et lorsque les autres se lancent dans un concert de caquets, il détale au plus vite.
Ce manque d’assurance qui nous avait fait vaciller après nos grandes erreurs, à présent que j’ai été capturé, exerce une emprise encore plus forte sur Kolia. Inconstant, sensible, il continue son évasion en plein désespoir, sans trop bien comprendre ce qu’il faut qu’il fasse. Il n’arrive pas à prendre conscience des choses les plus simples : la disparition du fusil et de la bicyclette est naturellement déjà constatée, ces objets, désormais, ne lui servent plus à donner le change, il convient de s’en débarrasser dès le matin comme trop voyants ; ensuite, pour aborder Omsk, il faut qu’il s’y prenne non pas de ce côté-là, et pas par la route carrossable, mais en contournant la ville de loin par les terrains vagues et les arrières. Quant au fusil et à la bicyclette, il devrait les vendre rapidement, ça lui ferait de l’argent. Au lieu de cela, il reste caché la moitié de la journée dans des buissons proches de l’Irtych, mais, de nouveau, il ne tient pas le coup jusqu’à la nuit et part en vélo sur des sentiers longeant la rivière. Il est fort possible qu’on ait déjà fait connaître son signalement par la radio locale, en Sibérie on est beaucoup moins gêné par cette pratique que dans la partie européenne de l’URSS.
Il arrive à une maisonnette, entre. Une vieille et sa fille d’une trentaine d’années. En outre il y a la radio. Par une coïncidence étonnante, une voix chante :
Le vagabond qui a fui Sakhaline
Par un étroit sentier de bête…
Kolia faiblit, des larmes perlent. « Qu’est-ce que c’est, ton chagrin ? » lui demandent les deux femmes. Devant cette sympathie, Kolia pleure à chaudes larmes. Elles entreprennent de le consoler. « Je suis seul. Abandonné par tout le monde. – Eh bien, marie-toi », mi-plaisante, mi-sérieuse, sait-on jamais, lui dit la vieille. « Ma fille est célibataire elle aussi. » Kolia s’amollit encore plus, commence à dévisager la fille à marier. Celle-ci donne un tour pratique à la conversation : « Tu payes la vodka ? » Kolia racle ses malheureux derniers roubles, ça ne fait pas le compte. « Bon, je compléterai. » Exit la fille. « J’y pense ! se rappelle Kolia, mais j’ai tiré des perdrix. Fais donc cuire ça, la mère, ça fera un repas de fête. » La bonne femme les prend : « Mais c’est que c’est des poules ! – Ah bon, faut croire que j’ai pas distingué en tirant. – Mais d’où vient qu’elles ont le cou tordu ?… »
Kolia demande à fumer : la vieille, pour son gros tabac, réclame de l’argent au prétendant. Kolia ôte sa casquette, la vieille se met dans tous ses états : « Dis donc, tu ne serais pas un prisonnier, des fois, avec ta tête rasée ? Va-t’en pendant que tu es entier. Sinon, quand ma fille sera de retour, nous te livrerons ! »
Et Kolia roule dans sa tête cette pensée : pourquoi avons-nous eu pitié des pékins sur l’Irtych, alors qu’eux, les pékins, n’ont jamais pitié de nous ? Il décroche du mur une veste « moscovite », très chaude, (dehors, il commence à faire froid, or il n’a sur lui que son complet) et l’enfile : on la dirait faite pour lui. La bonne femme crie : « Je te livre à la milice ! » Et Kolia, par la fenêtre, voit la fifille qui arrive, quelqu’un l’accompagne à bicyclette. Elle a déjà eu le temps de le balancer !
Autrement dit : « Mahmadéra ! » Il saisit son fusil et ordonne à la vieille : « Dans le coin ! Couchée ! » Il s’adosse au mur, laisse entrer les deux autres par la porte et commande : « Couchés ! » Et à l’homme : « Toi, tu vas me donner tes bottes comme cadeau de mariage ! Enlève-les l’une après l’autre ! » L’autre, devant le fusil braqué sur lui, enlève ses bottes, Kolia les enfile après avoir largué les godasses du camp, et il menace d’assaisonner le premier qui sortirait derrière lui.
Et il part à vélo. Mais l’homme se lance à sa poursuite sur le sien. Kolia saute à terre et épaule son fusil : « Stop ! Lâche ton vélo ! Recule ! » Il le fait reculer, s’approche du vélo de l’autre, lui casse des rayons, lui crève un pneu d’un coup de couteau, et repart.
Bientôt il débouche sur la route carrossable. Devant lui, Omsk. Il y roule tout droit. Voici un arrêt d’autobus. Dans des potagers, des bonnes femmes ramassent leurs pommes de terre. Une moto et son side-car lui collent aux fesses, avec trois ouvriers en vestes ouatées. Elle roule sans histoire, mais fonce soudain sur Kolia et le renverse avec le side-car. Les gars bondissent de la moto, se ruent sur Jdanok et lui frappent la tête avec un pistolet.
Depuis un potager, des bonnes femmes se mettent à hurler : « Pourquoi vous lui cognez dessus ? Qu’est-ce qu’il vous a fait !? »
Effectivement : qu’est-ce qu’il leur avait fait ?…
Mais impossible d’expliquer au peuple qui a fait et fera encore quoi à qui. Sous les vestes ouatées des trois gars apparurent des uniformes militaires (un groupe opérationnel, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, montait la garde à l’entrée de la ville). Et il fut répondu aux bonnes femmes : « C’est un assassin. » Le plus simple. Et les bonnes femmes, confiantes en la Loi, s’en retournèrent déterrer leurs patates.
Quant au groupe opérationnel, toutes affaires cessantes, il demanda à l’évadé sans le sou s’il avait de l’argent. Kolia, honnêtement, dit que non. Ils se mirent à chercher, et, dans l’une des poches de sa nouvelle veste « moscovite », trouvèrent 50 roubles. Après les lui avoir confisqués, ils allèrent dans un restaurant où ils les mangèrent et les burent. Au demeurant, ils donnèrent aussi à manger à Kolia.
C’est ainsi que nous avons jeté l’ancre en prison pour un bon bout de temps, le procès n’a eu lieu qu’en juillet de l’année suivante. Neuf mois durant nous avons gonflé à la prison du camp, de temps à autre on nous traînait à l’instruction. Celle-ci était conduite par le chef du régime pénitentiaire Matchékhovski et par le délégué opérationnel, lieutenant Weinstein. L’instruction visait à établir ce qui suit : qui nous avait aidés parmi les détenus ? qui d’entre les pékins, « de connivence avec nous », avait coupé le courant au moment de notre évasion ? (Nous ne leur avons certes pas expliqué que notre plan était tout autre et que l’extinction des lumières n’avait fait que nous gêner.) Où se trouvait notre planque à Omsk ? Par le franchissement de quelle frontière nous proposions-nous de continuer notre évasion ? (Ils ne pouvaient pas admettre que des gens veuillent rester dans leur patrie.) « Nous voulions aller jusqu’à Moscou, au Comité central, leur parler des arrestations criminelles, un point c’est tout ! » Ils ne nous croyaient pas.
Sans rien avoir obtenu d’« intéressant », ils nous appliquèrent l’habituel bouquet de l’évadé : article 58-14 (sabotage contre-révolutionnaire) ; article 59-3 (banditisme) ; oukase des « quatre sixièmes », article « 1-2 » (vol perpétré par une bande de malfaiteurs) ; même oukase, article « 2-2 » (brigandage conjugué à violence dangereuse pour la vie) ; article 182 (fabrication et port d’arme blanche).
Mais toute cette terrifiante chaîne d’articles ne nous menaçait pas de fers plus lourds que ceux dont nous étions déjà chargés. La répression judiciaire, qui avait depuis longtemps débordé toute limite raisonnable, nous promettait pour ces articles les mêmes vingt-cinq ans dont pouvait écoper le baptiste pour sa prière, et que nous avions déjà avant toute évasion. Si bien qu’à présent nous devions simplement dire lors des appels : « expiration du temps de peine » non plus en 1973, mais en 1975. Comme si, en 1951, nous étions à même de sentir la différence !
Il n’y eut qu’un seul tournant menaçant au cours de l’instruction : ce fut lorsqu’on nous promit de nous juger en tant que fauteurs d’attentats économiques. Ces mots innocents étaient plus dangereux que les éculés « saboteur, bandit, brigand » et autres « voleurs ». Ils ouvraient la possibilité de la peine capitale, introduite une année auparavant.
Fauteurs d’attentats, nous l’étions parce que nous avions attenté à l’économie de notre État populaire. Comme nous l’expliquèrent les commissaires-instructeurs, le montant des dépenses engagées pour notre capture s’élevait à cent deux mille roubles ; pendant plusieurs jours, certains chantiers de travail avaient été délaissés (les détenus n’y étant pas conduits parce que leurs escortes avaient été affectées à la poursuite) ; vingt-trois véhicules automobiles chargés de soldats avaient sillonné les steppes nuit et jour et dépensé en trois semaines la dotation annuelle d’essence ; des groupes opérationnels avaient été dépêchés dans toutes les villes et cités ouvrières ; enfin, avait été proclamé un avis de recherche à l’échelle de toute l’Union et expédiées dans tout le pays quatre cents photos de moi et quatre cents de Kolia.
Nous écoutâmes toute cette énumération avec fierté…
Ainsi donc, nous écopâmes chacun de vingt-cinq ans.
Lorsque le lecteur prendra en main le présent livre, nos temps de peine n’auront sûrement pas encore expiré… »
Avant que le lecteur n’ait pris en main ce livre, Guéorgui Pavlovitch Tenno, athlète et même théoricien de l’athlétisme, est mort le 22 octobre 1967 d’un cancer qui avait soudainement fondu sur lui. Il eut à peine assez de vie grabataire pour relire ces chapitres et les corriger de ses doigts déjà engourdis. Non, ce n’est pas ainsi qu’il se représentait ni qu’à ses amis il promettait sa mort ! Comme autrefois sur un plan d’évasion, de même aujourd’hui il s’enflammait à la pensée de mourir au combat. Il disait qu’en mourant il entraînerait obligatoirement à sa suite une dizaine d’assassins, dont le premier d’entre eux : Viatchik le Brèche-Dent (Molotov) et aussi, obligatoirement, Khvat (le commissaire-instructeur de l’affaire Vavilov). Ce ne serait pas là « assassiner », ce serait « exécuter » puisque les lois de l’État protègent les assassins. « Vos premiers coups de feu tirés, votre vie est déjà rachetée, disait Tenno, et c’est avec joie que vous dépassez le plan. » Mais la maladie l’a atteint tout à coup, sans lui laisser le temps de chercher une arme et le privant instantanément de toutes ses forces. (Du reste, aurait-il pu tuer ? L’histoire du chaton blanc ne se serait-elle pas reproduite ?) Déjà malade, Tenno alla déposer mes lettres au Congrès des écrivains dans diverses boîtes aux lettres de Moscou. Il a voulu être enterré en Estonie. Le pasteur était lui aussi un ancien reclus – à la fois des camps de Hitler et de ceux de Staline.
Quant à Molotov, il reste impuni, feuillette les vieux journaux et écrit ses mémoires de bourreau. Khvat, lui, dépense paisiblement sa pension de retraite au 41 de la rue Gorki.
En outre, après l’évasion de Tenno, on bannit pour un an (en raison du malencontreux sketch) toute activité artistique d’amateur à la KVTch.
Parce que la culture, certes, c’est bien. Mais la culture doit servir la cause de l’oppression, non celle de la liberté.
1- Il y en a pas mal de ce genre au Kazakhstan, datant des années 1930-1933. Boudionny, pour commencer, a parcouru le pays avec sa cavalerie (jusqu’à présent, dans tout le Kazakhstan, il n’y a pas un seul kolkhoze qui porte son nom, pas un seul portrait de lui), ensuite il y a eu la famine.
2- N’est-ce pas ainsi que nos oppresseurs, en nous faisant périr, en même temps nous haïssent ?
3- Par-dessus le marché, Tenno est hémophile. Il est allé au-devant de tous les risques que comportent les évasions, alors qu’une seule égratignure pouvait lui coûter la vie.